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Le lendemain, Charles se rendit chez Miss Silver :

— Avez-vous entendu parler d’Ambroise Kimberley ? interrogea-t-il.

Miss Silver laissa échapper une maille de son tricot, la rattrapa, et répondit :

— Je connais ce nom.

Et, avant que Charles eût eu le temps de parler, elle continua vivement :

— J’ai quelque chose à vous dire, Mr. Moray. C’est une chance que vous soyez ici, car j’allais vous téléphoner pour vous demander de venir me voir.

— À quel propos ?

Miss Silver ouvrit son cahier d’écolier.

— Nous allons, tout d’abord, parler de Jaffrays. Il est rentré dimanche, mais je n’ai pu, jusqu’à présent, retrouver la trace de l’auto.

— Ni de son propriétaire ?

— Ni de l’un ni de l’autre.

Elle tapa sur son cahier avec son aiguille à tricoter.

— Mais assez parlé de Jaffrays, c’est de William Cole dont je veux vous entretenir. J’ai découvert sa véritable identité.

— Qui est-il ?

— Il s’appelle Léonard Morrison.

— Ce nom devrait-il me dire quelque chose ?

— C’est incroyable ! Vous n’avez jamais entendu parler de l’affaire Morrison… Cela date de six ans.

— Vous ne voulez pas dire que William…

— Est Morrison ? Parfaitement. S’il n’avait pas été si jeune, il aurait été condamné aux travaux forcés à perpétuité…

Charles commençait à se souvenir de cette affaire.

— Oui, c’est lui, reprit Miss Silver, un criminel d’une hardiesse et d’un sang-froid étonnants et de plus un remarquable comédien ! Il n’a pas cessé de faire l’imbécile pendant toute la durée du procès, et pas un instant il ne s’est montré aux juges sous son véritable jour…

Miss Silver regarda longuement son interlocuteur.

— Mr. Moray, je vous demande très sérieusement ce que vous comptez faire ?

— Je n’en sais rien.

— Avez-vous l’intention d’attendre encore longtemps avant de prévenir la police ?

— Je n’ai pris aucune décision à ce sujet.

Miss Silver poussa un soupir.

— Vous serez pourtant obligé de vous y décider un jour ou l’autre… Vous êtes en train de laisser aller les choses trop loin, tandis que vous auriez pu les arrêter dès le début.

Charles serra les mâchoires.

— Croyez-vous qu’on aurait ajouté foi à mon incroyable aventure ?

— C’est possible.

— Mais non, on m’aurait soupçonné d’avoir trop bu et on m’aurait poliment mis à la porte en me recommandant de prendre une douche bien froide ! Franchement, Miss Silver, qu’avez-vous pensé de mon histoire, la première fois que je vous en ai parlé ?

Miss Silver ferma son cahier et s’appuya au dossier de sa chaise avant de répondre :

— Puisque vous me le demandez, Mr. Moray, je vous avoue qu’au début, comme vous paraissiez parfaitement sain d’esprit, je m’imaginais que vous aviez trop gaiement fêté votre retour…

— Le croyez-vous toujours ?

— Non, répondit Miss Silver.

— Alors ?

— Je pense que vous êtes tombé sur un complot de dangereux malfaiteurs ; je crois aussi que Miss Standing est en grand péril, et je vous demande de nouveau jusqu’où vous laisserez aller les événements ?

Elle toussa et poursuivit, d’une voix douce :

— Vous ne pourrez pas la dissimuler indéfiniment !

En entendant cette vérité inéluctable, Charles se sentit saisi d’une angoisse sans nom. Il resta un instant sans parler. Quand il eut repris son calme, il demanda froidement :

— Qu’entendez-vous par là ?

Miss Silver secoua la tête.

— Mr. Moray, pourquoi n’êtes-vous pas franc avec moi ? Quel avantage y trouvez-vous ? Je vais abattre mes cartes, vous devriez en faire autant : je sais que Miss Standing est chez Miss Langton depuis vendredi. Elle s’est enfuie ce jour-là de Grange House à six heures et Miss Langton l’a ramenée chez elle à onze heures du soir… Je ne sais pas ce qui s’est passé dans cet intervalle, mais vous êtes parfaitement renseigné à ce sujet.

— Rien ne le prouve.

— J’en suis sûre. Vous avez même aidé Miss Langton à ramener Miss Standing qui ne cessait de pleurer et paraissait souffrante.

— Elle avait eu peur, répondit Charles, heureusement, ce n’était rien.

— J’en suis heureuse. Si je ne vous demande pas le pourquoi de votre silence au sujet de Miss Standing, c’est parce que je suis déjà fixée.

— Alors, que demandez-vous de plus ? fit Charles, en plaisantant. Mais je serais heureux de connaître ce que vous savez, ou plutôt ce que vous croyez savoir ?

Miss Silver avait repris son tricot ; elle en était arrivée au talon du petit chausson.

— À mon avis, continua-t-elle, vous avez surpris un groupe de quatre criminels, qu’il vous a été impossible d’identifier. Mais il y avait une cinquième personne, et celle-là, vous la connaissiez ! C’était une femme… Miss Langton.

— Quelle merveilleuse imagination vous avez, dit Charles, du même ton détaché.

Miss Silver, sans répondre, se mit à compter ses mailles une, deux, trois… puis, elle poursuivit :

— Cette idée m’est venue en voyant le risque que vous laissiez courir à cette jeune fille… Elle devrait déjà être sous la protection de la police.

— Elle est sous la mienne, et sous celle de Miss Langton.

— Vous avez confiance en Miss Langton ? demanda Miss Silver, d’un ton bizarre.

— Une entière confiance… et de plus ces misérables ne savent pas où est Miss Standing.

— Je crains, qu’au contraire, ils n’en soient que trop avertis.

Charles parut stupéfait.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Quand vous êtes entré tout à l’heure, vous m’avez demandé si je connaissais Ambroise Kimberley ? Pourquoi ?

Charles demeura silencieux.

— Je vous en prie, Mr. Moray, soyez franc, dit-elle. Je vous préviens que votre dissimulation ne peut être que dangereuse, pour vous, pour Miss Standing et aussi pour Miss Langton. Mais revenons à Ambroise Kimberley… Je vous en ai parlé hier, sans le nommer.

— Hier ?

— Oui, quand j’ai fait allusion au neveu de Mr. Barnard, accusé de faux à l’époque où William Cole était domestique chez son oncle.

— Et alors ?

— Ce neveu s’appelle Ambroise Kimberley.

Dans un rêve, Charles vit défiler successivement sur le mur nu une série de tableaux représentant des personnages connus de lui. Il les voyait nettement agir et suivait tous leurs gestes avec autant d’intérêt que s’ils n’eussent pas été un effet de son imagination…

Mais son hallucination fut de courte durée. Il se reprit bientôt et se tournant vers Miss Silver :

— Ambroise Kimberley, déclara-t-il, est venu hier soir voir Miss Langton et n’a trouvé que Miss Standing… Par prudence celle-ci a changé son nom…

— En Greta Wilson, je sais…

— Kimberley s’est donc présenté comme un ami de Miss Langton… En fait, il l’a seulement rencontrée deux fois l’hiver dernier. Quand dites-vous qu’il a disparu ?

— En juin, il me semble. L’affaire a été gardée secrète ! Mr. Barnard n’a pas voulu y donner suite et quelques rares personnes seulement sont au courant de cette triste histoire. Maintenant, Mr. Moray, j’insiste encore, croyez-vous toujours que l’on puisse avoir confiance en Miss Langton, après ce que je viens de vous raconter ?

— Pourquoi pas ?

— Qui a vendu Miss Standing ?

— Quelqu’un qui l’aura rencontrée, je pense.

— Vous oubliez qu’elle ne connaît personne à Londres, que sa photographie n’a paru nulle part et qu’elle est installée depuis vendredi seulement chez Miss Langton.

— Elle est allée au cinéma, samedi.

— Oui, avec un chapeau qui lui dissimulait en partie le visage et un col de fourrure très enveloppant… Je l’ai vue et je vous assure qu’il me serait très difficile de vous la décrire…

Charles commençait à donner des marques d’impatience, Miss Silver n’en continua pas moins :

— Vous me dites qu’Ambroise Kimberley est venu lundi dernier pour rendre visite à Miss Langton… Croyez-vous réellement qu’il venait pour elle ?… Mr. Moray, je vous assure que vous jouez un jeu dangereux…

Le visage de Charles était maintenant de marbre… Il répondit sèchement :

— Vous feriez bien mieux de parler carrément.

— Il est difficile d’être plus nette que je le suis en ce moment… Je vous mets en garde contre Miss Langton et je vous avertis, encore une fois, que Miss Standing court de grands dangers.

— Mais si le testament ou l’acte de mariage restent introuvables, quelles raisons aurait-on de vouloir se débarrasser d’elle ? Egbert Standing hérite et c’est tout ce qu’ils désirent !

— Ils désirent aussi qu’Egbert Standing épouse sa cousine. Or, celle-ci ne veut pas entendre parler de ce mariage… Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous savez à ce sujet ?

Charles se leva.

— Miss Silver, je vous en prie…

— Je vous assure que vous aurez grand avantage à ne me rien cacher !

Charles regardait la vieille demoiselle avec ironie :

— Si je ne vous livre pas mon secret, vous le découvrirez, c’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

— Oui, mais si vous parliez franchement, cela avancerait les choses…

— Si j’étais franc avec vous…

Et il éclata soudain, d’un rire amer.

— Asseyez-vous, Mr. Moray.

Charles se rapprocha du bureau et se décida à parler.

— Je vais donc vous répéter ce que Miss Standing nous a dit. Il vaut mieux, en effet, que vous sachiez tout. Mais vous vous trompez complètement sur Miss Langton, je la connais depuis des années, et elle est incapable de…

— Lâcher quelqu’un… interrompit Miss Silver.

Le jeune homme rougit violemment et se leva de nouveau.

— Voyons, calmez-vous, Mr. Moray.

Charles se rassit et commença l’histoire de Margot, telle que celle-ci l’avait racontée à Margaret.