Courant à perdre haleine, Margot Standing fuyait dans la rue. Elle sentait ses jambes prêtes à se dérober sous elle ; son cœur prêt à bondir hors de sa poitrine. Envahie par une terreur indicible, elle était à bout de souffle. Aurait-elle la force de continuer sa course ?… Il le fallait pourtant, sinon, cet horrible individu la rattraperait…
Il faisait un temps sombre et brumeux, et Margot allait devant elle, au hasard. Soudain, son épaule gauche heurta violemment un mur. Le choc lui fit perdre l’équilibre et elle tomba à terre. Elle resta là, immobile, avec l’impression de ne plus pouvoir se relever, ayant atteint la limite de ses forces. Elle gisait sur le pavé humide, dans le brouillard et l’obscurité. Peu à peu, elle revint à elle et s’assit sur le trottoir. Elle n’était pas blessée, seule son épaule était écorchée. Ses gants étaient restés à côté du cocktail, sur la table du petit salon de Mr. Smith. Elle le voyait encore, lui tendant un petit verre rempli d’une liqueur jaunâtre, avec une étrange expression dans les yeux…
Après avoir beaucoup pleuré, Margot se sentit mieux. Il fallait maintenant qu’elle s’en aille… Il lui était impossible de passer la nuit dans cet endroit abandonné… S’essuyant les yeux avec son mouchoir déjà tout humide de ses larmes, elle se revoyait, son verre à la main, muette et terrorisée devant l’attitude de Mr. Smith ! Elle se mit à trembler en songeant au danger qu’elle avait couru… Elle avait eu la même impression, un jour au sommet de la tour Eiffel, quand Mrs. Beauchamp lui avait dit de regarder en bas. Margot s’était alors penchée et elle n’avait plus éprouvé le désir de voir quoi que ce soit au monde… Être debout à l’extrémité d’un gouffre effrayant et penser combien il est facile d’être happée par ce vide !
Elle reprit sa marche dans l’obscurité. Les bruits de la rue lui parvenaient assourdis par le brouillard. Son pied heurta le bord du trottoir, elle tourna à droite et continua sa route, lentement, sans but… Il lui fallut plus d’une demi-heure pour reprendre complètement ses esprits ; quelqu’un la poussa en passant et ces mots : « Faites attention, voyons, où est-ce que vous allez comme ça ? » achevèrent de lui rendre toute sa lucidité.
Où aller ? Margot répétait douloureusement cette phrase… elle, qui ne savait où trouver un refuge ! Un désespoir indicible l’envahissait. Elle avait pleuré si violemment que plus une larme ne montait à ses yeux. Qu’allait-elle devenir ? Il ne lui fallait pas songer à retourner à Grange House, où Egbert et l’homme qui aurait dû être William attendaient des ordres pour la faire disparaître ! À chaque instant elle revoyait l’image de Smith et le souvenir des propos qu’il lui avait tenus faisait revivre ses terreurs !
Que pouvait faire une malheureuse jeune fille qui n’avait pas un toit où s’abriter, pas un ami pour l’aider… et pas un shilling dans sa poche… Pourquoi son père l’avait-il empêchée d’avoir des amies, comme tout le monde ?… et dire que Mrs. Beauchamp, actuellement en route pour l’Australie, avait pour mission d’écarter tout danger…
Il y avait bien Mr. Hales… Peut-être était-ce lui qui donnait des ordres à Egbert et au faux William…
Grange House n’était plus sa demeure, mais une maison où se complotaient d’horribles choses. Elle n’avait plus de foyer, il ne lui restait plus rien au monde…
De douloureuses pensées tourbillonnaient sans suite dans sa tête, le brouillard tombait maintenant en pluie fine et serrée. Bientôt Margot fut trempée jusqu’aux os, la pluie avait traversé son manteau de fine serge, et coulait de son chapeau sur son col de fourrure, lui inondant le cou.
Celle qui, le matin même, avait écrit à Stéphanie le charme romanesque qu’il y avait à être une orpheline sans le sou, n’était maintenant qu’une pauvre petite chose glacée, désespérée et terriblement effrayée…