MARE NEQUAM
Mauvaise mer !
Si jusqu’à présent le panache volcanique et les déferlantes n’ont accompli leur œuvre destructrice que sur la terre ferme, allant jusqu’à modifier la topographie de la région, l’heure de la mer est venue. Pline le Jeune nous décrit depuis Misène un phénomène marin pas moins étrange que tout ce qu’il a vu depuis le début de l’éruption :
« Le jour se levait déjà, mais la lumière restait blafarde et incertaine. Les maisons autour de nous étaient déjà branlantes. Nous avions beau nous tenir à l’extérieur, l’espace où nous nous trouvions était réduit et la certitude d’être écrasés nous remplissait de crainte. C’est alors seulement que nous avons décidé de quitter la ville. Nous fûmes suivis d’une troupe de gens épouvantés qui préféraient se conformer à la résolution d’un autre plutôt que d’obéir à la leur — un choix qui dans la peur passe pour de la sagesse. Une foule immense nous poussa et nous pressa dans notre fuite. Nous fîmes halte au-delà des bâtiments. Nous avons eu là bien des surprises, bien des frayeurs. Les voitures que nous avions fait emmener se mirent en effet à reculer (alors que le sol était parfaitement plat) et ne cessaient de bouger malgré les pierres placées pour les caler. Nous avons vu aussi la mer se retirer, comme chassée par le séisme. La plage, en tout cas, avait gagné du terrain et des animaux marins de toutes sortes jonchaient le sable. »
La mer se retire parce que la chambre magmatique continue de se vider, ce qui relève le niveau des sols et des fonds marins. En outre, le magma exerçait plus de pression contre les parois que ne le faisaient les gaz, mais comme il y a de moins en moins de magma et de plus en plus de bulles gazeuses, la chambre finit par s’affaisser, laissant la voie libre aux eaux des réseaux géothermiques. Elles entrent en contact avec ce qui reste de magma, d’où les terribles secousses évoquées par Pline le Jeune, « d’une telle violence que tout, au lieu de trembler, par[aît] se retourner ».
C’est à ce moment-là qu’une nouvelle coulée pyroclastique de densité moyenne mais d’une très grande violence dévale les pentes du Vesuvius, formant un front uniforme de 15 kilomètres. C’est la surge 6, qui laisse une couche de dépôts d’environ 1,50 mètre de hauteur, presque trois fois plus que les précédentes.
Ce flux immense poursuit sa course en mer sur des dizaines de kilomètres jusqu’à Capri au sud et Misène au nord. Voici ce qu’écrit Pline le Jeune :
« Derrière nous, un nuage noir et terrifiant, parcouru par les gerbes sinueuses et étincelantes du souffle incandescent, se déchirait en libérant d’immenses langues de feu, pareilles à des éclairs, mais plus grandes encore.
« C’est alors [qu’un] ami espagnol [de mon oncle] nous dit d’un ton plus rude et plus pressant : “Si votre oncle et frère est en vie, il vous veut sains et saufs ; s’il est mort, il aurait voulu que vous lui surviviez. Alors pourquoi tardez-vous à partir ?” Nous lui avons répondu que nous ne songerions pas à notre salut tant que nous ne serions pas fixés sur son sort. Sans attendre plus longtemps, il nous planta là et s’enfuit à toutes jambes pour se mettre à l’abri.
« Le nuage s’abattit bientôt sur la terre et recouvrit la mer ; il avait entouré, dissimulé Capri, et dérobé à notre vue le cap Misène. Ma mère alors me pria, m’exhorta, m’ordonna de fuir par n’importe quel moyen : ma jeunesse en effet me le permettait ; elle, alourdie par l’âge et l’embonpoint, mourrait en paix si elle ne causait pas ma mort. Je lui répondis que je ne me sauverais pas sans elle. Je lui pris la main et la forçai à allonger le pas. Elle obéit de mauvaise grâce et se reprocha de me retarder.
« Il tombait déjà une pluie de cendres, mais encore fine. J’ai tourné la tête : un brouillard sombre, épais, nous talonnait, se répandant sur la terre comme un torrent. “Quittons la route tant qu’on y voit encore, dis-je, pour éviter de tomber et d’être piétinés dans le noir par la foule qui nous suit.” À peine étions-nous assis que les ténèbres se firent ; ce n’était pas l’obscurité d’une nuit sans lune ou couverte par les nuages, mais celle d’une pièce fermée où les lampes sont éteintes. On entendait les hurlements des femmes, les pleurs des bébés, les cris des hommes. Les uns appelaient leurs parents, les autres leur conjoint ou leurs enfants, en essayant de les reconnaître à leur voix. Les uns s’apitoyaient sur leur sort, les autres sur celui de leurs proches. Dans la crainte de la mort, certains appelaient la mort. Beaucoup levaient les mains au ciel, mais la plupart disaient qu’il n’y avait plus de dieux et qu’il n’y aurait plus d’autre nuit que cette nuit éternelle qui enveloppait le monde. Il n’en manquait pas non plus pour accroître les dangers véritables par des mensonges terrifiants inventés de toutes pièces. Certains rapportaient que telle maison de Misène s’était écroulée, que telle autre brûlait ; c’était faux, mais les gens les croyaient.
« On vit alors briller une faible lueur que nous n’avons pas attribuée à la lumière du jour mais à l’arrivée du feu. Celui-ci s’arrêta assez loin ; les ténèbres s’abattirent de nouveau et la cendre se mit de nouveau à tomber, épaisse et abondante. Nous nous levions sans cesse pour la secouer ; elle risquait sinon de nous recouvrir et de nous étouffer sous son poids. Pas une plainte, pas un cri de faiblesse ne m’échappa malgré l’ampleur du danger qui m’entourait ; je pourrais m’en vanter si je n’avais pas été grandement soulagé dans ma pauvre condition mortelle par l’idée que je périssais avec le monde et le monde avec moi.
« L’obscurité enfin s’amenuisa et se dissipa comme du brouillard ou de la fumée. Il fit bientôt réellement jour. Le soleil se remit même à briller, mais il avait cette pâleur que l’on observe lors des éclipses. Le paysage qui s’offrait à nos yeux encore troublés n’avait plus rien à voir et tout était recouvert d’une cendre épaisse, comme de la neige. De retour à Misène, nous avons repris des forces tant bien que mal et passé la nuit dans l’angoisse, partagés entre l’espoir et la crainte. La crainte toutefois l’emportait, car la terre tremblait toujours et bien des gens, frappés de folie, riaient de leurs malheurs et de ceux d’autrui en faisant d’effroyables prédictions. Pourtant, même à ce moment-là, en dépit d’un danger que nous connaissions bien et que nous attendions encore, l’idée de partir sans nouvelles de mon oncle ne nous effleura pas. »
Dès les premières lueurs de l’aube, l’amiral s’est rendu sur la plage de Stabies, espérant entrer en contact avec ses navires. Mais la mer, comme le raconte son neveu, ne s’est pas encore calmée.
« Ailleurs, il faisait déjà jour ; là-bas, il faisait encore nuit, une nuit plus noire et plus épaisse que toutes les autres, une nuit qu’une foule de torches et diverses lumières venaient pourtant trouer. On trouva bon de se rendre sur le rivage et de voir de plus près si l’on pouvait reprendre la mer ; elle était encore hostile et démontée. Là, on étendit un drap sur lequel mon oncle s’allongea. Il réclama plusieurs fois de l’eau fraîche et la but. Puis les flammes et l’odeur de soufre annonçant leur approche mirent les autres en fuite et l’éveillèrent. Il s’appuya sur deux jeunes esclaves, se leva, et s’écroula aussitôt. Je pense que l’épaisse fumée noire l’asphyxia et lui obstrua le larynx, qu’il avait naturellement fragile, étroit et souvent enflammé. Quand la lumière se remit à briller (deux jours après son décès), on retrouva son corps intact, sans aucune blessure et revêtu des mêmes habits : sa position lui donnait moins l’air d’un mort que d’un dormeur. »
Ainsi mourut Pline l’Ancien. Nous savons que son neveu a écrit cette lettre à Tacite afin de réhabiliter la figure de son oncle, critiqué pour avoir failli à sa mission de sauvetage. Outre le récit des derniers instants de cet homme d’exception, Pline le Jeune nous apprend de manière indirecte qu’il a fallu trois jours pour que la situation se stabilise et que l’on puisse enfin s’aventurer dans le secteur pour entamer les recherches.