17

Charles Moray habitait encore au Luxe, mais il avait pris l’habitude de se rendre à l’improviste à Thorney Lane. Souvent même, il n’entrait pas dans la maison et se contentait d’errer dans le jardin ou dans la rue voisine. Jamais, depuis le soir de son arrivée, il n’avait vu ou entendu quelque chose d’anormal.

Ce soir-là, il fit le tour du jardin, et comme dix heures sonnaient à l’horloge de l’église Saint-Justin il s’engagea dans l’allée centrale. Il arrivait à la porte, lorsque quelqu’un passa derrière lui.

La lampe qui éclairait l’extrémité de l’allée lui permit de distinguer la silhouette d’une femme : c’était elle qui l’avait dépassé pendant qu’il ouvrait la porte. Elle tourna à gauche et descendit rapidement vers Thorney Lane. Charles la suivit et reconnut Margaret Langton ! Si celle-ci revenait de son ancienne habitation, l’allée était un raccourci pour elle, aussi décida-t-il d’attendre encore quelques instants avant de la rejoindre.

Le brouillard s’était dissipé, et maintenant la nuit claire et froide laissait présager du gel pour le lendemain.

Au moment où Margaret atteignit la rue éclairée, Charles s’aperçut qu’elle portait un paquet à la main. Il s’approcha :

— Eh bien, Margaret, que faites-vous ici ?

— Je suis allée voir Freddy, et je rentre chez moi.

— Vous ne vous êtes donc pas querellée avec lui ?

— Non, répondit Margaret d’une voix lasse, je ne me suis pas querellée avec Freddy, pourquoi l’aurais-je fait ?

Charles prit le paquet que portait la jeune fille et le mit sous son bras :

— Un objet d’art ? questionna-t-il.

— Non, ce n’est qu’une vieille écritoire qui appartenait à ma mère. Elle est vide, et Freddy m’a dit que je pouvais l’emporter. Vous savez qu’il part ?

— Qui… Freddy ?

— Oui, il ne peut plus supporter l’Angleterre sans elle…

— Je le plains de tout mon cœur, dit Charles.

Margaret, elle aussi, lui faisait une peine infinie, mais il n’osait le lui avouer. Il savait que ses pensées intimes étaient un temple secret dans lequel personne ne pouvait pénétrer.

Ils marchèrent en silence jusqu’au moment où Margaret lui tendit la main, disant :

— Je vous quitte là. Voulez-vous me rendre mon paquet ?

— Je croyais que je vous accompagnais jusque chez vous ?

— Qui a pu vous faire croire cela ?

— Rien, mais je n’y renonce pas.

— Non, donnez-moi mon paquet et allez-vous-en sagement.

Peut-être attendait-elle un nouveau refus, mais il n’insista pas et lui dit gentiment :

— Soit, libre à vous si vous préférez porter cette écritoire encombrante…

— Merci, répondit Margaret.

Désappointée de poursuivre seule sa route, elle se mit à longer la rue sombre qui conduisait chez elle. Elle s’attendait à ce que le jeune homme lui imposât sa compagnie, bien qu’elle lui eût demandé de ne pas le faire. Charles n’était pas influençable et s’il la laissait rentrer seule, c’est qu’il n’avait aucun désir de l’accompagner. Margaret redressa la tête avec fierté.

Cette vieille écritoire la gênait horriblement, elle la faisait passer alternativement du bras droit au bras gauche, pour se soulager.

Arrivant dans un coin sombre, elle buta sur quelqu’un.

— Pardon, murmura-t-elle.

Un sanglot étouffé lui répondit.

— Vous ai-je fait mal ? questionna Margaret.

Elle entendit un nouveau sanglot et commençait à se demander ce que cela voulait dire. Elle pouvait à peine distinguer une silhouette appuyée dans une attitude désespérée contre le mur d’un jardin.

— Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous souffrante ?

La silhouette fit un mouvement ; une jeune voix tremblante murmura :

— Je ne sais pas…

— Qu’avez-vous ?

C’était stupide de la questionner ainsi, cette enfant voulait sans doute lui demander de l’argent. Margaret fit mine de s’en aller. Deux mains suppliantes s’accrochèrent à elle :

— Ne partez pas, ne m’abandonnez pas, je vous en supplie, je n’ai nulle part où aller.

Margaret songea à quel point elle avait été imprudente de s’arrêter ainsi… Il était trop tard maintenant pour se désintéresser de cet être plaintif, sans avoir tiré au clair la situation. Elle prit la jeune fille par le bras.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, mais vous êtes trempée !…

— Il pleut, répondit la voix désespérée.

— Venez sous le réverbère, il est impossible de causer dans cette obscurité.

À la lumière du réverbère, Margaret aperçut une jeune fille, presque une enfant, dont les boucles d’un blond argenté encadraient un visage délicieux malgré la pluie et les larmes.

L’inconnue leva vers elle d’admirables yeux bleus, frangés de longs cils noirs, tout inondés de larmes.

— Vous vous êtes égarée ? demanda Margaret.

— Oui… mais…

— Où habitez-vous ?

La jeune fille étouffa un sanglot :

— Je ne peux pas rentrer chez moi… non… je ne peux pas.

Elle paraissait à peine dix-sept ans. Elle portait un coûteux manteau à col de renard argenté et était chaussée de fins escarpins milanais. « Cette petite idiote, songea Margaret en la regardant, a dû se quereller avec sa famille et s’enfuir au hasard. »

— Où habitez-vous ? répéta-t-elle avec autorité, il faut rentrer chez vous.

— C’est impossible, ils me feraient du mal…

— Vous voulez dire que vos parents seraient en colère contre vous ?

La jeune fille secoua la tête.

— Personne ne peut être en colère contre moi, puisque je suis seule au monde… J’ai surpris une conversation qui m’a terrorisée… On complotait pour me faire disparaître…

Elle eut un frisson à ce souvenir.

— Que voulaient-ils dire ?

Margaret la regardait étonnée… Elle pouvait se tromper mais cette enfant paraissait honnête et si pitoyable dans ses vêtements trempés !

— Vous n’avez pas d’amis chez qui vous pourriez aller passer la nuit ?

— Papa ne m’a jamais laissé voir personne, sauf en pension.

— Où étiez-vous en pension ?

— En Suisse.

— En quoi puis-je vous aider ? demanda Margaret. Comment vous appelez-vous ?

— Esther Brandon, répondit la jeune fille.

L’écritoire que Margaret tenait sous le bras tomba sur le sol avec un bruit sec. Le nom lui avait fait l’effet d’une gifle. Elle fixait les yeux brillants de la jeune fille et il lui semblait qu’une longue distance l’en séparait… S’appuyant de toutes ses forces au réverbère, elle resta un moment sans parler. Enfin, elle articula avec peine :

— Quel nom avez-vous dit ?

— Esther Brandon.

Margaret, comme engourdie, ne répondit rien ; elle se baissa pour ramasser l’écritoire. Elle avait appartenu à Esther Brandon quand elle était jeune fille… Esther Brandon devenue ensuite Esther Langton… puis Esther Pelham… Margaret se redressa. Comme ce petit meuble était lourd à présent… se tournant alors vers l’inconnue, elle l’interrogea brusquement :

— Comment avez-vous découvert ce nom ?

La jeune fille parut effrayée. Elle tendit les mains et, vacillant un instant, s’effondra sur le trottoir.

Au même moment Charles Moray surgit de l’ombre.

— Charles ! Quel bonheur… s’écria Margaret.

— Qu’y a-t-il ? questionna le jeune homme. Quelle est cette enfant ?

— Je n’en sais rien… Soyez gentil, allez chercher un taxi.

— Que voulez-vous faire ?

— L’emmener chez moi.

— Voyons, chère amie, vous n’allez pas vous mettre à recueillir toutes les femmes qui traînent dans la rue.

Margaret était agenouillée auprès de la jeune fille. Celle-ci fit entendre un sanglot étouffé.

Charles se rapprocha.

— Il faut la mener à l’hôpital, Margaret.

— Je ne peux pas…

Et elle tourna vers lui un visage décomposé.

— Je ne le peux pas, répéta-t-elle.

Sa voix n’était plus qu’un murmure indistinct.

— Charles, elle s’appelle Esther Brandon !

Le jeune homme poussa un cri de stupeur…