Pompéi s’éveille

Pompéi
23 octobre 79 après J.-C., 6 heures du matin
31 heures avant l’éruption

PANE[M] FECI FELICITER

J’ai fait le pain. Que cela me porte chance !

La mer semble encore endormie. Son long souffle se pose sur les plages vésuviennes avec la délicatesse d’une mère caressant la tête de son enfant. Les eaux de la baie de Naples semblent une immense couverture sombre qui s’étend vers l’horizon, ponctuée ici et là d’une petite voile ou de la faible lueur d’une lanterne ballottée sur une barque de pêcheur. La nuit se couche avec les dernières étoiles.

Côté rivage, en revanche, derrière les montagnes, l’aurore s’éclaire peu à peu d’une teinte orangée qui embrase le ciel. Demain, cette même teinte sera synonyme de feu et de mort. Mais pour l’heure, personne ne le sait. En cet instant, seul règne le silence, rompu par l’aboiement d’un chien dans le lointain, le braiment d’un âne qui tire déjà sa charrette, ou par le chant d’un coq auquel fait écho l’un de ses congénères dans l’une des nombreuses fermes qui jalonnent les environs de Pompéi. La journée s’annonce magnifique ; sous le ciel limpide, l’air est cristallin, typique d’un matin d’automne.

La chaleur du pain

Tout semble immobile, mais dans cette lumière bleutée du petit jour d’étranges visions se dessinent. Les dalles de la chaussée soigneusement accolées font penser aux écailles d’un reptile, donnant l’impression que l’on marche sur de longs serpents de pierre endormis. Au loin, quelques ombres fugaces apparaissent et disparaissent au coin des rues. La ville s’éveille. On le devine aussi à l’odeur douceâtre du bois qui commence à brûler dans les cuisines et chatouille les narines.

Emboîtons le pas d’un homme enveloppé dans un manteau rouge foncé. Il avance rapidement, on dirait qu’il glisse sur le trottoir. Il traverse la rue, volant sur quelques blocs de pierre en saillie (les passages pour piétons de l’époque), puis s’engage dans une rue. Il se dirige vers un magasin déjà ouvert. Le rayon de lumière qui filtre à travers la porte pousse d’autres ombres à sortir des ruelles, autant de phalènes attirées vers une lampe.

Le soleil n’a pas encore percé. Mais qui donc se met à travailler si tôt à Pompéi ? Les Romains sont très matinaux. Faute d’électricité, dans l’Antiquité comme aux siècles suivants, on profite au maximum de la lumière du jour. Ainsi, dès l’aube, on s’attelle aux premières tâches. Ce commerce qui vient juste d’ouvrir est particulièrement important dans la vie des Pompéiens. Ce sont d’abord nos narines qui le perçoivent : l’incomparable odeur du pain à peine sorti du four s’impose un peu plus à chaque pas. Pas de doute, il y a un boulanger ici !

Nos yeux nous le confirment à présent. Quelques Pompéiens s’éloignent avec entre les mains leurs pains chauds qui embaument. Nous nous approchons du groupe qui s’est formé devant la boutique, attendons notre tour, coude à coude avec les autres. Nous sentons le tissu rêche de leurs capes frotter sur notre peau. Ce vêtement est alors le plus courant pour se protéger du froid. Fermé par une broche en bronze, il se transforme au besoin en une couverture aussi confortable que pratique, en particulier pour les voyageurs ou les légionnaires.

Rien ne nous dit que ce boulanger dispose d’un véritable comptoir de vente pour les particuliers, car pour l’heure les portes ne sont qu’entrouvertes. Et pourtant c’est une adresse bien connue ; d’ailleurs, elle est située sur l’une des artères principales de la cité. La maison, où vit probablement le boulanger, comprend deux étages.

Ah ! C’est à nous maintenant. Nous avançons de quelques pas à l’intérieur de la boutique et sommes immédiatement plongés dans une agréable tiédeur. Hormis des lampes à huile couvertes d’un léger voile de farine, omniprésente, la pièce est éclairée par la lueur rougeâtre du four, sur la gauche. Le visage du boulanger émerge par moments de cette pénombre. Le geste vif, il sort toutes sortes de pains fumants à l’aide d’une longue pelle en bois, tandis qu’un apprenti lui tend la fournée suivante.

Au-dessus de la bouche du four, on distingue nettement une sculpture en terre cuite : un phallus en érection ! Pourquoi l’avoir placé là ? Tout simplement parce qu’il engendre la vie. C’est un symbole de fertilité qui a le pouvoir de protéger du mauvais sort et de la convoitise, en particulier celle des autres commerçants de la rue. Il revêt une fonction supplémentaire : celle de faciliter, on le devine aisément… le bon levage de la pâte.

Le four se compose de deux parties : une chambre de combustion polygonale, où l’on peut voir brûler le bois sous la lente danse des flammes, et une chambre de cuisson, dans laquelle les miches de pain sont en train de dorer. Les briques qui sont montées à la manière d’un igloo forment un dôme parfait. Enfin, une cheminée garantit un tirage optimal en évacuant la fumée, tout en laissant pénétrer l’oxygène nécessaire au feu.

Ce décor nous est familier, au fond. On pourrait se croire dans une pizzéria équipée d’un four à bois… à une énorme différence près. Un peu plus loin, dans le demi-jour, nous apercevons en effet deux mules couvertes de farine en train de tourner autour de deux meules en pierre volcanique.

La partie inférieure (meta) est une pierre conique placée sur un socle. La partie supérieure (catillus) est formée de deux entonnoirs qui le font ressembler à un gros sablier : l’une des moitiés s’emboîte dans le cône et le recouvre comme un chapeau. On jette le grain par l’autre moitié et il est broyé entre le catillus et la meta. Ajoutons une petite précision : ces deux éléments finissent inévitablement par s’user. La meta est facile à remplacer. Ce n’est qu’un simple cône, après tout. Il n’en va pas de même pour le catillus. Plus imposant, il est aussi plus compliqué à tailler, notamment à cause des ouvertures destinées à accueillir les poutres en bois, ce qui augmente son coût. Mais les boulangers ont trouvé une petite astuce pour faire des économies : il suffit de retourner le catillus comme on le ferait justement avec un sablier ; dès lors, le cône supérieur qui recevait simplement le grain est en contact avec la meta pour le broyer.

Il faut savoir que ces pierres volcaniques ne proviennent pas du Vesuvius, comme on pourrait s’y attendre, mais de carrières situées près d’Orvieto. Typique de l’Empire romain, cette « globalisation » qui n’est pas sans rappeler notre époque est la première de l’Histoire.

Ce sont parfois des esclaves qui actionnent la lourde meule, pas des mules comme ici. La besogne est infernale. Il faut tourner en rond et pousser pendant des heures et des heures. Les pauses sont rares. Les pauvres bêtes ont sur les yeux des caches en cuir. Ainsi aveuglées, elles sont plus dociles au milieu de l’agitation du fournil. Elles avancent sans même se rendre compte que leur parcours est sans fin, n’entendant que le grincement des barres de bois qu’elles entraînent, le frottement des pierres et le cliquetis des chaînes auxquelles elles sont attachées.

Animaux ou esclaves, les uns et les autres en sortiront brisés, et tôt ou tard ils finiront par être remplacés. Cela coûte cher. On raconte que dans une grande boulangerie de Rome les clients de passage avaient tendance à disparaître : ils étaient contraints d’actionner les meules tels des esclaves — avant d’être éliminés, sans doute. L’histoire prit fin lorsque les patrons tentèrent de piéger un homme qu’ils avaient pris pour un client ordinaire alors que c’était un légionnaire. Celui-ci réagit en tuant ses assaillants et en révélant l’affaire, ce qui ne manqua pas de faire grand bruit.

La disparition de citoyens ordinaires était monnaie courante au temps des Romains. C’était l’un des nombreux dangers auxquels devaient faire face les voyageurs. Certains empereurs ordonnaient régulièrement aux forces de l’ordre de faire une descente dans les grandes exploitations agricoles pour libérer les citoyens enlevés sur les routes et réduits en esclavage.

Ces pratiques n’avaient certainement pas cours dans les fournils de Pompéi. Mais si vous tombez sur les vestiges d’une boulangerie en vous promenant dans les rues de la ville, vous retrouverez certains aspects de cet univers obscur. Vous constaterez qu’il y a juste assez de place entre deux meules pour que les animaux ou les esclaves les fassent tourner sans se heurter. Ils évoluaient donc dans un espace très restreint. En outre, le sol constitué d’un mortier à base de débris de terre cuite (opus signinum) était très résistant afin d’éviter qu’une ornière ne se creuse avec le temps. On mesure ainsi à quel point la tâche était éreintante pour les hommes comme pour les animaux.

La farine est le pétrole blanc de l’époque. Elle peut faire fonctionner une ville entière. À chaque tour de meule, elle est soigneusement récupérée par des esclaves qui la passent immédiatement au crible pour la débarrasser du son. Le tamisage libère dans l’air une poudre ultrafine qui enfarine tous les visages.

La farine est ensuite travaillée sous nos yeux dans un atelier situé à côté du four. D’autres esclaves la mélangent avec de l’eau et un peu de levain dans des récipients en pierre. Ils procèdent avec une rapidité étonnante. À bien y regarder, on se rend compte qu’ils sont aidés sur cette chaîne de fabrication par un curieux système qui facilite le pétrissage. On pourrait le qualifier de « machine à pain de l’Antiquité », mue par la force de l’homme en guise d’électricité. Il s’agit d’une cuve de pierre en forme de seau. Une sorte de patère en bois est fixée au fond sur un socle mobile. On étire la pâte et on la malaxe en faisant tourner cet élément muni de bras. Le moulin à pétrir est un gain de temps et de fatigue, bien sûr, mais il permet surtout de travailler une plus grande quantité de pâte, ce qui augmente d’autant la production.

Une fois pétrie, on couvre ladite pâte d’un linge et on la laisse reposer plusieurs heures avant de la travailler à nouveau. Avec le façonnage, le boulanger donne littéralement vie aux miches qu’il étale sur une longue planche de bois. Quelques gestes lui suffisent pour leur imprimer la forme souhaitée, en marquer les parts et, dans certains cas, y apposer sa marque. Les pains sont alors immédiatement mis à cuire.

Dans le local exigu où s’affairent les malheureux esclaves, seule une petite fenêtre laisse entrevoir ce qui se passe au-dehors, s’il pleut ou s’il fait beau. C’est d’ailleurs la position du rai de lumière sur le sol ou sur les murs qui leur indique l’heure. S’égrenant sans fin, le temps est prisonnier, comme eux.

Nous remarquons une petite fresque figurant Vénus en train de se contempler dans un miroir. Loin d’anoblir l’endroit, elle le rend encore plus sordide. On se croirait dans une cellule de prison, avec ses graffitis et ses dessins de femmes nues.

Le cours de nos pensées est interrompu par l’esclave au comptoir qui nous tape brusquement sur l’épaule et nous tend un pain. Nous le payons 1 as, l’équivalent de 1,50 euro. Cependant, il est difficile d’établir un taux de change précis. D’après les historiens, 1 sesterce (soit 4 as) valait environ 6 euros à l’époque. Mais la monnaie romaine était soumise elle aussi aux fluctuations. Au début du IIe siècle, sous le règne de Trajan, le sesterce aura perdu près des deux tiers de sa valeur après la récupération de trésors et de mines d’or consécutive à la conquête de la Dacie (plus ou moins la Roumanie d’aujourd’hui).

Nous nous frayons un passage parmi les clients de plus en plus nombreux et quittons la boulangerie. Notre miche de pain est ronde, de la taille d’un gâteau d’une quinzaine de centimètres de diamètre. Huit profondes entailles en étoile dessinent les parts. On pense immédiatement à nos boules de pain de campagne.

La miche porte parfois le nom de l’esclave qui l’a cuite et celui de son maître. Sur un pain retrouvé presque intact à Herculanum, on lit encore : « Fabriqué par Celer, esclave de Quintus Granius Verus. »

Impossible de résister à la tentation. Nous mordons dans le nôtre à pleines dents. Il est chaud, bien levé, la croûte croquante à souhait. Et cette odeur ! Un délice à cette heure matinale, aussi bon qu’un croissant chaud.

Le pain des Romains est légèrement différent de celui que nous consommons : il est souvent épicé, ce qui lui confère une saveur d’autant plus prégnante à la sortie du four. Il est bien croustillant à l’extérieur, et ce grâce à une petite astuce des boulangers. En effet, il y a toujours deux récipients d’eau à côté du four. L’un sert à refroidir les outils, l’autre à humecter les pains à mi-cuisson pour obtenir une croûte bien dorée.

Dans l’Antiquité (et après), le pain présentait une caractéristique plus inquiétante, bien qu’elle ne fût pas perceptible à chaque bouchée. Les meules qui servaient à broyer le grain libéraient de microscopiques fragments de pierre, lesquels finissaient par limer et user les dents. Mais le problème ne se posait pas à Pompéi, car la roche volcanique poreuse était si dure qu’elle ne s’effritait pas, préservant la dentition des habitants. Le pain pompéien ne cacherait-il pas néanmoins quelque secret ?

Les secrets du pain et des gâteaux d’il y a deux mille ans

Nous revoici dans la rue, en train de grignoter notre pain chaud et épicé. Le ciel se teinte de cette même lueur rougeâtre qui illuminait le visage du boulanger. Nous prenons la via dell’Abbondanza en direction du Forum. Juste après le premier carrefour, sur notre droite, se dressent les Thermes de Stabies. Nous sommes tentés d’y jeter un œil mais ne pouvons entrer : les portes sont closes, et nous comprendrons bientôt pourquoi. Alors poursuivons notre chemin. La rue continue, rectiligne et légèrement en pente. Mais nous voulons nous enfoncer plus encore dans Pompéi et prenons la première ruelle sur la droite.

Nous voici vraiment au cœur de la cité. Des gens mettent le nez à la fenêtre, encore endormis, se grattent la tête ou scrutent le ciel pour savoir s’il fera beau, avant de disparaître à l’intérieur. La gifle d’un liquide jeté d’en haut claque sur les pavés : quelqu’un vient de vider en douce un pot de chambre dans la rue — ce qu’interdit la loi et, permettez-moi d’ajouter, une bonne éducation. Nous percevons tous les bruits de la cité qui s’éveille : le grincement des volets qu’on ouvre, la voix douce d’une maman penchée sur un berceau, les pleurs d’un bébé un peu plus loin…

Une charrette attire notre attention. Le bruit de ses roues cerclées de métal n’est rien en comparaison du crissement des essieux. Selon une loi promulguée par Jules César un siècle plus tôt, elle devra avoir quitté la ville une fois le soleil levé. Toutes les grandes cités de l’Empire obéissent à cette règle et Pompéi ne fait pas exception. On le comprend aisément. Si les livraisons et les transports de marchandises avaient lieu pendant la journée, on n’avancerait plus et la circulation serait un enfer. Ainsi, au petit matin, Pompéi se transforme en vaste zone piétonne. Elle le restera jusqu’au soir, quand les véhicules reprendront leurs droits.

Cette rue que nous avons empruntée, vous la connaissez tous. Pourquoi ? Parce qu’elle conduit au lupanar, sans doute le bordel le plus célèbre au monde. Tous les touristes veulent le visiter, ce que nous ferons nous aussi, mais un peu plus tard. Pour l’heure, contentons-nous de passer devant. Il se situe à la croisée de deux artères, d’où son étrange forme en pointe. On dirait la proue d’un navire échoué au beau milieu de l’intersection.

Un homme sort en titubant par la porte de derrière. Il est clair qu’il a passé une bonne partie de la nuit en compagnie de prostituées aux noms exotiques et qu’elles l’ont fait boire pour le plumer. Mais de jour, les clients sont plus nombreux et les rapports sont expédiés vite fait bien fait. D’ailleurs un autre homme s’impatiente. Au bout de quelques secondes il entre à la hâte, écartant un rideau. Cet endroit connaît encore moins de temps morts que les fournils de Pompéi.

À propos de fournil, une fois passé le lupanar, l’odeur du pain frais chatouille à nouveau nos narines. Mais combien y a-t-il donc de boulangeries en ville ? Plus d’une trentaine. Toutes ne possèdent pas leurs propres meules, ce qui suppose l’existence de moulins dans les environs. On imagine le va-et-vient des sacs de farine, sur des charrettes durant la nuit, à dos de mule ou d’homme durant le jour. Ces transporteurs (saccarii) forment une puissante corporation, capable de mettre toute la cité à genoux s’ils décident de se croiser les bras (comme nos chauffeurs routiers).

Certains des graffitis couvrant les murs de Pompéi laissent supposer l’existence d’un réseau de transport efficace. Quantité de chiffres gravés nous rappellent ce qu’inscrivent les prisonniers sur les parois de leurs cellules pour marquer les jours. Selon les archéologues, il s’agirait de décomptes des marchandises ou d’heures de travail.

Plusieurs de ces chiffres sont encore bien lisibles si longtemps après, tels ceux de la boulangerie que nous venons de visiter dans la maison des Chastes Amants. Ils sont justement à l’endroit où l’esclave nous a vendu le pain, sur le mur de gauche, près de l’entrée. Il faut savoir que la moitié seulement des fournils de Pompéi possède un espace de vente directe bien délimité à l’intérieur de la boutique, ce qui en fait des boulangeries à part entière. Les autres produisent du pain en gros qui sera soit livré aux tavernes (popinae), aux restaurants, aux auberges (cauponae) et chez les riches, soit distribué aux vendeurs ambulants qui sillonnent la ville, notamment à l’heure du déjeuner.

La boulangerie que nous avons explorée se distingue par un service de livraison effectué avec ses propres « camionnettes ». Durant l’éruption du Vesuvius, les deux mules affectées aux meules trouveront refuge dans le local du pétrin. Mais ce ne sont pas les seuls animaux du fournil. Dans une pièce adjacente, les archéologues ont mis au jour les squelettes de cinq chevaux, mules ou ânes (on ne sait pas précisément) employés aux livraisons, qu’ils transportaient probablement dans des paniers.

Un grand choix de pains et de pâtisseries

Le pain était un aliment de base à Pompéi, en particulier chez les pauvres. Selon certaines estimations, il représentait 80 pour cent de l’alimentation des couches inférieures de la société romaine. On comprend mieux alors les distributions gratuites en période électorale, ou quand menaçait la famine.

Une fresque pompéienne illustre ce propos. On y voit un personnage en tunique blanche assis sur un comptoir en pierre et entouré de miches de pain. Il en tend une à deux hommes enveloppés dans des vêtements épais, aux côtés d’un enfant qui ne cache ni sa faim ni sa joie. Dans la plupart des guides, l’homme en blanc est présenté comme un boulanger. Il s’agit plus probablement d’un candidat aux élections ou d’un magistrat de Pompéi offrant du pain aux indigents ou à ses électeurs potentiels. Les capes des clients indiquent que la scène se passe en hiver ou en automne, période à laquelle la distribution gratuite devenait une nécessité.

En regardant plus attentivement, on note une certaine variété de produits sur le comptoir. Les Romains pouvaient compter au bas mot sur une dizaine de pains différents. Il existait même des biscuits pour chien ! Pétri avec la farine la plus pure, le pain blanc était réservé aux riches. Les pauvres et les esclaves se contentaient de pain noir fabriqué avec ce qui restait au fond du tamis. Ce dernier correspond au pain complet d’aujourd’hui, parfois conseillé pour la santé, mais, à l’époque romaine, celui qu’on appelait le pain de la « dernière farine » était considéré comme un aliment de très mauvaise qualité.

Les pains variaient aussi en fonction des ingrédients — blé, orge ou millet. Sur les comptoirs des boulangers, on trouvait également de savoureux petits pains au moût de raisin ainsi que du pain du Picénum, que l’on trempait dans le lait. Chez ceux qui disposaient de petits fourneaux en terre cuite, on trouvait même du panis clibanicius, une sorte de pain brioché.

Avant d’enfourner les miches, certains les badigeonnaient de blanc d’œuf avec un pinceau pour y coller des graines de céleri ou d’anis. Le résultat, on s’en doute, était un goût assez prononcé rappelant les saveurs de l’Inde ou du Moyen-Orient.

En reprenant notre promenade dans les rues de Pompéi, nous avons repéré une autre boulangerie à quelques pas du lupanar. À la différence de la précédente, celle-ci propose aussi des gâteaux — une pâtisserie de l’Antiquité, en somme ! À peine nous sommes-nous arrêtés qu’un serviteur nous rentre dedans, une énorme corbeille dans les bras. Et il n’est pas le seul : d’autres surgissent à intervalles réguliers. C’est l’heure des livraisons pour cet établissement qui ne vend qu’en gros.

Nous savons de source sûre qu’il appartient à l’une des plus anciennes familles de Pompéi. Après une période de déclin, les Popidii sont de nouveau en pleine ascension. Numerius Popidius Priscus, le propriétaire, a confié la gestion de l’établissement à son affranchi (libertus) et habite juste à côté, dans une belle maison qui communique avec le commerce. Il a fait fortune grâce au négoce du vin et à sa fabrique de tuiles, doublée d’un atelier de figurines.

Ceux qui découvrirent sa magnifique demeure la baptisèrent « maison des Marbres », bien que ce ne soit pas pour la raison que vous croyez. En effet, marbres et tuiles ne l’ornaient pas mais étaient entreposés par terre, ce qui signifie qu’elle était en cours de restauration. Et ce n’était pas la seule, comme nous le constaterons au fil de notre récit. Ce sont là d’autres indices d’une éruption imminente. Et ces signes avant-coureurs, vous le verrez, vont s’accumuler.

La maison des Marbres intrigua aussi les archéologues à cause d’une inscription énigmatique en caractères grecs : domus pertusa, qui signifie « maison percée, ouverte ». Ces mots voudraient dire que dans les mois qui suivirent la catastrophe des propriétaires survivants de Pompéi auraient donné l’ordre, avec l’accord des autorités, que l’on fouille sous les couches de ponces pour récupérer les objets les plus précieux. Si c’est le cas, par qui cet ordre a-t-il été donné, concernant la maison des Marbres ?

Après une tragédie comme celle de 79 après J.-C., qui avait décimé des milliers de personnes, dont des familles entières, il devenait extrêmement compliqué de savoir à qui revenait un héritage. En outre, les archives de la ville ayant été détruites, il était difficile de délimiter les propriétés ensevelies. On peut penser que l’initiative des fouilles revint au chef de famille, Numerius Popidius Priscus, un personnage influent qui aurait donc échappé à la mort. Peut-être se trouvait-il ailleurs lors de l’éruption, dans la mesure où sa maison était en cours de restauration. Pouvons-nous le compter parmi les survivants ? Nous ne le saurons jamais…

Toujours est-il que les pâtisseries de Pompéi (cupedinarii) fabriquaient des délices particulièrement prisées il y a deux mille ans : des gâteaux de froment fourrés aux raisins et aux noix, par exemple, ou des adipata, ces biscuits bourrés de graisse et redoutables pour le cholestérol. Et puis n’oublions pas de petites gourmandises dans lesquelles il fallait oser croquer : les priapes au pain d’épice. À l’occasion, les boulangers pouvaient satisfaire une demande spéciale pour un banquet. On songe en particulier à un dessert très apprécié des Pompéiens, constitué d’une couche de semoule et d’une couche de fromage enfermées entre deux couches de pâte.

Le pain lui-même pouvait devenir une douceur à laquelle il était difficile de résister. Les boulangers et les cuisiniers de la Rome antique cultivaient l’art de la surprise. Une petite touche de fantaisie, et le tour était joué. Voici notamment une suggestion de Marcus Gavius Apicius, un riche Romain passionné de cuisine, qui nous a légué des recettes mémorables : prenez des petits pains d’Afrique au moût de raisin, raclez-en la croûte et faites-les tremper dans du lait ; quand ils sont bien imbibés, mettez-les au four et laissez-les cuire à feu doux pour qu’ils ne se dessèchent pas ; après les avoir sortis, nappez-les de miel en prenant soin de les piquer au préalable pour qu’ils s’en imprègnent mieux ; saupoudrez de poivre et servez.

Pourquoi ne pas essayer ? La curiosité nous pousse à y goûter et la tentation est grande… Mais poursuivons nos déambulations dans Pompéi. Qui sait combien d’autres fours sont allumés à cette heure-ci, où cuisent pains et gâteaux ? Ils sont nombreux, c’est certain, sans compter ceux que l’on a allumés dans les maisons pour faire chauffer le lait et les plats du petit déjeuner. Il y a pourtant un autre four, non loin de là, qui réclame toute notre attention, un four aux dimensions colossales qui provoquera très bientôt mort et destruction.

Il se trouve dans le ventre du Vesuvius. Que se passe-t-il donc en ce moment dans les entrailles de la montagne ?

Ce qui couve sous le sol

Une bombe à retardement amorcée des siècles plus tôt se cache sous les pieds des Pompéiens qui ne se doutent de rien. Un lac de feu aux dimensions apocalyptiques s’étend là-dessous, à seulement 5 kilomètres de profondeur. Emprisonné dans une sorte de réservoir souterrain, ce brasier infernal ne demande qu’à remonter à la surface. Seul le petit conduit obstrué de l’ancien volcan l’en sépare. Pour bien comprendre la situation, essayez d’imaginer l’équivalent de 2,5 kilomètres cubes de roches en fusion à une température avoisinant les 1 000 degrés.

Personne n’a conscience de vivre aussi près d’un tel enfer, car 5 kilomètres c’est bien peu pour contenir la violence de la bombe qui va exploser. Et pourtant, il y a un indice : le magma en sous-sol a réchauffé la roche. La nappe phréatique s’est réchauffée elle aussi, voire transformée en vapeur, ce qui a engendré la formation de sources hydrothermales, des sources chaudes caractérisées par une forte odeur de soufre. Un système géothermique naturel s’est donc créé, pour reprendre la définition des vulcanologues. Autant dire qu’à notre époque ce genre d’indice d’une activité sismique impose une surveillance constante, mais il y a vingt siècles ce phénomène ne représentait en rien une menace et pouvait même être perçu comme un don des dieux.

Surtout, personne ne sait qu’au cours des dernières décennies cet immense lac souterrain a augmenté de volume, aspirant le magma des profondeurs comme si le volcan préparait patiemment son attaque mortelle. Cet apport incessant est impossible à endiguer, or la chambre magmatique contenant le lac de feu n’est pas extensible. Plus il y a de magma, plus il fait pression sur les parois de cette poche de stockage et déforme les roches voisines, engendrant les tremblements de terre qui frappent la zone du Vesuvius depuis des années.

À présent, la pression à l’intérieur du réservoir s’accroît de manière exponentielle. La nature en a décidé ainsi : l’éruption est imminente.

Le volcan envoyait donc des messages très clairs depuis des lustres, mais nul ne les a compris. Nous ne cesserons de le répéter au fur et à mesure qu’apparaîtront des signes avant-coureurs que nous, hommes du XXIe siècle, savons interpréter, contrairement aux Romains d’il y a deux mille ans. De nos jours, les indices recueillis par les scientifiques auraient déclenché le signal d’alarme. Mais, à l’époque, les séismes passaient pour une caractéristique naturelle de la Campanie — « l’endroit où la terre tremble », vous aurait dit un Pompéien. Aujourd’hui encore, malgré la menace qui pèse et les terribles leçons du passé, les habitants de la région sont fatalistes. Que dire alors des hommes de l’Antiquité ?