Quatrième déferlante :
ensevelis vivants

Pompéi
25 octobre 79 après J.-C., 7 heures du matin
18 heures depuis le début de l’éruption

OMNIA VOTA VALEATIS

Que tous les vœux s’accomplissent !

La pluie de ponces a cessé. Le crépitement qui a martyrisé les oreilles des Pompéiens toute la nuit s’est enfin tu. Les regards se croisent. Quelqu’un soulève une tuile, jette un œil dehors. Oui, la voie est libre. C’est le moment ou jamais.

Des formes humaines émergent çà et là, découvrant un sinistre spectacle : la cité est à moitié ensevelie. Il est temps pour nous de briser encore une idée reçue. Dans la plupart des reconstitutions, des romans ou des films, on voit les gens courir en tous sens, bousculés ou piétinés dans les rues, or ces rues ont disparu sous une couche de ponces qui atteint maintenant 3 mètres de hauteur ! Des personnes sortent des maisons, c’est vrai, par les fenêtres et par les toits. Certains passent par l’impluvium en escaladant un tas de pierres. Mais beaucoup sont encore prisonniers dans les domus, et l’on ne peut entendre les coups sourds des malheureux qui tentent d’ouvrir une brèche dans un mur ou une toiture.

Les rescapés sont couverts d’une cendre claire, l’effroi se lit sur leurs visages. Ils viennent de vivre un cauchemar, enfermés pendant des heures à la seule lueur des lampes à huile, dans l’atmosphère irritante des cendres pulvérulentes et des particules, contraints à chaque éboulement de trouver un nouveau recoin où s’abriter. La plupart ont vu un parent ou un ami disparaître dans un nuage de poussière provoqué par un éboulement.

Les survivants errent dans une ville qu’ils ne reconnaissent pas. Le soleil qui pointe à peine accentue cette vision apocalyptique. Son disque blafard, d’une pâle teinte orangée, est aussi froid qu’au couchant. La visibilité est encore réduite, et dans l’atmosphère épaisse les silhouettes ne sont plus que des fantômes informes.

Pour les Pompéiens qui parviennent à sortir de la cité, une question se pose : où aller maintenant ? N’importe où, pourvu que ce soit loin du Vesuvius. Ceux qui se trouvent du côté ouest se dirigent vers la côte et le port ; les habitants des quartiers situés du côté de la plaine du Sarno aimeraient pouvoir atteindre Nocera et les routes qui longent les contreforts des Apennins.

Pour quitter la ville, on se déplace en colonne, comme des naufragés. Quelques lumières vacillent dans le demi-jour. La poussière entre dans les yeux. On ne rompt le silence que pour exhorter les autres à se dépêcher.

Mettez-vous un instant à la place de tous ces Romains. La mort vous menace, vous êtes complètement désespéré au milieu de cet enfer, vous avez l’impression de vous retrouver sur une autre planète. Tout le monde tousse, vos enfants n’arrêtent pas de tomber, ils pleurent. Vous avancez péniblement sur la couche de cendres ultrafines qui a recouvert les ponces, et vous vous enfoncez parfois jusqu’aux genoux.

J’ai eu l’occasion, pendant un tournage, de marcher plusieurs heures durant dans une zone de fragments volcaniques peu après une éruption de l’Etna. Chaque pas en montée nous ramenait à notre point de départ. On se disait qu’on n’allait jamais y arriver. Imaginez alors l’effort que devaient fournir les enfants et les gens d’âge mûr ou sous le choc !

La difficulté à s’orienter n’est pas le moindre des obstacles. En temps normal, la plupart de ces Pompéiens se seraient repérés les yeux fermés dans le labyrinthe des rues et des ruelles. Malheureusement, leurs points de repère (fontaines, carrefours, boutiques, etc.) sont maintenant sous leurs pieds. Il faut avancer coûte que coûte, dans l’espoir qu’on échappera ainsi à de nouvelles secousses, à de nouveaux effondrements. Un espoir illusoire, hélas.

Cette accalmie correspond en effet à une nouvelle phase de l’éruption. La pluie de ponces a cessé parce que la colonne s’affaisse. Mais son effondrement, on s’en doute, annonce une nouvelle nuée ardente qui, cette fois, ne s’arrêtera pas aux portes de Pompéi.

Trois déferlantes mortelles vont s’abattre sur la ville : les surges 4, 5 et 6. La première tuera tous ceux qu’elle rencontrera sur son passage. La deuxième détruira absolument tout, arrachant les toits des maisons, renversant les murs, traînant les cadavres dans les rues. Quant à la dernière, elle ira jusqu’à Misène et Capri. Le volcan accouche de tels monstres dans un vacarme impressionnant. C’est un cercle vicieux : chaque avalanche aplanit le chemin pour la suivante et lui permet ainsi d’aller plus loin.

Surge 4 : l’extermination silencieuse

La surge 4 s’abat vers 7 heures du matin. Cette redoutable tueuse qui opère en silence est toutefois moins chaude que celle qui a frappé Herculanum. Elle n’a pas le pouvoir d’abattre des murs ou d’emporter les corps, mais elle tue de la manière la plus horrible qui soit. Un par un, les petits groupes sont engloutis dans son souffle. Lorsqu’elle se dissipe, les corps ont disparu, comme si elle les avait avalés.

En réalité, ils sont encore là, mais ensevelis sous 60 centimètres de sédiments déposés par l’avalanche. Il ne leur a servi à rien de se couvrir tant bien que mal le visage avec un morceau de tissu : ils sont morts asphyxiés, étouffés par les cendres pulvérulentes ayant obstrué leurs voies respiratoires — ou plutôt « dévoré », car le nuage pyroclastique contenait des gaz tels que l’anhydride sulfureux, qui se transforme en acide sulfurique au contact de l’eau présente dans les muqueuses, comme les larmes ou la salive. Le gigantesque manteau de cendres les a ensevelis vivants (agonisants, pour être plus précis), et la plupart sont morts en serrant les dents pour s’empêcher de respirer.

La quatrième déferlante atteint le port, n’épargnant aucun de ceux qui attendaient le moment propice pour embarquer (la mer était encore agitée). Il s’écoulera dix-huit siècles avant que les archéologues trouvent le moyen de redonner forme à ces squelettes découverts au hasard des fouilles sous la couche de cendres.

On distingue deux catégories de victimes à Pompéi : celles qui sont mortes lors des effondrements causés par le déluge de pierres ou les tremblements de terre et celles qui ont été tuées par la surge 4. Dans le premier cas, on ne peut retrouver que des squelettes ; dans le second, indépendamment des ossements, on dispose aussi de l’empreinte laissée par le corps dans la cendre durcie.

Car celle-ci a fini par se solidifier pour former de la cinérite. Certes les organes et les tissus mous se sont décomposés, ne laissant que les os, mais en durcissant la cendre a eu le temps d’épouser la forme du corps. La cavité qui en résulte est comparable à un récipient vide dans lequel on peut injecter du plâtre. Le moulage en creux révèle alors la silhouette de la personne, voire ses traits.

Antonio De Simone, qui a effectué de tels moulages, m’a expliqué ce processus en détail. Lorsque les archéologues fouillent un dépôt de cendres volcaniques, ils savent qu’ils peuvent tomber sur des restes humains et opèrent donc avec une extrême prudence. Ils grattent délicatement le sol avec des brosses et des balais. La moindre cavité est alors remplie de plâtre. Autrefois, on le versait simplement, selon une technique géniale inventée au XIXe siècle par Giuseppe Fiorelli, qui fut notamment directeur des fouilles de Pompéi. Cependant, il pouvait difficilement boucher les parties les plus hautes à cause de la gravité. C’est pourquoi on se sert de nos jours d’une pompe pour injecter le matériau sous pression. Après les deux jours de séchage nécessaires, on peut retirer la cendre et dégager le moulage.

Découvrir ainsi le visage d’un Pompéien libéré de sa gangue de sédiments au bout de deux mille ans procure une émotion indescriptible. Certains moulages sont vraiment impressionnants. Une femme aux courbes sensuelles faisait partie d’un groupe de six personnes surprises par le nuage pyroclastique aux abords de la porte de Nola. Le moulage a révélé la forme de son visage avec une incroyable précision. Il en va de même pour trois individus (sans doute le père, la mère et l’enfant) morts eux aussi près de la porte de Nocera. L’empreinte du nez, des lèvres et des yeux de la femme est si nette qu’on croirait voir une personne en chair et en os. L’un des exemples les plus touchants est celui d’un petit garçon retrouvé dans un couloir de la maison du Bracelet d’or avec ses parents et son petit frère. On a du mal à croire que son visage soit « artificiel », tant il semble dormir paisiblement. Même les plis de son vêtement nous sont admirablement restitués.

Mais le groupe qui me bouleverse le plus est celui de la maison de Stabianus. Il compte sept individus, dont deux enfants. Ils ont été surpris par la surge alors qu’ils couraient sur la couche de ponces. Les moulages réalisés par le professeur De Simone nous montrent leurs habits et leurs sandales, et nous racontent leurs derniers instants. Lorsque la déferlante s’est abattue sur eux, les adultes ont lâché la main des petits, retrouvés à une certaine distance, puis se sont écroulés. Certains ont voulu se protéger le visage avec leurs poings, tels des boxeurs parant les coups ; d’autres se sont recroquevillés. La scène la plus émouvante montre une femme enceinte tombée sur le dos, la tête sur le ventre de son mari. Dans un dernier geste, celui-ci a tenté de lui couvrir le visage d’un pan de son propre vêtement.

Comment expliquer la position des victimes ? Du fait de l’asphyxie, elles auraient dû simplement tomber en perdant connaissance. Or leurs postures révèlent un réflexe de défense et l’on dirait que leurs muscles sont encore contractés. Cela signifie que ces gens ont été ensevelis vivants par la déferlante et qu’ils ont désespérément tenté de se protéger. Quand les cendres pulvérulentes les ont engloutis, ils ont été comme pétrifiés, ils ne pouvaient plus remuer d’un pouce. Quiconque s’est déjà retrouvé piégé dans de la boue ou des sables mouvants pourra vous parler de la pression qui s’exerce sur le prisonnier. Alors quand c’est tout le corps qui est aspiré, se libérer relève de l’exploit, et l’un des moulages montre ainsi un homme ayant tenté de se dégager des cendres en s’appuyant sur son coude.

La thèse selon laquelle toutes ces positions insolites s’expliqueraient par la chaleur intense n’est pas convaincante, surtout quand, dans un même groupe, des Pompéiens aux membres repliés en côtoient d’autres aux bras tendus. Ces moulages nous fournissent en outre de précieux renseignements sur la déferlante elle-même. On constate que les vêtements sont restés en place ou n’ont été que légèrement soulevés. À côté des corps, on a parfois trouvé des manteaux, lâchés au dernier moment. Cela suggère que la surge 4 ne balayait pas tout sur son passage et qu’elle se présentait plutôt comme un immense front nuageux qui avançait. On pense donc que les fugitifs se sont jetés à terre avant d’être asphyxiés et recouverts d’une couche de cendres très fines en quelques dizaines de secondes. Voilà pourquoi ils sont restés pétrifiés dans une position de défense.

Une remarque s’impose quand on sait comment ont péri les Pompéiens. Aujourd’hui, beaucoup parmi les touristes agglutinés devant les moulages les photographient avec une curiosité morbide, bavardent entre eux et font des blagues douteuses. Il ne faut jamais oublier comment ont péri ces Romains dont les empreintes, loin d’être des statues, ont figé les derniers instants. À travers eux, nous devons le respect à toutes les victimes, même si elles sont mortes il y a très, très longtemps.

Revenons justement à cette terrible matinée du 25 octobre 79 après J.-C. La surge 4 a dû passer à près de 80 kilomètres à l’heure : personne ne pouvait aller plus vite qu’elle, encore moins sur cette couche de ponces qui entravait la marche. Elle n’a pas non plus épargné ceux qui étaient encore dans les maisons. Elle a envahi les couloirs et les pièces. Les gaz et les cendres abrasives se sont infiltrés dans les moindres recoins. Quantité de Pompéiens sont morts chez eux, tandis qu’ils attendaient la fin de cet enfer.

C’est le cas d’un homme que nous connaissons bien, Caius Julius Polybius, l’entrepreneur sans scrupules. Il gît à présent sur un lit triclinaire, tout comme sa femme et sa fille. Cette dernière, on s’en souvient, attendait un enfant. Elle est morte en tenant la main d’un jeune homme, probablement son mari.

Bloqués dans leur splendide demeure de la via dell’Abbondanza, ils avaient réussi à survivre à l’interminable pluie de pierres en se barricadant dans le triclinium. Treize personnes en tout, parmi lesquelles des esclaves, s’étaient enfermées dans la domus, dont dix dans la salle à manger. Leur choix de rester sur place a peut-être été dicté par la grossesse de la jeune femme. On a également retrouvé un petit garçon et une fillette à côté de leur nourrice.

Polybius est mort le bras droit sur la poitrine. Il tenait dans sa main gauche une fiole en verre contenant des analeptiques, probablement utilisés pour soulager les difficultés respiratoires provoquées par la fumée et les cendres.

Il est intéressant de noter que ces Pompéiens-là ne sont pas décédés dans une position de défense et que les maîtres semblent paisiblement endormis, ce qui voudrait dire qu’ils n’ont pas souffert. Ils auraient simplement perdu connaissance par manque d’oxygène — une asphyxie plus ou moins rapide, provoquée brutalement par la surge 4 ou progressivement, après son passage, ce que semble suggérer la fiole de verre.

Caius Julius Polybius a donc été tué avec les siens. Mais il n’est pas le seul parmi ceux que nous avons rencontrés hier à Pompéi. Souvenez-vous de la femme qui peignait sur sa terrasse et dont s’était épris le poète Caesius Bassus. Il y a quelques minutes, elle a essayé de fuir avec son mari et ses deux enfants en empruntant un passage souterrain reliant la villa au ponton privé de cette riche famille. Ils ont peut-être vu arriver le nuage pyroclastique, à moins que l’accalmie inespérée offerte par la pluie de ponces ne leur ait fait croire qu’on pouvait s’échapper par la mer. Ils sont morts dans un renfoncement du couloir. L’enfant que sa mère avait pris dans ses bras a essayé de s’en détacher, mais il est resté figé dans cette étrange position. Quant à la femme, elle portait le bracelet d’or qui a donné son nom à la villa.

Ces heures tragiques sont également à l’origine d’une histoire qui a la vie dure : celle de la riche matrone morte aux côtés d’un gladiateur après une folle nuit d’amour.

Leurs ébats auraient eu lieu au Quadriportique du Théâtre, transformé en école de gladiateurs (ludus gladiatorum). Les archéologues ont fouillé les pièces qui bordaient l’esplanade. Dans dix d’entre elles, on a récupéré notamment quinze casques, quatorze jambières, six épaulières, trois ceinturons, quantité décailles en os provenant des cuirasses ainsi que le même genre de fers que ceux utilisés pour entraver les esclaves.

Le Quadriportique du Théâtre est avec la Grande Palestre l’un des endroits où il y avait le plus de corps : soixante-cinq squelettes y ont été exhumés entre 1764 à 1793. La proximité de la porte de Stabies explique certainement que beaucoup de Pompéiens soient passés par là.

Dix-huit corps se trouvaient dans une cellule du côté sud, parmi lesquels celui d’une femme riche, si l’on en juge par les nombreux bijoux à côté d’elle. Cette découverte a enflammé l’imagination des auteurs du XIXe siècle, qui inventèrent une histoire d’amour entre la Pompéienne et un gladiateur. En réalité, le fait qu’il y ait eu dix-huit personnes dans cet espace réduit laissait peu de place à une rencontre amoureuse ! De plus, le corps de la femme était placé à l’entrée et non à l’intérieur. Il est probable qu’elle ait tout simplement cherché à s’abriter momentanément de la pluie de lapilli et qu’elle ait voulu rejoindre l’un des nombreux groupes qui cherchaient alors à quitter la ville.

Nous connaissons son visage : c’est l’épouse du négociant en vins Herennuleius Communis, qu’avant-hier nous avons vue pénétrer d’une démarche sensuelle dans le bureau du banquier Lucius Caecilius Jucundus afin d’y déposer de l’argent.

Plus de dix-huit heures après le début de l’éruption, les victimes sont si nombreuses à Pompéi qu’il devient impossible d’en dresser la liste. En nous fondant sur les fouilles, nous savons que pas moins de soixante-quinze personnes ont trouvé la mort dans la Grande Palestre, dont soixante-huit tuées à coup sûr par la surge 4. Le secteur du port a été le témoin d’une autre hécatombe. Quatre-vingt-un squelettes ont été mis au jour sous les arcades des tavernes de ce quartier, parmi lesquels celui d’un homme que l’on a longtemps pris pour Pline l’Ancien sous prétexte qu’il portait une magnifique épée gravée d’un coquillage (certainement une arme de parade), qu’il avait autour du cou une longue chaîne en or (à l’image de celles des rappeurs d’aujourd’hui) et aux bras deux bracelets à tête de serpent, également en or. Il semble difficile que tout cela ait appartenu à l’amiral. La chaîne et les bracelets sont des ornements typiquement féminins. On peut supposer que le squelette était plutôt celui d’un voleur ayant profité de la situation pour récupérer des bijoux sur des cadavres, voire celui d’un assassin qui s’en était emparé par la force.

Enfin, la surge 4 a aussi tué les propriétaires du complexe hôtelier de Murecine, au bord du fleuve. Ces derniers nous ont laissé quelque 300 tablettes en cire — l’un des plus précieux lots d’époque romaine.