HIC FUIMUS CARI DUO NOS SINE FINE SODALES
Nous avons vécu ici tous les deux, compagnons chéris pour toujours.
Nous reprenons notre visite. La rue se remplit peu à peu, mais il est trop tôt pour croiser de riches personnages à pied ou en litière. À cette heure, Pompéi appartient aux esclaves occupés à livrer les marchandises et aux serviteurs qui s’affairent, leur liste de courses à la main. Si l’on pouvait tracer leurs allées et venues sur un plan, elles dessineraient une toile d’araignée finissant par recouvrir toute la ville.
À un carrefour, nous tombons nez à nez avec un garçon chargé d’une corbeille. Nos regards se croisent. Passé le premier instant de surprise, nous le reconnaissons. C’est lui qui nous a servi le pain ce matin. Il nous sourit et passe rapidement son chemin, laissant dans son sillage l’odeur des miches chaudes et des gâteaux à peine sortis du four. La tentation est trop forte… Nous le suivons. Qui donc a commandé toutes ces bonnes choses ?
Passant devant de superbes domus, nous en profitons pour jouer les espions. Un coup d’œil à l’intérieur nous révèle mille et un petits détails de la vie quotidienne à Pompéi de bon matin. Au bout d’un vestibule, une jeune fille en tunique rouge ramène ses cheveux derrière la nuque ; ailleurs, un esclave à genou nettoie les mosaïques de l’atrium ; au seuil d’une autre maison, le maître des lieux donne ses ordres aux esclaves attentifs, alignés devant lui, tête baissée… Chaque demeure nous présente une nouvelle facette des activités rythmant la journée des Pompéiens, et ce quartier illustre à merveille le train de vie fastueux de certains.
Nous revenons au garçon et à sa corbeille ballottée sur sa tête au rythme de ses pas. Il s’arrête devant une grande porte à double battant et frappe. La maison est à deux étages et respire elle aussi le luxe. C’est celle des Vettii, l’une des plus belles qui aient été dégagées à Pompéi.
Les frères Vettii, Aulus Vettius Conviva et Aulus Vettius Restitutus, sont d’anciens esclaves. Après que leur maître les eut affranchis, ils gravirent rapidement les échelons de la société jusqu’à devenir eux-mêmes des maîtres respectés dont dépendent à présent de nombreux serviteurs. Ils n’ont pas pour autant adopté les manières raffinées des notables : ce sont deux parvenus, deux homines novi comme disent les Romains — bref, de vrais ploucs.
Quoi qu’il en soit, les Vettii sont désormais de riches propriétaires terriens et ils gagnent des sommes colossales grâce au négoce du vin et à la vente de produits agricoles. L’un des frères est même membre du collège des augustales, les prêtres qui honorent le défunt Auguste comme un dieu, avec force temples et sacrifices.
Un esclave ouvre la porte. Il dévisage notre commis et le fait entrer. Nous lui emboîtons le pas. La première impression est surprenante. Le vestibulum encore empreint du froid de la nuit nous arrache un frisson. Dans la pénombre, nous devinons la silhouette d’un homme immobile contre un mur. Qui est-ce ? Quelques pas plus loin, nous voici devant une fresque souvent reproduite aujourd’hui dans les livres et sur les cartes postales. Priape y est représenté d’une manière presque grotesque. La divinité pose son sexe à la taille démesurée sur le plateau d’une balance, tandis qu’un sac rempli de pièces de monnaie fait contrepoids de l’autre côté. Cette œuvre nous adresse un message de bon augure dans lequel l’organe sexuel, symbole de vie, pèse autant que l’argent. Autrement dit, santé et richesse, auxquelles aspirent les propriétaires, sont figurées ici pour protéger la maison et en éloigner dès le seuil le mauvais œil, la convoitise et l’infortune. Mais ce n’est pas tout : la belle corbeille débordant de fruits au pied de la balance est un autre symbole de prospérité pour la maison et ses occupants.
Notre jeune esclave ralentit, attiré par une inscription assez discrète. On l’a placée près de l’entrée afin qu’elle puisse être lue du plus grand nombre. Il y est écrit qu’Eutychis, une Grecque aux manières raffinées (moribus bellis), se donne pour 2 as. Comprenez qu’une esclave de cette domus propose ses charmes au tout-venant pour une somme dérisoire : 2 as ! À peine le prix d’un verre de piquette. Comment est-ce possible ? De nos jours, personne n’afficherait à l’entrée de sa maison que la bonne se prostitue, encore moins chez l’une des familles les plus riches de la ville. Il en va pourtant autrement à l’époque romaine. Une fois de plus, il est clair qu’un investissement — « humain », en l’occurrence — doit toujours rapporter. Peu importe quand, peu importe comment.
Le garçon continue d’avancer, sa corbeille dans les bras. Le corridor débouche sur l’atrium, où un décor somptueux nous attend. Depuis l’entrée, on entrevoit parfaitement l’enfilade classique vestibulum-atrium-péristyle, sans séparations comme d’habitude. Imaginez que vous abattiez les murs de votre domicile : vous embrasseriez du regard le salon de votre voisin, les plantes sur la terrasse du locataire suivant et ainsi de suite.
L’atrium est immense, et bien sûr les murs sont couverts de fresques et de tableaux. Le toit est percé d’un large compluvium au larmier bordé de gargouilles en forme de têtes de loup et de palmettes. Deux énormes coffres trônent face à face, de chaque côté de la pièce. De nos jours, on aurait plutôt tendance à cacher les coffres-forts dans un placard ou derrière un tableau. À l’époque romaine, c’est tout le contraire. On affiche ostensiblement sa richesse et les arcae sont bien en vue dès l’entrée de la maison. Il va de soi que leur taille doit en imposer, et celles des frères Vettii n’échappent pas à la règle.
L’atrium est entouré de pièces décorées de superbes fresques mythologiques qui se détachent sur l’ocre jaune des murs : Leda et Jupiter, qui a pris la forme d’un cygne ; Danaé et Jupiter encore, métamorphosé cette fois en pluie d’or. Outre ces scènes, de faux corridors conduisent vers de lointaines tonnelles. Deux mille ans plus tard, nous restons bouche bée devant l’élégance de l’ensemble et l’équilibre des proportions. À n’en pas douter, ces merveilles ont été réalisées par les meilleurs peintres de Pompéi. Peut-être sont-ils venus de loin, voire de l’étranger.
Notre commis est sans voix lui aussi. Son visage plein de farine se tourne maintenant vers le splendide jardin au bout de la maison, où l’on aperçoit des statues. Tout est si paisible ! L’agréable parfum qui flotte dans l’air n’est autre que celui de bois exotiques au prix exorbitant que l’on a mis à brûler sur le brasero pour parfumer les pièces réservées aux maîtres. Ici l’air respire la richesse au sens propre du terme.
La demeure des Vettii est très grande. Elle résulte de la réunion de deux domus. Le garçon se tord le cou : il voudrait tout voir. Mais une main sur son épaule lui rappelle brusquement qu’il doit emprunter sur le côté un passage qui le conduira dans la partie affectée aux esclaves. Dès les premiers pas, le décor change du tout au tout. Nous sommes dans un autre monde. Le bruit des voix a remplacé le silence. La senteur délicate des bois orientaux s’évapore sur le pas de la porte : seules de fortes odeurs de cuisine envahissent nos narines.
La première pièce est l’ancien atrium de l’une des deux domus. Il est plus petit et intime que le premier. Le bassin au centre n’est pas en marbre mais en tuf. Un murmure étouffé sur sa gauche attire l’attention du garçon. Un laraire est placé en évidence contre le mur, deux colonnes soutenant un fronton triangulaire. C’est un véritable temple domestique, car il est destiné à un culte qui se pratique à domicile.
Accompagné d’un esclave, l’affranchi de confiance est en train d’accomplir un rituel, les yeux fermés, la paume des mains tournée vers le haut. Ses invocations font vaciller une flamme sur un petit autel de marbre placé au centre du laraire. Il vient d’y émietter du pain et s’apprête à verser quelques gouttes de vin en sacrifice.
Nous remarquons plusieurs statuettes en bronze à l’intérieur de l’édicule : il y a là Mercure, protecteur des marchands (mais aussi des voleurs !) et deux lares, les divinités protectrices du foyer. Leur nom vient du mot étrusque lar, « père ». Elles incarnent en effet l’âme des ancêtres et protègent la maison contre les maladies, les accidents, la mort et tous les malheurs dont ses occupants pourraient être frappés. Dans l’Antiquité, de tels rites reviennent à souscrire une assurance contre les incendies, le vol et tout autre accident domestique. Honorer les lares est une pratique d’autant plus répandue à Pompéi que les tremblements de terre y sont fréquents.
La beauté de la fresque qui orne la niche de ce laraire lui vaut d’être citée dans tous les documents archéologiques sur la question. On y voit deux lares en train de danser sous les traits de deux jeunes gens aux cheveux longs, leur tunique flottant au rythme de leurs mouvements. Chacun lève en l’air un rhyton, un vase à boire en forme de corne. Ces deux divinités encadrent un personnage drapé dans une toge, la tête couverte. Il s’agit du génie, l’esprit tutélaire veillant sur le sort de la famille. Un serpent de la taille d’un boa géant s’étend à leurs pieds. C’est Agathodémon, qui incarne l’esprit protecteur du plus vieil ancêtre de la gens. Vous l’aurez compris, dans l’esprit des Romains ce petit temple est l’équivalent d’un paratonnerre censé protéger des foudres du destin en veillant à la fois sur la maison, sur ses propriétaires et sur leurs occupations.
Mais revenons à notre livreur, lequel est arrivé dans la pièce où se concentre toute l’activité à cette heure matinale : la cuisine. C’est de là que venaient les voix entendues depuis l’atrium. Quelques esclaves des deux sexes préparent le repas. Celui-ci découpe des légumes avec un couteau sur une planche creusée par l’usure ; celui-là tourne une louche en bois dans un caccabus, sorte de petite marmite ; cet autre tourne un moulin à main. On se croirait dans un restaurant, avec plus de petites mains, cependant, chacune affairée à sa tâche. La clef de voûte de l’endroit est le grand comptoir en pierre qui fait office de plan de cuisson. Les récipients sont mis à chauffer sur des trépieds en fer sous lesquels on a étalé des braises.
Le garçon observe une jeune esclave gracile en train de manipuler un objet métallique des plus singuliers à nos yeux, mais qui n’a rien de bizarre pour un Romain.
C’est un briquet à silex, très répandu dans les maisons d’alors et aussi banal que notre briquet à gaz aujourd’hui. Il y en avait des milliers à Pompéi, et pourtant vous n’en verrez pas un seul dans les musées. Comment expliquer ce mystère ? Dans la mesure où ils étaient petits et en fer, ils se sont tout simplement mal conservés. Le métal s’est déformé sous l’effet de l’oxydation, voire carrément désagrégé.
Quelle était la forme de ces objets usuels et comment les Romains allumaient-ils un feu ? Les briquets à silex ont été utilisés par les ancêtres de nos ancêtres durant des siècles et des siècles. (Les allumettes, elles, datent seulement du XIXe siècle.) Dans la plupart des maisons romaines, on allumait un feu en frappant un éclat ou un bloc de silex avec cette petite barre en fer trempé. Dans le fond, c’est le même principe que celui des armes à feu à l’époque des batailles napoléoniennes : quand on appuyait sur la détente, un silex venait frotter contre une surface en fer et produisait des étincelles qui allumaient la poudre.
Or les Romains ne connaissaient pas la poudre à canon. À chaque coup, ils faisaient donc pleuvoir les étincelles sur un matériau qui servait d’amorce : du duvet ou une mince couche d’un champignon qui se développait sur les arbres. L’étincelle n’enflammait pas le matériau mais déclenchait la combustion. (Songez par exemple au bord incandescent d’une feuille de journal qui va prendre feu.) Il fallait ensuite placer cet embryon de flamme sur une matière inflammable comme de la paille, en soufflant doucement. Quand on avait l’habitude, comme c’est le cas pour cette jeune esclave, moins de trente secondes suffisaient — vous avez peut-être mis plus de temps à lire toutes ces explications !
Les odeurs de cuisine nous ramènent à nos fourneaux. Dans les casseroles, la viande d’hier soir mijote avec des épices. Pourquoi si tôt ? Parce qu’elle va constituer le petit déjeuner des maîtres de maison, avec du vin, des olives, des œufs, quelques anchois, de la ricotta et d’autres fromages. Les Romains ont en effet l’habitude de finir le matin la viande et le vin de la veille. Le pain et les focacce que le jeune commis vient d’apporter complètent ce repas. On les consomme en général avec du miel, parfois on les trempe dans du lait. Et si ce mélange de viande, de miel, de poisson, d’œufs, de lait et de fromage vous arrache une grimace, jetez un œil sur le buffet du petit déjeuner dans un hôtel international : vous y retrouverez pratiquement les mêmes aliments. Il est vrai qu’en France ou en Italie nous sommes habitués à une collation légère. Dans les pays scandinaves et anglo-saxons, le bacon, le miel, les harengs et les saucisses nous rappellent étrangement le menu matinal d’un Romain aisé.
Tiens ! Où est donc passé notre livreur ? La corbeille est là dans un coin, vide. La jeune esclave qui allumait le feu a disparu elle aussi, et comme par hasard elle s’appelle Eutychis… L’une des pièces attenantes à la cuisine n’est autre que l’alcôve où elle se prostitue. Ses prix sont si ridicules que même le jeune commis peut se payer du bon temps avec elle. Aujourd’hui encore, les murs présentent des indices sans équivoque sur l’usage de ce cubiculum : une série de petits dessins érotiques représentent un homme et une femme dans diverses positions.
À côté, les autres esclaves ne prêtent pas la moindre attention à ce qui se passe et continuent de discuter comme si de rien n’était. Quand le petit déjeuner est prêt, ils sortent en file indienne, emportant les plateaux en argent et les assiettes sur lesquelles sont présentés les différents plats. Nous les suivons, traversons l’atrium et nous retrouvons dans ce petit paradis qu’est le jardin intérieur de la maison.
À cette saison, ce ne sont plus les plantes mais les fontaines et les statues qui enchantent les lieux. En temps normal, on ne peut qu’admirer les jets d’eau qui donnent vie à ce lieu, mais ce matin toutes les fontaines se taisent. Un peu plus loin, devant une colonne, un amour fait face à un autre, tous deux avec une oie sous le bras. En principe, un mince filet d’eau s’écoule du bec de ces volatiles pour retomber exactement au centre d’une vasque en marbre. Aujourd’hui, rien.
Une autre sculpture en marbre blanc représente Priape, et les soirs de banquet l’eau jaillit sans interruption de son organe démesuré en érection. Ce n’est pas la seule référence à une sexualité hors norme chez les Vettii. L’une des trois grandes scènes qui décorent une pièce donnant sur le péristyle nous montre ainsi Dédale présentant à Pasiphaé la vache en bois dans laquelle elle se cachera pour s’accoupler avec le taureau blanc dont elle est tombée amoureuse. Cette passion contre nature et le taureau sont l’œuvre de Neptune. De cette union naîtra le Minotaure.
Quelles sont ces voix que nous entendons soudain ? On dirait qu’elles viennent du triclinium, d’où les esclaves sont repartis en silence après avoir servi les plats. Nous approchons et nous nous retrouvons devant le banquet matinal. C’est alors que nous découvrons que les deux frères allongés sur les lits de table sont des jumeaux. Voilà pourquoi les Vettii ne font qu’un depuis toujours. Ils ne se sont jamais quittés. Il semble qu’ils n’aient jamais fondé leur propre famille. Unis dans le ventre maternel, unis dans la vie. Les deux hommes ont fini par devenir obèses à force d’ingurgiter ces mets raffinés auxquels ils n’ont pu goûter durant tant d’années. Ils parlent fort, affichent leur richesse avec ostentation et maltraitent leurs serviteurs.
Quel étrange destin que celui des affranchis : loin d’éprouver de la compassion pour ceux qui vivent ce qu’eux-mêmes ont vécu pendant si longtemps, ils considèrent les esclaves avec mépris, comme s’ils prenaient leur revanche.
Tout est luxe autour de nous. Il n’y a pas une fresque qui ne soit un chef-d’œuvre. Les vêtements des deux frères sont cousus de fils d’or. Ils sont étendus sur des lits ornés de plaques d’ivoire africain sculptées. Ils mangent dans des coupes en argent ciselé. Ils portent d’énormes bagues serties de pierres précieuses. Ce que nous voyons n’est pourtant qu’une tentative maladroite de cacher leur ignorance, leurs manières grossières et leurs origines plus que modestes. Tout en mâchouillant des pastilles contre la mauvaise haleine (les Romains en usent et en abusent), ils examinent avec cupidité le contenu d’un coffret — l’équivalent dans l’Antiquité du catalogue d’un bijoutier (gemmarius).
Nous avons bien compris qui sont ces hommes, malgré les vingt siècles qui nous séparent d’eux. Lorsque les archéologues ont dégagé leur fabuleuse demeure, ils ont découvert dans le triclinium certaines des peintures les plus raffinées et les plus intéressantes de l’époque romaine. Parmi ces merveilles, une frise courant tout autour de la salle à manger dépeint des amours livrés à maintes occupations de la vie quotidienne et nous offre ainsi une petite encyclopédie sur les activités rurales et artisanales au début de notre ère. Tisserands, parfumeurs, orfèvres, tailleurs nous présentent toutes les étapes de leur métier. On apprend également comment se déroulent les vendanges.
Le spectateur est fasciné par la finesse de la touche, le souci du détail jusque dans les outils, la délicatesse des amours. Mais quand on prend du recul et que l’on observe la fresque dans son ensemble, une question nous vient aussitôt à l’esprit : pourquoi ici ? La réponse est simple : pour bien expliquer aux convives l’origine de la fortune des Vettii. Cette œuvre est à l’époque romaine ce que les enseignes lumineuses de Broadway sont à la nôtre. Elle nous rappelle de manière flagrante des scènes du Satyricon de Pétrone, disparu une dizaine d’années plus tôt. Dans son roman, il raconte un banquet organisé par Trimalchion — affranchi et nouveau riche, comme par hasard. À un certain moment, un esclave énumère même tous les biens et toutes les sources de revenus de cet homme d’une indécrottable grossièreté.
Le lecteur d’aujourd’hui voit dans cette œuvre une parodie d’une drôlerie irrésistible, la caricature de gens ayant réellement vécu au Ier siècle après J.-C. Lorsqu’on visite la maison des Vettii, on se dit que Pétrone avait décidément raison à propos de ces affranchis riches comme Crésus. Tout en regardant la frise peuplée d’amours, on croirait presque l’entendre parler ou le voir sourire.