Margot Standing, blottie dans un fauteuil, lisait un roman. Il faisait bon devant le grand feu allumé par Margaret avant son départ, mais Margot, sans personne à qui parler et sans chocolats pour faire passer le temps, s’ennuyait… Heureusement c’était samedi, et Margaret ne tarderait pas à rentrer.
Celle-ci lui avait prêté des vêtements pour remplacer ceux qu’elle avait quittés et laissés en tas humide sur le parquet sans penser un instant à les faire sécher. Après une nuit de profond sommeil dans un bon lit, elle ne paraissait plus se souvenir de sa terreur de la veille.
Margaret Langton rentra à une heure et demie, apportant le déjeuner : un morceau de bœuf rôti, du pain et un fromage à la crème.
— J’ai une faim terrible, disait Margot.
Margaret considérait la viande et le fromage qui étaient devant elles ; ils devaient durer jusqu’au lundi suivant ! Et Margot annonçait une passion pour le fromage à la crème… Elle s’en servit d’ailleurs une large portion, sans remarquer que celle qui l’avait recueillie ne mangeait que du pain…
Elle était bien trop occupée à raconter ses parties de patinage avec Stéphanie l’hiver précédent, et les vacances de Pâques qu’elle avait passées à Paris, avec Mrs. Beauchamp.
— Qui est Mrs. Beauchamp ? demanda Margaret, quand elle put placer un mot.
— Une charmante vieille dame qui s’occupait de moi pendant mes vacances. Puis-je reprendre du fromage ?
Et sans attendre la réponse, elle se servit généreusement.
— Où est-elle en ce moment ?
— À l’heure actuelle, elle doit être en Australie, où elle est allée retrouver son fils qui vient d’être père d’un petit garçon, un véritable amour, tout frisé, paraît-il !
Quand Margaret eut retiré ce qui restait du modeste repas, elle s’installa devant Margot qui avait repris possession du fauteuil :
— Maintenant, il faut que nous causions. Vous appelez-vous réellement Esther Brandon ?
Margot la regarda ingénument.
— Non, répondit-elle.
— Alors, pourquoi, hier au soir, m’avez-vous dit que vous vous appeliez ainsi ?
— Je trouvais que ça faisait bien, et comme j’étais orpheline, obligée de gagner ma vie, j’ai pensé que ce nom romanesque était tout à fait celui qui me convenait.
— Comment avez-vous eu l’idée de le choisir ?
La voix grave de Margaret sonnait durement : elle avança sa chaise et regarda fixement son interlocutrice.
Margot eut un rire étouffé :
— Je l’ai trouvé sur un morceau de papier, au fond d’une écritoire qui appartenait, je crois, à ma mère.
Margaret eut un soupir de soulagement. C’était probablement la signature d’une lettre que Mrs. Pelham avait écrite à une amie. Sans doute la mère de cette enfant ! Aussi sa voix s’adoucit-elle quand elle demanda à la jeune fille :
— Vous avez l’intention de gagner votre vie ? Que comptez-vous faire ?
— J’avais trouvé une situation de secrétaire chez un certain Mr. Smith, il m’a demandé ma photographie, je la lui ai envoyée et il m’a immédiatement engagée.
Margaret respira :
— Vous avez donc une situation ?
— Non… du moins je ne l’ai plus.
— Pourquoi ?
— Parce que Mr. Smith s’est conduit d’une façon abominable avec moi. Vous voulez que je vous raconte ce qui s’est passé ?
— Je crois que cela ne sera pas nécessaire.
— Bon. Alors je vais commencer par vous parler d’Egbert.
— Qui est Egbert ?
— C’est mon cousin ; il voulait m’épouser ! Mais au moment où il me croyait sortie, tandis que j’étais cachée derrière le divan, il a sonné et au lieu de William, le valet de chambre, c’est un inconnu qui a répondu à son appel. Dans la conversation, Egbert a déclaré que je ne voulais pas de lui pour mari, et finalement tous deux ont décidé que, dans ces conditions, il n’y avait plus qu’à me faire disparaître.
Margaret essayait en vain de comprendre ce qui s’était passé.
Margot se mit à rire.
— Après avoir envoyé promener Egbert et sa demande en mariage, j’étais allée porter à la poste ma lettre à Stéphanie. En rentrant, je me suis aperçue que j’avais oublié mon livre sur le divan du salon. Je m’approchais tout doucement pour voir si Egbert était toujours là ; il n’avait pas quitté la pièce, et perché sur une chaise il regardait d’affreuses peintures, qui ont, soi-disant, une grosse valeur : des Lely, des Rubens, des Turner et encore d’autres, tout aussi laides !
— Continuez, dit Margaret froidement.
— À ce moment, il descendit de sa chaise et je n’eus que le temps de me cacher derrière le divan, puis je l’entendis sonner William, notre nouveau valet de chambre, un véritable idiot.
— Alors ?…
Margaret, penchée en avant, attendait avec anxiété la fin du récit.
— Quelqu’un répondit à l’appel d’Egbert, mais ce ne pouvait être William, car mon cousin l’ayant mis au courant de sa demande en mariage et de mon refus, l’inconnu lui répondit, que, dans ce cas, il n’y avait plus qu’à me supprimer !
Elle frissonnait à ce souvenir et, s’accrochant à la robe de Margaret, elle demanda :
— Que voulait-il dire ?
— Je ne sais pas. Vous êtes sûre que vous n’inventez rien ?
— Je n’invente rien du tout ; j’ai d’ailleurs une excellente mémoire et je pourrais vous répéter, mot pour mot, tout ce que j’ai entendu, si vous le désirez.
Encouragée par un signe d’assentiment de Margaret, elle lui rapporta la conversation qu’elle avait surprise, tout à fait par hasard.
— Comprenez-vous pourquoi ils avaient juré ma mort ?
— Non. Et alors ?
— Alors, après avoir fait ma malle, j’ai envoyé chercher un taxi : je ne voulais pas rester une seconde de plus dans cette maison, où je sentais ma vie en danger ; je me suis fait conduire d’abord à la gare de Waterloo, afin d’égarer les recherches dont je pourrais être l’objet ; de là, j’ai pris un autre taxi qui m’a amenée chez Mr. Smith. Il avait eu l’air si impatient de me voir, lors de notre conversation téléphonique, que j’ai pensé qu’il ne m’en voudrait pas si j’arrivais chez lui à l’improviste. Quand j’eus réglé ma course, il ne me restait plus qu’un shilling !
— Et que vous est-il arrivé chez Mr. Smith ?
Margot rougit.
— Il s’est conduit comme une bête : après m’avoir dit combien il était heureux de me voir, il m’a emmenée dans sa chambre, m’a forcée à boire un cocktail et m’a tenu des propos que je n’ose vous répéter !
— Comment avez-vous pu vous échapper ?
— Heureusement, il a quitté la pièce en me disant qu’il allait revenir dans un instant. J’étais tellement bouleversée que je me suis précipitée à la fenêtre, espérant pouvoir sauter dans la rue ; mais c’était impossible. Au même moment, j’aperçus le facteur qui entrait ; il avait laissé la porte ouverte, j’en ai profité pour m’enfuir à toutes jambes… Croyez-vous que j’aie eu tort ?
— C’est peut-être la seule chose raisonnable que vous ayez faite dans votre vie ! répondit Margaret.
— Vous parlez comme Mademoiselle, fit Margot en riant, seulement elle, elle disait : « Quelle petite folle vous êtes, Margot ! »
Margaret n’avait pas besoin d’entendre ce nom pour être renseignée sur l’identité de l’enfant qu’elle avait recueillie la veille au soir. La mort de Mr. Standing, ses collections, son neveu Egbert et sa fille Margot, finissant son éducation en Suisse, étaient connus de tous ; il suffisait d’ouvrir un journal pour connaître cette histoire dans ses moindres détails.
Un coup de sonnette interrompit leur conversation.