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Mr. Parker agita un instant le lourd trousseau de clefs avant de le déposer sur la table :

— C’est long quatre ans d’absence, dit-il d’une voix si sèchement polie que Charles Moray ne put s’empêcher d’y percevoir un reproche.

Quatre ans d’absence et l’abandon des affaires familiales qui en avait résulté constituaient aux yeux de son homme d’affaires une véritable démission. Un fils unique qui hérite du patrimoine familial n’avait pas à courir le monde. Il lui fallait dès à présent reprendre sa place de citoyen au Parlement – celle-là même que ses ancêtres avaient occupée depuis trois générations – et se ranger définitivement.

Charles ramassa le trousseau de clefs, le contempla d’un air songeur, puis l’enfouit dans sa poche.

— J’imagine que vous ne vous installerez pas à Thorney Lane ce soir, demanda Mr. Parker.

— Non, je suis descendu au Luxe. J’avais seulement l’intention de prendre les clefs et d’aller y jeter un œil.

— Si je vous pose cette question, c’est que votre gardien, Lattery, doit être absent comme tous les jeudis ; il vient régulièrement ce jour-là, à cinq heures, toucher ses gages et vous pourriez, à juste titre, vous étonner de trouver la maison abandonnée.

— Je n’irai certainement pas ce soir à Thorney Lane, répondit Charles en consultant sa montre, car j’ai invité à dîner mon ami Millar, dont vous devez vous souvenir.

Mr. Parker s’en souvenait en effet et apparemment sans grand enthousiasme. Charles se leva :

— J’irai demain ; ensuite je signerai tous les papiers que vous voulez.

Ayant pris congé de Mr. Parker, Charles se dirigea vers le Luxe : il bruinait et cette soirée glacée d’octobre aurait dû impressionner désagréablement celui qui venait de passer quatre ans sous le soleil des tropiques. Mais il éprouvait une telle douceur à se retrouver au pays natal, qu’il respirait avec délices l’air humide !…

Le désespoir et la colère qui lui avaient fait fuir l’Angleterre s’étaient évanouis, consumés dans les cendres de l’oubli par la violence même de leurs flammes…

Il parvenait même à penser à Margaret Langton sans haine, ni souffrance. Margaret devait être mariée… Une jeune fille n’abandonne pas son fiancé, à la veille de ses noces, sans avoir un autre amour au cœur… Oui, sûrement elle était mariée, ils se rencontreraient probablement un jour ou l’autre ; que serait cette rencontre ? Douloureuse peut-être, mais en tout cas intéressante.

Un télégramme d’Archie Millar l’attendait au Luxe : « Désolé, tante Élisabeth me télégraphie venir immédiatement, impossible sortir avec vous ce soir. Archie. »

Charles dîna donc solitairement. Au potage, il regrettait Archie ; au poisson, il l’avait déjà oublié, et ne se sentait plus aucun désir de passer la soirée avec son ami, ni d’aller au théâtre, mais il avait hâte de revoir la vieille maison familiale devenue sienne et de s’y retrouver seul avec ses souvenirs, sans entendre les plaintes de Lattery et de sa femme sur les méfaits de l’humidité. « Il n’y a rien à faire, monsieur, et croyez-moi j’en connais un bout sur l’humidité. » Malgré les années, Charles se remémorait parfaitement sa voix querelleuse et stridente. Non ! Tout plutôt que de parler à Mrs. Lattery… Mais il voulait revoir la maison.

Tandis qu’il cheminait, le visage fouetté par un vent d’ouest chaud et mouillé de pluie, son impatience grandissait. Cette maison l’attirait comme un aimant. Son arrière-grand-père l’avait construite, son grand-père, son père et lui-même y étaient nés, quatre générations déjà s’y étaient succédé et la maison abandonnée depuis la mort de son dernier propriétaire l’attendait.

À l’époque où Archibald Moray avait acquis la terre, Thorney Lane n’était qu’un terrain vague traversé de chemins creux, dont les haies se couvraient en mai de fleurs aussi blanches que le lait et, dès octobre, de ces baies rouge sombre dont les oiseaux sont friands. Une allée pavée, fermée par une barrière en bois, avait eu raison de ce foisonnement végétal. Un peu avant d’arriver à Thorney Lane, une route séparait le pâté de maisons anciennes de Thornhill Square de celles plus récentes de George Street ; le vieux sentier, qui naguère serpentait si joliment entre les haies, n’était plus maintenant qu’une rue droite, entre deux murs de briques. Au 1 de Thornhill Square, la demeure de Moray fermait l’angle de la rue.

Charles gravit l’allée et tourna à droite. Arrivé en face d’une porte encastrée dans le mur, il sortit les clefs que lui avait remises Mr. Parker. Il savait que, même sans lumière, il pourrait retrouver, entre toutes, celle dont il s’était servi si souvent, alors qu’il revenait à la nuit tombée de se promener dans l’étroit sentier avec Margaret.

Il se demandait si les Pelham habitaient encore 12, George Street et si Freddy Pelham avait appris quelques nouvelles histoires pendant ces dernières années. Freddy, dont les interminables récits ne signifiaient rien !… Même au moment où il aimait le plus passionnément Margaret, il avait toujours eu de la peine à supporter le beau-père de sa fiancée. Au moins, maintenant, n’avait-il plus à rire des histoires de Freddy !

Il palpa les clefs jusqu’à trouver celle marquée d’une encoche ; de ses doigts il tâtait la porte à la recherche du canon de la serrure, lorsqu’elle céda sous la simple pression de sa main : il fallait que Lattery fût devenu bien négligent pour avoir pris l’habitude de sortir ainsi en laissant les portes entrouvertes…

Le jardin était plongé dans l’obscurité : le haut mur de brique étouffait la lumière qui était censée éclairer Thorney Lane et l’allée qui y conduisait, Charles poursuivit néanmoins sa route aussi facilement qu’en plein jour. Guidé par le souvenir, il devina l’arbuste épineux, dernier survivant de l’ancienne haie. Plus loin, le bosquet de lavande parfumée qu’il frôla en passant, et tout au bout du grand jardin, la salle de bal et la terrasse que son grand-père avait fait construire.

Charles passa devant les hautes fenêtres sombres séparées par des colonnes élancées. Tout naturellement il se reportait par la pensée à cette nuit de juin où chaque fenêtre brillamment éclairée était ouverte sur le crépuscule d’été et où les danseurs n’avaient qu’à descendre deux marches de marbre, encadrées de piliers, pour se trouver au milieu des fleurs.

Fronçant les sourcils, il releva la tête d’un air de défi : À quoi bon conserver le souvenir de ce soir de juin qui ne signifiait plus rien pour lui ? Pourquoi chasser ces souvenirs ? Si le passé avait ses fantômes mieux valait les affronter une fois pour toutes et leur dire adieu pour toujours. Il revécut soudain avec une intensité singulière les dernières heures de ses fiançailles ; il revoyait le père de Margaret heureux et fier, la revoyait en robe blanche et argent, radieuse et presque belle ce soir-là. Il aurait juré alors que cette beauté et ce rayonnement provenaient d’une joie intérieure que leur prochain mariage, fixé pour la semaine suivante, expliquait facilement… et le jour suivant, elle lui avait renvoyé sa bague !

Quel fou il avait été ! Il était alors si épris de sa fiancée, si confiant en elle, qu’il n’avait pas voulu croire tout d’abord ce qu’elle lui avait pourtant écrit de sa propre main. Il avait vainement tenté de l’atteindre au téléphone puis il avait couru chez les Pelham pour apprendre hélas ! que leur fille avait quitté Londres.

Ce n’est que le soir, en lisant les journaux, qu’il avait pris conscience de la triste vérité : tous annonçaient que le mariage de Mr. Charles Moray avec Miss Margaret Langton n’aurait pas lieu.

Son désespoir l’avait chassé hors d’Angleterre. De toute sa vie, il n’avait jamais eu de problèmes d’argent et il était libre de voyager à sa guise. Par les Indes et le Tibet, il avait donc gagné la Chine mystérieuse, presque inconnue des Européens. À Pékin, il rencontra Justin Parr au moment où celui-ci, sur le point de s’embarquer pour un voyage de découverte en Amérique du Sud, cherchait un compagnon de voyage.

Charles hésitait encore à l’accompagner lorsque son père mourut subitement ; plus rien désormais ne le rappelait dans son pays et il suivit Parr dans son aventureuse expédition, avec le secret espoir d’oublier Margaret.

Ayant eu le courage de défier ses fantômes, il les vit peu à peu s’estomper dans l’air obscur et léger non sans une certaine autosatisfaction et atteignit bientôt l’entrée du jardin. Son contentement se mua soudainement en colère : le portail du jardin était lui aussi ouvert.

Il fut pris d’une furieuse envie de fêter son retour par le renvoi de Lattery… Charles s’arrêta un instant au milieu de l’allée au bout de laquelle une porte à tambour donnait accès dans le hall. Celui-ci était éclairé non par les lustres qui devaient illuminer toute la pièce mais par une seule lampe discrètement voilée. Toute grande maison inspirait la mélancolie… Que signifiait cette lumière ?… La tristesse qu’il ressentait se transforma subitement en allégresse. Son goût de l’aventure, éveillé de nouveau, annihilait tout autre sentiment, il monta l’escalier et s’engagea dans le corridor de droite. Tout l’étage était plongé dans une obscurité que la faible lueur provenant du vestibule ne suffisait pas à dissiper ; il s’apprêtait à faire jouer le commutateur, quand soudain sa main retomba !

Au bout du corridor deux portes se faisaient vis-à-vis ; sous celle de gauche filtrait un rayon de lumière… Il n’y avait plus de doute possible : Mrs. Lattery était dans la pièce ! S’avançant à pas de loup, Charles tendit l’oreille : quelle ne fut pas sa stupeur, en percevant un bruit de voix masculines…

Se glissant alors, avec mille précautions, vers l’autre porte, il parvint, sans donner l’éveil, à pénétrer dans la pièce obscure qui avait été la chambre à coucher de sa mère : cette pièce était séparée du petit salon d’où provenait les voix par un cabinet noir qui avait fait les délices de son enfance. C’était là que la jeune femme rangeait ses robes et il se rappelait encore les étoffes parfumées qui bruissaient lorsqu’on les touchait. Il avait à peine dix ans quand elle mourut et depuis lors, il n’y avait plus jamais eu de robes soyeuses dans la petite pièce sans fenêtres.

En y entrant, Charles fut saisi par l’odeur de renfermé : il y avait assurément longtemps que Mrs. Lattery n’avait pas exercé ici sa lubie de tout aérer ! Comme un aveugle, il poursuivit sa route jusqu’à ce que ses doigts rencontrent la cloison opposée, dont une porte avait été condamnée du vivant de sa mère pour laisser plus de place aux robes. La serrure avait été bouchée et la poignée enlevée.

À l’époque, Charles avait regretté le trou de la serrure qui avait figuré dans ses jeux, mais il se souvenait encore de la joie qu’il avait éprouvée en découvrant un trou qui le remplaçait avantageusement ; à quatre pieds du sol, tout au sommet du panneau, ce trou avait été rempli d’un mélange de glu et de sciure que l’on avait peint en faux bois. Avec une patience infinie, le petit garçon, âgé de neuf ans, avait découpé l’amalgame de telle façon qu’il était possible de l’enlever comme un bouchon ; c’était ce souvenir qui l’avait attiré ce soir dans le cabinet noir. Une grille entrebâillée, une porte d’entrée ouverte, des voix d’hommes dans la maison, tout cela demandait des explications.

Le jeune homme palpa le trou, et doucement, avec précaution, retira le tampon qui le fermait.