21

Charles s’installa confortablement dans son fauteuil et, absorbé dans ses pensées, ne suivit que distraitement le film qui se déroulait devant ses yeux. Qu’allaient-ils faire de cette jeune fille inconnue, entrée d’une façon si inattendue dans leur vie ? Absente toute la journée, Margaret ne pouvait s’en occuper et Greta n’était pas faite pour rester à la maison à se tourner les pouces !

Il regarda d’un air morose le plan de fin où une héroïne, les yeux pétillants de bonheur, embrassait longuement son héros superbe et généreux. Le baiser final lui parut interminable.

Il tombait une pluie fine quand les jeunes gens sortirent du spectacle. Ils étaient encore sur le trottoir, lorsque Charles se sentit tiré par le bras. Il se retourna, et aperçut une vieille dame en manteau noir, le visage à demi dissimulé par un parapluie, sous lequel il put cependant reconnaître le regard indéchiffrable de Miss Maud Silver.

Celle-ci, l’ayant attiré à l’écart, lui confia à voix basse :

— Jaffrays est devant nous. Voyez, là, tout près de ce gros monsieur en pardessus gris. Je voudrais que vous le suiviez : je suis sûre qu’il va à un rendez-vous.

— C’est entendu, répondit Charles, tout en cherchant du regard ses compagnons.

Archie, sur la chaussée, appelait un taxi, tandis que Margaret et Greta attendaient sur le terre-plein.

Il s’approcha de Margaret, lui fit rapidement ses adieux et se mit à filer Jaffrays. Sa poursuite était facilitée par la foule. Il prit place dans le courant et se laissa porter par lui. Mais, un peu plus loin, la foule se clairsema, et Charles dut ralentir sa course. Il put cependant rattraper le marin, au moment où celui-ci montait dans l’autobus d’Hammersmith. Par prudence, Charles resta sur la plate-forme, tandis que Jaffrays s’installait à l’intérieur.

Le soi-disant sourd descendit à la station d’Hammersmith et s’engagea dans une petite rue solitaire. Charles l’y suivit en évitant d’être remarqué ; il regrettait vivement de ne pas avoir de parapluie pour se cacher.

Il vit avec surprise Jaffrays dépasser le tournant qui conduisait à son logis, et prendre la grande route de l’ouest pour bifurquer un peu plus loin dans une petite ruelle aboutissant à une place mieux éclairée, où il se mit à faire les cent pas, comme s’il attendait quelqu’un.

Charles ne savait comment passer inaperçu. Les promeneurs étaient si rares, sur cette place écartée, qu’il devenait difficile de ne pas attirer l’attention. De temps en temps, des autos passaient, et leurs phares puissants éclairaient jusqu’aux recoins les plus obscurs.

Le marin attendait toujours. Dix minutes passèrent. Charles comprit alors qu’il n’avait pas l’âme d’un détective. Cette attente lui tapait sur les nerfs. Il s’ennuyait mortellement, la pluie transperçait ses vêtements et il ressentait une telle fatigue, que si le sol n’avait pas été aussi humide, il se serait étendu par terre pour dormir et aurait probablement terminé sa nuit au poste de police, comme un vulgaire ivrogne. Il souriait à cette pensée, lorsqu’un événement nouveau se produisit.

Une luxueuse Daimler venant de Londres ralentit en passant auprès de lui et s’arrêta net devant Jaffrays qui agitait un large mouchoir blanc.

Charles se glissa derrière la voiture. À peine venait-il d’en noter le numéro qu’il vit Jaffrays grimper dans l’auto et celle-ci disparaître rapidement dans la nuit. Incapable de suivre une Daimler à la course, le jeune homme rentra chez lui, furieux de son attente inutile.

 

Le lundi matin, il se rendit chez Miss Silver. Elle avait terminé les bas gris qu’elle tricotait lors de leur dernier entretien et commençait un petit chausson en laine blanche. Sans quitter son ouvrage, elle salua son visiteur :

— Eh bien, Mr. Moray, avez-vous suivi Jaffrays ?

— Oui.

— Alors ?

Charles lui raconta sa lamentable équipée sous la pluie.

— Je savais qu’il se dirigerait vers l’ouest, mais je ne pensais pas que mes prévisions se réaliseraient aussi exactement… Avez-vous vu qui était dans la voiture ?

— J’ai aperçu un homme.

— Avez-vous pu distinguer ses traits ?

— Très mal, il portait de grosses lunettes noires.

— Je regrette que vous n’ayez pas vu son visage.

— Je n’ai eu que le temps de prendre le numéro de l’auto.

— Je le connais déjà, dit Miss Silver. Jaffrays a acheté cette voiture jeudi dernier.

— Jaffrays a acheté une auto ?

— Oui, chez Hogstone et Cornhill. Il l’a payée comptant, en a pris livraison samedi soir et l’a remisée dans un garage de Fulham Road.

— Quand l’en a-t-il sortie ?

— Samedi à huit heures du soir.

Charles parut étonné.

— Pourtant, ce n’est pas lui qui la conduisait à onze heures.

— Jaffrays a dû la déposer quelque part, et le véritable propriétaire l’a prise pour venir le retrouver.

— Qui est le propriétaire ?

— Si vous aviez pu voir son visage, vous seriez fixé.

— Vous ne savez donc pas qui c’est ?

— Non, concéda Miss Silver, j’ai relevé les numéros des billets avec lesquels Jaffrays a payé le garagiste, peut-être m’aideront-ils à découvrir le propriétaire de la Daimler… Avez-vous autre chose à me demander, Mr. Moray ?

— Oui, je voudrais avoir des renseignements sur les domestiques du vieux Mr. Standing, et en particulier sur un certain valet de chambre, nommé William.

Miss Silver posa sur la table le chausson blanc et ouvrit son cahier d’écolier.

— J’ai là quelques notes qui peut-être vous intéresseront.

Elle tourna une page et lut :

— Pullen, le maître d’hôtel s’appelle : Pullen…

— Est-il depuis longtemps chez Mr. Standing ?

— Depuis quelques semaines seulement ; du reste, à part la femme de charge Mrs. Long et sa fille, tous les domestiques de Mr. Standing sont des nouveaux venus. La maison a été fermée tout l’été, pendant que Miss Standing voyageait avec Mrs. Beauchamp et que Mr. Standing était en mer… Mrs. Long n’engageait des domestiques que pour le retour de son maître. Celui-ci est revenu passer quelques jours en septembre et on l’attendait de nouveau le mois prochain. Les domestiques ne sont donc à Grange House que depuis septembre. Est-ce assez clair ?

— Très clair.

— Commençons par Pullen, le maître d’hôtel : avant d’entrer chez Mr. Standing, il était placé chez Lady Perringham dans le Dalesshire…

Miss Silver s’arrêta, toussa, puis reprit :

— Lady Perringham a eu la chance d’échapper à l’épidémie de cambriolages qui a sévi dans son voisinage l’année dernière…

— Quels cambriolages ?

— Comment ? Vous n’en avez pas entendu parler ? Dieu sait pourtant qu’ils ont fait couler beaucoup d’encre… L’argenterie historique de Dale Leston a disparu, sans que l’on ait pu la retrouver ! Les fameuses perles Kingmore ont été volées… Tous ces vols ont été commis pendant le passage de Pullen chez Lady Perringham ! Auparavant Pullen était placé en Écosse chez Mr. Mackay… Vous souvenez-vous du cambriolage Saint-Andrade ?

— Non, j’étais en pleine brousse à cette époque.

— Mr. Saint-Andrade est un millionnaire américain qui a fait fortune au Brésil. Sa femme possède un extraordinaire collier d’émeraudes ; une pièce unique… Pendant leur séjour dans un pavillon de chasse voisin de la propriété des Mackay, on a essayé de dérober le collier. Fort heureusement, le voleur a été surpris et il a dû abandonner les pierres !

— Continuez, fit Charles qui suivait attentivement le rapport de la vieille fille.

— Mr. Standing avait aussi deux valets de pied : Frederick Smith, un brave garçon, fils de son ancien cocher, et William Cole qui, avant d’entrer chez Mr. Standing, avait servi trois mois chez Mrs. James Barnard, dont il avait reçu un excellent certificat ; mais je n’ai jamais pu découvrir ce qu’il faisait avant cette époque !

— Son passage chez Mrs. Barnard a-t-il été marqué par des vols sensationnels ?

— Non, pas exactement, répondit Miss Silver, mais à cette époque éclata un scandale causé par le neveu de Mr. Barnard.

— Quel scandale ?

— On l’a tenu secret… mais on prétend que le jeune Randal a imité la signature de son oncle pour obtenir de l’argent… Depuis, personne n’a entendu parler de lui.

« Comment arriver à démêler les fils de cet écheveau terriblement embrouillé ? » se disait Charles. Il hésita un instant, puis il reprit :

— Il y a sûrement un rapport entre William Cole et Egbert Standing… Egbert doit être le numéro 32 de la bande du Masque Gris et William le numéro 27, à moins que ce ne soit Pullen ? Je ne connais pas ce dernier, mais je suis sûr que William est plongé jusqu’au cou dans cette sale affaire…

Miss Silver continuait à consulter ses notes.

— Vous avez vu le numéro 27 à Thorney Lane, le fameux soir où vous avez découvert cette étrange réunion ?

— Je n’ai vu que son dos… Il m’a paru grand et maigre ; il portait un pardessus foncé et un chapeau melon, comme il y en a des centaines à Londres !

— Ce devait être William, dit Miss Silver. Pullen est le maître d’hôtel type, un gros bonhomme à l’air solennel.

— Ce n’était pas Pullen.

Miss Silver fixa le jeune homme avec insistance.

— Pourquoi pensez-vous que c’était William ?

— Il m’est impossible de vous le dire.

— Vous n’êtes pas franc avec moi, Mr. Moray.

— Pas tout à fait, c’est vrai, Miss Silver, répondit Charles avec un sourire désarmant.

Miss Silver soupira et continua l’énumération de la domesticité des Standing.

— Avez-vous eu des nouvelles de la jeune fille ? demanda Charles.

Miss Silver le fixa d’un air malicieux.

— Avez-vous réellement besoin que je vous donne des nouvelles de Margot Standing ? questionna-t-elle.

Charles dut faire un effort pour ne pas rougir ; il se contenta de sourire, sans répondre.

— Ou de Miss Langton… continua Miss Silver, qui le fixait toujours.

Cette fois-ci, une rougeur intense envahit le visage bronzé du jeune homme… Miss Silver baissa les yeux et se remit à tricoter.

Peu après, Charles se leva pour prendre congé… Il admirait la vieille demoiselle, mais à cette admiration se mêlait maintenant une sorte de crainte.