12

Le même soir, à sept heures moins le quart, Charles Moray sonnait à la porte de Miss Langton. Ce fut Margaret qui lui ouvrit. Elle restait immobile sur le seuil et regardait le jeune homme avec étonnement :

— Charles, murmura-t-elle d’une voix qui vibra de mécontentement.

Derrière la jeune fille, qui se détachait en ombre chinoise sur le fond lumineux du corridor, Charles distinguait les rideaux pourpres du salon et les teintes vives des coussins. La main sur le bouton de la porte, Margaret ne faisait pas un mouvement pour le laisser entrer.

— Eh bien, demanda-t-il, maintenant que vous êtes bien sûre que c’est moi, puis-je entrer ?

Toujours silencieuse, Margaret rentra dans le salon et s’agenouilla devant la cheminée, pour allumer le feu.

Le jeune homme l’avait suivie. Il mourait d’envie de la regarder, de voir son visage. Une flamme jaillit dans l’âtre ; Margaret se releva et se tourna vers lui. La lumière de la lampe tombait directement sur elle : comme elle était fragile et pâle !… si pâle, que seuls ses yeux foncés, dans lesquels brillait une lueur ardente, semblaient vivants.

La douleur avait passé sur elle en la transformant ; mais sous cet aspect nouveau, Charles retrouvait toujours l’ancienne Margaret… une Margaret qui lui était si familière qu’il fut bouleversé en la contemplant.

— Il m’est impossible de vous garder, disait-elle d’une voix précipitée, je viens de rentrer, et il faut que je prépare mon repas.

— Quel sens de l’hospitalité ! s’exclama Charles. J’étais justement venu vous proposer de vous emmener dîner quelque part, puis d’aller danser ou de passer la soirée au théâtre !

Certes, elle avait vieilli, comme lui sans doute… Pourtant elle n’aurait pas dû changer à ce point… Dans son ovale amaigri, le menton se détachait, aigu… les yeux sombres paraissaient immenses… mais peut-être sa pâleur était-elle due à sa robe noire !… Maintenant, la colère du jeune homme faisait place à une pitié infinie.

— C’est par Freddy que j’ai appris votre adresse, et je tiens à vous dire combien j’ai pensé à vous, depuis qu’Archie m’a annoncé la douloureuse nouvelle.

Margaret recula.

— Je préfère ne pas en parler, dit-elle. Où avez-vous vu Freddy ?

— Il était avec des amis au Luxe. Je n’ai pas encore eu le courage de m’installer à Thorney Lane. L’hôtel est moins solitaire. Nous pourrions y aller dîner, si vous voulez ?

— Non, cela m’est impossible, répondit Margaret.

— Voyons, pour une fois, soyez raisonnable… Cette sortie vous fera du bien… Enterrons le passé pour un soir. Accordons-nous un sursis, comme disent les avocats ! Après tout, il faut bien que vous dîniez.

Margaret leva vers lui ses grands yeux tristes, dans lesquels il crut lire de l’ironie.

— Mon cher Charles, je ne dîne pas, je me contente d’un potage. Les jours d’opulence, j’ajoute un œuf ou une sardine.

— C’est idiot, interrompit Charles, et c’est une raison de plus pour que vous veniez faire un bon repas avec moi, un véritable repas, pas un simulacre…

— Non, je vous remercie, répéta Margaret avec moins de conviction.

Sa douloureuse insomnie de la nuit dernière l’avait laissée lasse et frissonnante… Elle éprouvait le besoin d’un changement, elle désirait s’évader, ne fût-ce que pendant quelques heures, de la dure existence qu’elle menait. La présence de Charles lui rappelait des jours heureux. Sa voix, ses taquineries, ses yeux rieurs, lui donnaient l’ardent désir de retrouver sa vie d’autrefois, de jouir encore des mille choses qui en avaient fait le charme et qu’elle ne connaissait plus.

— Allons, venez, dit Charles, d’une voix radoucie.

Elle ne pouvait plus résister… Pourquoi ne profiterait-elle pas de cette heure inattendue de plaisir dans sa vie sans joie… Ah oui ! Tout oublier pendant cette heure, manger les mets délicats dont elle avait perdu le souvenir, danser, être gaie, sans penser au lendemain…

— Allez vite vous habiller, commanda Charles, nous avons juste le temps.

Resté seul, il regarda la pendule qui ornait la cheminée. Cette pendule verte, en porcelaine de Chine, sur laquelle des fleurs étaient peintes, ils l’avaient achetée ensemble chez un antiquaire de Chelsea, un mois avant leurs fiançailles, à l’occasion du dix-neuvième anniversaire de Margaret. Les aiguilles marquaient sept heures un quart.

— Eh bien, êtes-vous prête ? demanda-t-il.

Au même instant, la jeune fille rentrait dans le petit salon. Rieuse et rougissante à la fois, elle prit la pendule et, l’ayant ouverte, en poussa les aiguilles en arrière ; cinq fois de suite elles firent en grinçant le tour du cadran. Quand elle eut terminé, elle était redevenue l’ancienne Margaret, gaie, vivante, animée…

— Que faites-vous ? lui demanda Charles, étonné.

— Je retarde la pendule de cinq ans, répondit-elle, un peu de défi dans la voix.

Ces cinq années les reportaient à l’époque où ils étaient simplement des amis, des voisins, se voyant quotidiennement, menant la même vie, amicale, joyeuse, se querellant parfois… avant ce que Charles appelait « l’épisode des fiançailles »…

Le jeune homme leva les sourcils :

— Cinq ans ?

— Oui, cinq ans, c’est un marché…

— Venez ! allons dîner !

Charles se montra charmant pendant tout le repas. Incidemment, Margaret le mit au courant de la vie qu’elle avait menée pendant ces quatre années, et lui avoua que depuis leur séparation, elle avait toujours travaillé, même quand elle vivait chez sa mère.

— Freddy semblait très anxieux à l’idée que je puisse croire à une querelle entre vous ?

Le jeune homme se mit à rire.

— Qui diable pourrait se quereller avec Freddy ?

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis.

— Alors ce serait vrai ? Vous vous êtes disputée avec lui ?

— En tout cas, cela ne vous regarde pas.

Charles la considéra tranquillement :

— Vous ne jouez pas franc jeu, dit-il. Nous sommes convenus de revenir cinq ans en arrière. Je songe donc à vous épouser. Or, à la suite d’une dispute avec votre beau-père, vous quittez la maison paternelle ! J’ai le droit d’en connaître le motif, avant de faire le grand plongeon !

Margaret crispa sa main sur le dossier de sa chaise. Comme prise de vertige, elle voyait les meubles danser devant elle à travers un brouillard. Ce malaise passé, elle vit Charles qui se penchait vers elle d’un air malicieux.

— Sommes-nous, oui ou non, revenus cinq ans en arrière ? Si oui, je n’ai pas encore quitté la maison de mes parents et vous ne pouvez rien me reprocher. Si au contraire, ces cinq ans ont passé, vous devez reconnaître que ma vie actuelle ne vous regarde pas !

— Vous trichez, répéta Charles, mais il n’insista pas davantage : Margaret était devenue tout à coup si pâle qu’il craignit de la voir s’évanouir.

Après le dîner, ils se rendirent à la Maison Dorée où ils dansèrent. Mais Charles ignorait les danses modernes, et le jazz criard ne l’empêchait pas de songer au dernier bal, où quelques jours avant leur séparation, il l’enlaçait comme aujourd’hui. Tous deux avaient les mêmes pensées, et restaient silencieux.

Vers onze heures, Charles raccompagna la jeune fille chez elle. Au moment de la quitter, il lui dit :

— La pendule a regagné son retard de cinq ans… j’ai bien envie d’en profiter pour vous poser une question.

— Il est trop tard, je dois rentrer.

— Pourtant, avant de nous séparer, il faut que je sache pourquoi vous m’avez abandonné, il y a quatre ans, sans me donner la moindre explication… Comment avez-vous pu faire cela, Margaret ?

Il l’entendit soupirer, tandis qu’elle se reculait dans l’ombre de la porte.

— Je ne peux pas vous le dire.

— Pourquoi ?

— Je ne le peux pas. Le passé est mort, bien mort…

Et, la voix de plus en plus indistincte, la jeune fille ajouta :

— Et pour toujours enterré…

— Je ne vous comprends pas.

Margaret introduisit brusquement sa clef dans la serrure.

— Enterré pour toujours et sans espoir, ajouta-t-elle.

Et la porte retomba lourdement entre eux.