Un ange de la mort silencieux et brûlant

Herculanum
25 octobre 79 après J.-C., 1 heure du matin
12 heures depuis le début de l’éruption

CONTICUERE OMNES

Tous se turent.

La colonne volcanique est haute de 30 kilomètres. Chaque seconde, elle éjecte en moyenne 200 000 tonnes de fragments de magma. Les bulles gazeuses occupent la moitié de la chambre magmatique.

À partir de maintenant, et pour plusieurs heures, le panache éruptif va hésiter entre deux états : dans le premier cas, il sera suffisamment léger pour maintenir son équilibre, bien qu’il soit parfois chancelant ; dans le second, il n’y aura plus assez d’air dans la colonne et il s’effondrera, formant alors des nuées ardentes qui emporteront des milliers de personnes.

La première fois, il s’affaisse d’un coup d’une bonne dizaine de kilomètres. Pour visualiser la scène, il suffit de repenser à la tragédie du World Trade Center et aux immenses murs de poussière dans les rues de New York quand les tours se sont écroulées. En vulcanologie, on parle alors de « surge » ou de « déferlante volcanique ». Les scientifiques ont numéroté les différentes phases d’effondrement de la colonne éruptive : il y en a eu six.

L’avalanche meurtrière qui fonce à présent sur Herculanum est donc la surge 1. Elle se déplace à une vitesse d’environ 100 kilomètres à l’heure et sa température interne est de 500 à 600 degrés Celsius. Le plus frappant, c’est qu’elle progresse sans faire de bruit — silencieuse tel un ange de la mort.

Dans la nuit, personne ne la voit venir. Et si certains aperçoivent son rougeoiement au dernier moment, c’est trop tard. Deux, trois secondes lui suffisent pour traverser la ville et dévaler les cardines en direction de la plage. Composé essentiellement de cendres et de gaz, ce souffle brûlant n’emporte pas les obstacles qu’il rencontre ni ce qu’il extermine sur son passage : il laisse tout en place.

Avant d’atteindre la mer, il tue les rares personnes restées chez elles. Les archéologues retrouveront trente-deux corps (moins de 1 pour cent de la population), parmi lesquels celui du gardien du collège des augustales. Il meurt sur le coup dans son sommeil, avant d’être carbonisé par le plafond en flammes qui s’écroule sur lui.

Vient le tour des Herculanéens réfugiés dans le vestiaire de la section masculine des Thermes centraux : quatre hommes dont un jeune, plus une femme et un enfant. Contrairement aux autres, l’un des corps est calciné uniquement du côté gauche, tout simplement parce qu’il se trouvait près de l’entrée quand l’avalanche est passée.

La victime suivante est un homme de condition modeste, un esclave peut-être, surpris par la surge au premier étage d’un bâtiment que l’on appellera « maison du Squelette ».

Et la déferlante pyroclastique poursuit sa course assassine : le prochain sur sa liste est le fils d’un gemmarius spécialisé dans les cornalines et les bagues cachets. Il est âgé d’une quinzaine d’années. C’est peut-être son père qui lui a demandé de retourner au magasin pour récupérer des pierres. On l’a retrouvé dans un petit dégagement entre la boutique et la cuisine, tentant désespérément d’échapper à la mort en se cachant la tête sous le lit.

Sont tués ensuite le bébé dans son berceau, son père, sa mère et quatre autres personnes, tous réfugiés dans la demeure de Marcus Pilius Primigenius Granianus, à proximité de la plage.

Il faut savoir que dans sa folie meurtrière la surge 1 détruit également les couleurs. Dans quantité de maisons, le jaune devient du rouge. C’est une réaction chimique classique due à la température extrêmement élevée. En perdant de l’eau, en effet, la limonite (ocre jaune) se transforme en hématite (un minéral rouge brun). Aussi les cheveux blonds des statues virent-ils au roux en moins d’une seconde. On voit encore les traces rouges dessinées par l’air incandescent sur le jaune des fresques. Ce phénomène a conduit certains chercheurs à affirmer que le rouge pompéien n’avait jamais existé, mais cette théorie n’est pas crédible étant donné que l’on peut admirer la fameuse couleur dans bien des endroits qui n’ont pas été soumis à l’extrême chaleur d’une surge — à Pompéi sous les ponces, dans toute la région du Vésuve et sur d’autres sites romains, y compris dans la capitale.

La déferlante arrive maintenant au bout de sa course et s’abat sur la plage d’Herculanum, ne laissant aucun survivant. Essayons d’éprouver nous-mêmes ce qu’ont ressenti ces pauvres gens.

Mettons-nous, par exemple, dans la peau d’un légionnaire. Il observe les réfugiés dans les hangars à bateaux. Chacun tente de rester calme. On distingue quelques visages dans le noir, à la lueur des lampes à huile. Certains bavardent à voix basse ; une femme berce son enfant ; un homme essaie de redonner courage à un parent visiblement abattu.

Dans l’obscurité, les flots mugissants se soulèvent, les vagues s’écrasent avec fracas sur le rivage. Des éclairs déchirent le ciel, révélant par instants le panache éruptif de plus en plus haut. Il semble s’étendre sur toute la surface du ciel. Dans la partie basse, en contact avec la masse sombre du Vesuvius, on distingue des veines rouges que l’on percevait à peine durant la journée. On dirait la forge d’un géant enveloppée de fumée.

Le légionnaire sent tout à coup quelque chose et se retourne. Le volcan a disparu ! La colonne aussi, laissant la place au tableau noir de la nuit sur lequel se détachent des lueurs rougeâtres, comme suspendues au-dessus de la ville. Le bruit des battants de portes qui claquent et des vitres qui volent en éclats retentit dans un concert assourdissant qui finit par couvrir le rugissement de la tempête. En une fraction de seconde un souffle brûlant jette l’homme à terre. C’est comme une gifle d’une force inouïe. Il ressent une chaleur et une douleur indicibles dans tout son corps, une fulgurance dans la tête, et puis plus rien.

Sur un navire marchand ancré au large, la vigie assiste à la même scène sous un autre angle : la ville disparaît soudain dans des ténèbres sillonnées d’une myriade de lucioles rouges — les flammèches incandescentes du flux pyroclastique. Le marin n’en croit pas ses yeux : Herculanum s’est volatilisée !

Mais l’avalanche ne s’est pas arrêtée au bord de l’eau. Les lucioles se rapprochent et s’élargissent en éventail sur la mer. L’homme entend le grésillement de l’eau qui s’évapore au contact de la surge. Une chaleur intense le consume. Les voiles prennent feu instantanément. Le bois est carbonisé. L’huile des amphores entreposées dans la cale s’enflamme, transformant le bâtiment en une énorme boule de feu. Devenu le jouet de cet étrange rapport de forces entre la nuée ardente et l’eau glaciale, le vaisseau flotte un moment telle une torche avant de sombrer dans les abysses.

Et sur la plage, quel terrible tableau s’offre à nous ?

Deux mille ans plus tard, la vue des squelettes enlacés ou recroquevillés sous les voûtes des hangars à bateaux est terriblement poignante. Sachez toutefois que les vrais squelettes reposent dans les entrepôts du site. Cette reconstitution n’en montre pas moins toute l’horreur d’une mort atroce mais instantanée.

Parmi les ossements, les archéologues ont retrouvé une multitude d’objets émouvants qui nous parlent de leurs propriétaires : des clefs de maison, des bagues et d’autres bijoux, des flacons de parfum, des monnaies d’argent ou de bronze soudées les unes aux autres, une tirelire d’enfant avec quelques pièces, les restes d’un chapeau de laine, un coffret contenant des instruments de chirurgien, une petite plaque avec gravé dessus le nom de l’esclave qui la portait, sans parler du glaive et du poignard du légionnaire. Cette dernière découverte est intéressante. Elle nous apprend que sur 296 personnes une seule était armée. Malgré l’urgence de la situation, ce n’était pas dans leur mentalité. Le port d’armes était d’ailleurs interdit par la loi depuis les massacres perpétrés pendant les guerres civiles. La société romaine était beaucoup moins violente que celles du Moyen Âge ou de la Renaissance, quand l’on sortait facilement les couteaux. La justice et la légalité étaient des piliers de cette civilisation antique, rappelant en cela les démocraties occidentales modernes.

Mais revenons à ce qui se passe juste après le passage de la déferlante pyroclastique. Les gens restés sur la plage ont été brûlés vifs. Dans les hangars, la chaleur intense a provoqué un choc thermique, terrassant tous ceux qui s’y étaient réfugiés. Il a suffi de quelques secondes pour que leurs corps ne soient plus que des squelettes. Dans certains cas, le cerveau est littéralement entré en ébullition et le crâne a explosé. Le fait que les structures osseuses, à l’extérieur comme à l’intérieur de la boîte crânienne, ont été retrouvées calcinées prouve scientifiquement cette horreur, le degré de calcination correspondant à une température d’environ 500 degrés Celsius.

La position des squelettes est édifiante : on découvre des mères tenant leur enfant contre elles, des adolescents qui se sont réfugiés d’instinct derrière un parent. Certains sont tombés à genoux, et on les retrouvera penchés en avant ; d’autres se sont écroulés au sol, la bouche grande ouverte.

On note d’ores et déjà une différence entre les victimes d’Herculanum et celles de Pompéi. Après plus de vingt ans de tournages sur ces sites archéologiques, je suis encore frappé par l’attitude de tous ces gens face à la mort. Apparemment, les Pompéiens se sont défendus et ont lutté pour leur survie, comme nous le verrons au chapitre suivant. Les Herculanéens, en revanche, à cause des températures insoutenables, sont morts sur le coup, comme si quelqu’un avait coupé le courant. Ils n’ont pas eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait, à l’instar des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki. Les personnes restées sur la plage ont peut-être entendu des bruits, vu d’imperceptibles lueurs fondre sur elles dans l’obscurité ou senti monter la vague de chaleur, mais, rappelons-le, deux ou trois secondes ont suffi à la surge pour traverser la ville.

Pour ceux qui s’étaient abrités dans les hangars à bateaux, les murs ont agi comme les parois d’un four en concentrant la chaleur au lieu de la répartir dans l’atmosphère. La nuée ardente n’a pas commis son œuvre destructrice de manière homogène dans ces bâtiments : c’est la seule façon d’expliquer qu’on ait retrouvé par exemple des bouts de laine provenant d’un chapeau alors que juste à côté se vaporisaient cerveaux et tissus corporels.

Il n’est pas impossible que les squelettes mis au jour sous ces voûtes et sur la plage ne représentent qu’une petite partie des victimes d’Herculanum. Les conditions dans lesquelles furent réalisées les premières fouilles, sous le règne des Bourbons, et l’installation de plusieurs puits ont certainement compromis la découverte de bien d’autres restes humains. Beaucoup de scientifiques pensent que le nombre des victimes doit être revu à la hausse. Selon eux, ce ne seraient pas 10 pour cent des Herculanéens mais 50 pour cent et peut-être plus qui auraient trouvé la mort lors de l’éruption de 79 après J.-C., soit quelque 2 000 individus. Un grand nombre seraient encore ensevelis dans les sédiments volcaniques, et pas seulement sur le rivage mais aussi sous les premiers mètres d’eau, voire plus loin.

Figurez-vous la ville au fur et à mesure que le nuage volcanique se dissipe. Le spectacle est aussi lugubre qu’impressionnant. Les façades sont encore brûlantes, de loin les arcades et les fenêtres noircies ne sont plus que des orbites vides. En quelques secondes, Herculanum a revêtu le masque d’une cité abandonnée depuis des millénaires. Si des incendies ont éclaté dans les maisons, on remarque surtout le manteau de fumée qui recouvre la petite localité et ses abords — épais brouillard d’où émergent, tels des vaisseaux fantômes, les bâtiments les plus grands. Parmi eux on reconnaît la villa des Papyrus, dont le propriétaire est mort en essayant de sauver ses livres les plus précieux.

L’odeur de bois brûlé se mêle à celle des corps. La nuée ardente a rayé les vivants de la carte mais aussi gommé les couleurs : il n’y a plus que du gris. Herculanum est muette, comme un théâtre après une représentation. Il n’y en aura plus d’autres : ici le spectacle de la vie quotidienne est interrompu à jamais.

L’éruption est loin d’être terminée, cependant. Quelques minutes plus tard, une deuxième surge pyroclastique déferle sur la ville. La première était essentiellement constituée de gaz, de cendres et de particules. Son souffle brûlant et mortel était assez puissant pour briser les vitres mais pas assez pour abattre les murs et soulever les corps. La deuxième est beaucoup plus dense et dévastatrice. On pourrait parler de « blob » volcanique.

Les Thermes suburbains en portent la trace. Longeant le bâtiment, la coulée pyroclastique est entrée dans le caldarium en passant par une fenêtre réduite en miettes par la première déferlante, et elle a soulevé une énorme vasque en marbre tel un vulgaire morceau de polystyrène, la propulsant à plusieurs mètres contre un mur de la salle, où l’on voit encore son empreinte dans la boue volcanique.

Il s’agit d’une avalanche au sens propre du terme, capable d’arracher des poutres, d’emporter des blocs de maçonnerie et laissant derrière elle une couche de dépôts plus épaisse que celle de la première surge : 1,50 mètre, contre 50 centimètres la fois précédente.

D’autres déferlantes vont suivre. Herculanum sera ensevelie sous 23 mètres de sédiments volcaniques qui gagneront sur la mer et repousseront la côte de 400 mètres. La boue scellera ce tombeau, protégeant tout ce qu’il renferme. Elle empêchera l’air de pénétrer et les bactéries de décomposer les matières organiques fragiles comme le bois et la laine. Voilà pourquoi ont pu résister au temps des poutres, des portes, des cordes, des râteliers dans des boutiques, des cloisons ouvragées, des plafonds à caissons avec leurs motifs géométriques colorés, des escaliers, des lits, des autels domestiques et même des berceaux.

Personne, bien sûr, n’a été le témoin de ce qui s’est passé sur la plage et dans les hangars à bateaux de la petite cité vésuvienne, mais une partie de la reconstitution que vous venez de lire, y compris le navire qui a coulé, s’inspire de ce qui s’est produit dans des conditions quasi identiques le 8 mai 1902 en Martinique, lorsque l’éruption de la montagne Pelée détruisit la ville de Saint-Pierre, située comme Herculanum en bord de mer et à 7 kilomètres du volcan.

Pour prendre toute la mesure d’un tel drame, à Herculanum comme à Saint-Pierre, il faut savoir que lors du passage d’une coulée pyroclastique on a 1 chance sur 14 000 de s’en sortir. Pas plus.

Anatomie d’une tueuse : Oplontis et Boscoreale

Attardons-nous un instant sur ces avalanches incandescentes. Comme vous l’avez compris, elles ne sont pas toutes de même nature. Les plus légères se composent essentiellement de scories de faible densité, de cendres et de gaz chauds. D’autres transportent des fragments plus lourds, frappant les maisons, les murs et les personnes de leur poing monstrueux, détruisant tout sur leur passage, entraînant avec elles les poutres, les tuiles et les briques. Il arrive qu’une déferlante se scinde en deux : la partie basse est constituée de matériaux lourds, parfois même de blocs de pierre, et fonce droit devant elle comme un train lancé à très grande vitesse (la coulée pyroclastique), tandis qu’une partie plus légère et gazeuse se détache au-dessus, formant un front immense (le nuage pyroclastique). Les photos de ces nuages qui constituent un véritable front et engloutissent littéralement tout ce qu’ils rencontrent ont fait le tour du monde, mais nous ne saisissons pas encore toutes les dynamiques internes de ces phénomènes.

Nous connaissons très bien leurs effets, en revanche. Comme l’explique le vulcanologue Giovanni Macedonio, une surge est composée de gaz et de cendres ultrafines qui adhèrent à la peau. Le choc thermique fulgurant entraîne immédiatement la mort. Plus précisément, l’eau présente dans le corps s’évapore instantanément, et le sang laisse une « auréole » rougeâtre dans les cendres autour de la victime à cause du fer contenu dans l’hémoglobine.

On note également des taches sur les os, dues à l’oxydation du fer dans notre organisme. Quand la peau, les muscles et les organes se désintègrent, la cendre est en contact direct avec les os, ce qui explique que l’on ne puisse pas faire de moulage. Les os longs se fracturent, les dents se brisent, la boîte crânienne, on l’a dit, explose. Les doigts se referment en crochet, à cause du rétrécissement des tendons et des muscles sous l’effet de la chaleur. La couleur des os peut également indiquer la température de la coulée pyroclastique : entre 285 et 400 degrés Celsius, ils sont brun rougeâtre ; entre 400 et 900 degrés, ils sont noirs. Au-delà de cette température, les os entièrement calcinés sont blancs.

Quelques secondes après avoir décimé tous ceux qui se trouvaient à Herculanum, la surge 1 a fait d’autres victimes. Elle a dévalé les pentes du volcan « en éventail » : la ville côtière étant la plus proche, elle a été la première touchée, mais la coulée arrive à présent dans les centres habités qui se trouvent plus au sud, comme Oplontis et les villae rusticae situées entre le Vesuvius et Pompéi.

La villa Regina de Boscoreale, à un kilomètre de Pompéi, est frappée de plein fouet par l’avalanche brûlante, mais le vin conservé dans les grands dolia scellés et enterrés n’est pas touché, d’autant que ces jarres sont déjà enfouies dans l’épaisse couche de ponces qui tombent depuis plus de douze heures. Elles y resteront pendant des siècles, jusqu’à ce que les archéologues tombent dessus.

La partie supérieure de la villa et des arbres fruitiers émerge de l’océan de ponces. La chaleur et la pression de la surge 1 (comme des suivantes) sont telles qu’elle va fléchir les troncs d’arbres. Vous pourrez voir sur le site de la villa le moulage d’un tel tronc, recourbé pratiquement à angle droit et témoin muet de la violence des déferlantes.

L’unique serviteur resté dans la propriété est mort écrasé par un plafond. Bizarrement, un petit cochon réfugié dans une autre pièce a été épargné par les ponces, ce qui paraît incroyable, mais la surge aura raison de lui. Les archéologues en ont fait un moulage que l’on peut voir à l’Antiquarium de Boscoreale. Situé à côté de la villa, ce musée consacré à l’agriculture pompéienne expose également les divers objets et aliments mis au jour sur le site.

La surge 1 poursuit sa course meurtrière au cœur de la nuit. Sa prochaine victime est une autre villa rustica célèbre. C’est celle de la Pisanella, que nous avons visitée hier et où se trouve l’épouse du banquier Jucundus. Cette femme proche de la nature a passé la nuit ici sans savoir que sa décision lui serait fatale, et c’est cette même nature qui va venir lui prendre la vie.

Entourée de trois fidèles affranchis, elle a vécu dans l’angoisse pendant des heures, barricadée dans le torcularium où se trouvent l’imposant pressoir et, nous le savons, un fabuleux trésor caché dans l’une des cuves. Vous vous souvenez qu’un certain Lucius Caecilius Aphrodisius, affranchi lui aussi, veille si jalousement sur les coffres confiés à sa surveillance qu’il dort sur place. Il a laissé son lit à sa maîtresse, mais elle n’arrive pas à trouver le sommeil, notamment parce que la poussière lui brûle la gorge. Les scientifiques ayant effectué le moulage de son buste ont découvert en effet qu’elle portait une écharpe épaisse autour de la tête et un linge devant la bouche.

Nous sommes en mesure de reconstituer les derniers instants de ce petit groupe avec toute la rigueur d’une enquête de police. S’il est vrai qu’à Herculanum le bruit de la mer a empêché d’entendre venir l’avalanche, il n’en va pas de même ici. La déferlante a probablement annoncé son arrivée, du moins vers la fin du parcours, en soulevant les milliards de ponces déjà tombées : un bruit semblable à une chute de grêlons de plus en plus violente, et très vite quelque chose comme le grondement d’une cascade.

Vous distinguez ces quatre personnages, à la lueur des lampes à huile et derrière un voile de poussières en suspension. Au dernier moment, Lucius Brittius Eros et Tiberius Claudius Amphio ont fait bouclier de leurs corps et se sont serrés contre leur maîtresse pour la protéger — ou pour se protéger eux-mêmes. La mort a été instantanée. Traversant la porte, la fenêtre, le toit peut-être, le flot incandescent les a enveloppés de son étreinte brûlante.

Les cadavres étaient enchevêtrés, pris dans la couche de cendres, ce qui n’a pas permis d’en faire des moulages, à l’exception, donc, du haut du corps de la femme.

La découverte des restes de Lucius Caecilius Aphrodisius est beaucoup plus surprenante. L’affranchi a cherché en vain à se protéger en se réfugiant dans la cuve même où reposait le trésor. Il était à moitié dedans avec de l’argenterie dans les bras, c’est pourquoi on l’a d’abord pris pour un voleur.

Les fouilles ont également livré des carcasses de chevaux, de poules et de chiens (l’un d’eux était encore attaché). La présence de chevaux est étonnante dans la mesure où en théorie ils auraient pu faciliter la fuite de la maîtresse des lieux et de ses affranchis, mais la vaisselle d’apparat et l’argent cachés dans la villa constituaient une raison plus que suffisante de ne pas quitter l’endroit : il était inenvisageable de les laisser sans surveillance. Il n’est d’ailleurs pas exclu que les trois hommes soient restés sur l’injonction de la femme de Jucundus.

La surge a aussi atteint Oplontis, où pas plus tard qu’hier nous avons suivi une charrette chargée d’amphores de vin prêtes à partir dans quelque province lointaine de l’Empire. Cette fois encore, les archéologues ont été confrontés à une scène dramatique.

En effet, si les occupants de la villa de Poppée sont partis précipitamment par crainte des éboulements, la villa B est pleine de réfugiés. Nous avons vu comment s’y organisait la vente en gros. Le destin a voulu que son propriétaire, Lucius Crassius Tertius, meure dans l’éruption, lui aussi à côté de son trésor.

Cinquante-quatre squelettes ont été exhumés dans l’un des quatorze entrepôts à demi enterrés donnant sur le portique, côté sud. Les victimes étaient séparées en deux groupes : au fond de la pièce, probablement les esclaves ; près de l’entrée, sans doute les propriétaires et de riches habitants de la région. Nous le savons parce qu’ils avaient emporté des objets précieux, de l’argent et des bijoux. L’examen des corps a révélé une alimentation globalement équilibrée pour les deux groupes, et celui de deux enfants jumeaux a montré qu’ils étaient atteints de syphilis congénitale, ce qui confirme la présence de cette maladie en Europe avant la découverte de l’Amérique.

Parmi les bijoux, il y avait notamment des boucles d’oreilles en forme de panier serties de pierres précieuses, des pendants en nacre, des bracelets en or à tête de serpent et une bague où étaient représentés Vénus et Cupidon. On a également retrouvé un « vanity case » contenant des onguents, du fond de teint composé de blanc de céruse et de miel, des fards, du dentifrice et l’ancêtre du déodorant, à base de foin.

L’énorme coffre-fort que le propriétaire avait fait transporter ici au début de l’éruption — sans conteste l’un des plus beaux de l’Antiquité romaine découverts à ce jour — contenait 170 pièces de monnaie, des onguents et d’autres objets. Mais le vrai trésor se trouvait à côté du corps présumé de Lucius Crassius Tertius : l’équivalent de 10 952 sesterces, dont 2 204 dans un coffret en bois (sans doute un héritage familial) et le reste de la somme (86 pièces d’or et 37 pièces d’argent pour un total de 8 748 sesterces) dans une bourse que l’homme serrait contre sa poitrine, et qui s’est désintégrée sous l’effet de la chaleur.

Trésor bien inutile, néanmoins : la coulée pyroclastique n’a fait aucune distinction entre les riches et les pauvres. Elle les a tous pris par surprise et tués sur le coup.