Margot Standing était de nouveau en train d’écrire à son amie Stéphanie :
« Quel dommage que tu ne sois pas ici, ma chérie, pour égayer ma solitude ! Ma seule ressource est Mr. Hales et je t’assure que ce n’est pas gai, car il m’ennuie horriblement en me répétant toute la journée que je resterai sans un sou si l’on ne retrouve pas le testament. C’est, du reste, terriblement romanesque d’être une orpheline sans fortune, au lieu d’une riche héritière que l’on épouse pour son argent !
« N’en parle à personne, mais je vais entrer comme secrétaire chez Mr. Percy Smith. J’ai répondu à une annonce où on demandait une jolie fille. J’avais peur d’être trop jeune, mais Mr. Smith m’a affirmé que personne n’était jamais trop jeune pour lui ! Je lui ai envoyé ma photographie et après s’être renseigné sur la couleur de mes cheveux et la longueur de mes jambes, il m’a engagée. Je commence demain ! C’est terriblement excitant, n’est-ce pas ? Je ne voudrais surtout pas que Mr. Hales ou Egbert puissent me retrouver, aussi ai-je décidé de changer de nom : je m’appellerai désormais Esther Brandon. Ce n’est pas un nom inventé ! Figure-toi que j’ai découvert, dans un coffre qui a appartenu à ma mère et auquel mon père ne me permettait jamais de toucher, un petit classeur vert dans lequel se trouvait une feuille de papier déchirée avec le nom d’Esther Brandon inscrit au bas de la page. C’est un nom qui me plaît beaucoup et sous lequel on ne pourra jamais me dénicher…
« Maintenant je te quitte, chérie, en te suppliant de brûler ce petit mot… »
Miss Standing cacheta sa lettre et, après avoir jeté un regard désolé sur la boîte de chocolats vide, elle se dirigea vers le salon. Elle ne s’attendait pas à y trouver son cousin Egbert et se serait retirée discrètement, si elle n’avait pas été si ennuyée de sa solitude. Si peu sympathique qu’il fût, c’était quelqu’un à qui parler. Grimpé sur une chaise, il était en train de regarder une peinture, et en entendant la porte s’ouvrir il se tourna vers Margot, sans quitter sa place.
— Ce n’est pas plus un Turner que moi, grogna-t-il.
— Vraiment ?
— Cette peinture n’a aucune valeur… Mon oncle n’y connaissait rien et se laissait rouler… S’il m’en avait parlé, je lui aurais dit, tout de suite, que c’était un faux Turner !
— Turner ou pas, il est horrible
Egbert sauta de sa chaise.
— S’il était authentique, cela n’aurait aucune importance qu’il soit beau ou laid, car il vaudrait plusieurs milliers de livres.
— Grands dieux, Egbert ! que vous importe ? Vous allez avoir de l’argent à ne savoir qu’en faire !
Le jeune homme parut ennuyé.
— On n’a jamais trop d’argent. D’ailleurs il ne m’en restera pas autant que vous croyez, quand j’aurai payé tous les droits de succession.
— Vous ne paraissez pas avoir le moindre doute au sujet de votre héritage ? Si pourtant on retrouvait le testament de mon père ou son acte de mariage, que feriez-vous ?
Une étrange expression traversa les yeux d’Egbert : quelque chose de pire que la peur ?… Margot, sans en pouvoir définir la raison, se sentit envahie par une angoisse inexplicable ; elle était prise d’un désir fou de s’enfuir… de ne plus rencontrer le regard de son cousin… cependant elle répéta sa question :
— Que feriez-vous ?
— Auriez-vous, par hasard, déniché un papier intéressant ? demanda Egbert, d’une voix qui donna de nouveau à Margot le désir de disparaître.
— J’aurais pu découvrir quelque chose, dans une vieille malle qui appartenait à ma mère.
Il se rapprocha.
— Qu’avez-vous trouvé ?
Margot recula :
— Quelques vieilles robes qui devaient être bien désagréables à porter !
— Rien d’autre ?
— Si, une écritoire. Vous aimeriez, sans doute, savoir ce qu’elle contenait ?
— Des papiers ? demanda Egbert.
Margot se mit à rire, sans comprendre pourquoi elle était effrayée.
— Vous plaisantez, reprit Egbert avec impatience, je suis sûr que vous n’avez trouvé aucun papier.
— C’est possible.
— Vous les auriez montrés à Mr. Hales !
— Ce n’est pas certain !
— Ne dites pas de bêtises, et écoutez-moi. J’ai une proposition à vous faire. Vous ne retrouverez jamais le testament, pour la bonne raison que votre père n’en a pas fait… Mais, comme je l’ai dit à Mr. Hales, vous n’avez aucune raison de vous tourmenter, puisque j’ai l’intention de vous offrir de partager cette fortune !
Margot ouvrit de grands yeux :
— Partager ?
— C’est une façon de parler, évidemment, mais cela revient au même. Si une jeune fille a toutes les robes qu’elle désire, de l’argent de poche, une auto et une maison, que peut-elle désirer de plus ?
— Cela dépend de ses aspirations… mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?
— Que si nous étions mariés…
Margot ne put réprimer un mouvement de stupeur.
— De qui parlez-vous ?
— Mais de nous deux…
— Grands dieux ! Quelle idée horrible ! fit la jeune fille interloquée.
— Ce n’est pas horrible du tout, et ce serait pour vous une excellente solution !
Margot étouffa un éclat de rire.
— Non, ce n’est pas possible ! C’est vous qui me demandez en mariage ?
— J’en ai bien peur, répondit Egbert, sans que sa voix trahît la moindre émotion amoureuse.
— Jamais pareille chose ne m’était encore arrivée, et je ne pensais pas que ma première demande en mariage viendrait de vous.
— Vous devriez étudier sérieusement ma proposition ; pour vous, ce serait le salut !
— Non, répondit Margot effrayée, et en se rapprochant de plus en plus de la porte, jamais je ne vous épouserai… J’aimerais mieux prendre pour mari Mr. Hales, ou même le vieux Mr. Duclos, notre professeur de dessin…
— Je pense que vous voulez rire ! Avez-vous réfléchi que vous n’aurez pas un centime, si vous repoussez mon offre ?
— Cela m’est égal, j’aime mieux vivre misérablement que d’épouser un imbécile.
Sur ces mots, elle s’enfuit en claquant la porte.