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Quand Charles Moray eut terminé son récit, Miss Silver posa son tricot sur ses genoux.

— Attendez, encore un mot, Mr. Moray. Il nous reste maintenant à mettre les choses au point. Nous connaissons tous deux l’existence des malfaiteurs, mais vous avez eu l’occasion d’assister à une de leurs réunions ! J’aimerais bien revenir sur cette nuit du 3 octobre et que nous essayions d’identifier quelques-uns des bandits : celui que vous avez tout d’abord remarqué est l’homme au Masque Gris ?

Charles haussa les épaules.

— Il me serait impossible de reconnaître aucun d’entre eux, si je venais à les rencontrer de nouveau, et j’ignore qui peut être le Masque Gris.

— Nos chemins se sont déjà croisés, déclara Miss Silver. Pendant ces six dernières années, j’ai relevé plusieurs faits étranges, qui m’ont amenée à penser que toutes les criminelles entreprises dont je vous ai parlé sont inspirées et conduites par un chef unique d’une habileté remarquable… Quelquefois, pourtant, j’ai pu déjouer ses plans… Mais parlons de son compagnon, de celui qui vous tournait le dos.

— Je n’ai vu que son pardessus et son chapeau mou.

— Vous avez, du moins, entendu sa voix ?

— Oui, elle était banale et sans trace d’accent.

— Quelle silhouette avait-il ?

— Il m’a paru très large d’épaules et plutôt petit…

— Ce devait être Pullen, remarqua Miss Silver, d’un air pensif.

— Ou n’importe qui d’autre, répliqua Charles, impatienté.

Miss Silver continua de sa voix placide :

— Il y avait aussi le gardien de la porte, le numéro 40, or nous savons que le numéro 40 et Jaffrays sont une seule et même personne. Nous savons également qu’il était sur le yacht, en qualité de valet de chambre de Mr. Standing, au moment où celui-ci s’est noyé… Vous n’avez pas entendu prononcer le nom de Mr. Standing, mais vous avez trouvé un morceau de papier sur lequel était inscrite la dernière syllabe de son nom, et vous avez entendu l’un de ces bandits parler de Margot… Le Masque Gris a fait également allusion aux rapports quotidiens qu’avait le numéro 40 avec le noyé, dont le nom n’a pas été prononcé… Il est clair qu’il voulait parler du vieux Standing !… Passons maintenant au quatrième complice : Je suppose que c’est William Cole… Le cinquième, que l’on a traité de poule mouillée et qui refusait d’épouser la jeune fille, devait être Egbert Standing.

Charles acquiesça :

— Je vous accorde Egbert. Pour les autres, il ne s’agit que de simples suppositions…

Il se mit à rire :

— Et vous voudriez que j’aille prévenir la police !… Croyez-vous qu’elle ajouterait foi à vos soupçons, pour le seul motif que Lady Perringham a échappé aux cambriolages qui sévissaient dans son voisinage, alors que Pullen était à son service ? Comment établir que William Cole est le numéro 27 et qu’on l’a désigné pour être l’assassin de Miss Standing ?… Grand Dieu ! Vous me demandez pourquoi je ne préviens pas la police ? Mais je serais un véritable idiot de le faire, sans avoir des preuves sérieuses à lui offrir, un véritable idiot, je le répète, et vous êtes bien forcée d’en convenir ?

Charles se mit à rire de nouveau ; il luttait désespérément pour sauver Margaret… Elle n’était plus sa fiancée ; ils n’étaient même plus des amis, et pourtant le besoin instinctif de combattre pour elle survivait à son amour et à son amitié, avec une force surprenante.

— Ce qui me dépasse, reprit-il, c’est qu’ils aient choisi ma maison comme lieu de réunion.

— C’est pourtant bien simple, répondit Miss Silver. Votre gardien s’appelle Lattery, n’est-ce pas ? Il est marié ? Connaissez-vous le nom de jeune fille de sa femme ?

— Non.

— Elle s’appelle Pullen… Elisa Pullen…

— Pullen ! s’écria Charles, stupéfait.

— Oui, c’est la propre sœur du maître d’hôtel de Mr. Standing… Il lui était donc bien facile de connaître les jours de sortie des Lattery… Une grande maison vide est un lieu de réunion rêvé, mais elle offre encore d’autres avantages : Thorney Lane est assez solitaire et l’allée qui y conduit est tout à fait sombre.

Charles ne bronchait pas !

Miss Silver s’arrêta un instant, puis elle reprit :

— Donc, Mr. Moray, dans cette fameuse nuit du 3 octobre, Miss Langton était dans votre maison. Vous m’aideriez beaucoup en ne me cachant plus rien. Je sais que vous avez été fiancés et si vous pouvez m’assurer qu’elle venait vous voir, cela changerait singulièrement la situation… Il se pourrait alors que Miss Langton ait été aperçue par Pullen ou par un de ses compagnons. Dans ce cas, votre désir de la protéger serait aussi naturel qu’excusable.

Miss Silver regarda alors Charles avec un sourire indulgent auquel le jeune homme opposa un visage impassible.

— Pourquoi Miss Langton ne serait-elle pas venue me voir ? Elle a toujours considéré, depuis notre enfance, la maison de Thorney Lane comme la sienne. Il était donc tout naturel qu’elle y vînt.

— Vraiment ? Mr. Moray (elle toussa), comme vous mentez bien, et comme vous auriez avantage, ainsi que je vous l’ai déjà dit, à ne pas essayer de me mentir… Vous venez de m’apprendre ce que je désirais savoir. J’avais encore des doutes sur Miss Langton…

Charles repoussa sa chaise.

— Je ne veux pas parler de Margaret.

— Vous avez tort, soupira-t-elle. Je sais maintenant qu’elle a rencontré le Masque Gris, sinon vous auriez nié énergiquement qu’elle soit venue chez vous, vous retrouver.

— Miss Silver !

Elle secoua la tête tristement.

— Vous seriez entré dans une colère terrible, si je ne vous avais pas offert une échappatoire…

— Miss Silver, je vous…

— Mr. Moray, avez-vous demandé à Miss Langton des explications au sujet de la scène étrange à laquelle vous avez assisté ?

Cette petite femme, en apparence insignifiante sous son air aimable, commençait à causer à Charles une peur effroyable… Il ne put répondre à la question qu’elle venait de lui poser.

— Mr. Moray, j’insiste, avez-vous demandé une explication à Miss Langton ?

— Oui, répondit enfin le jeune homme.

— Vous en a-t-elle donné une ?

— Non.

— Est-ce bien vrai ? Alors, voulez-vous me dire où vous avez vu Miss Langton et dans quelles circonstances ?

— Je l’ai vue entrer dans la pièce un peu avant la fin de la réunion. Elle s’est approchée de la table et y a déposé un paquet, après avoir dit au Masque Gris quelques mots que je n’ai pu saisir. Puis, elle est repartie. Je n’ai pu distinguer son visage.

— Vous n’avez cependant eu aucun doute sur son identité ?

— Non…

— Très bien… Ah ! encore une question : a-t-elle été annoncée comme les autres membres de la réunion ?

Charles se sentait incapable d’articuler un seul mot. Il entendait encore Jaffrays murmurer : « Patron, le numéro 26 est ici… »

— La désignait-on par un numéro ? insista la vieille demoiselle.

Charles ne bronchait pas.

— Je vois ce que c’est, Mr. Moray, reprit doucement Miss Silver. Cette révélation a dû être un choc pour vous. Je pense que ces bandits ont dû essayer de faire chanter Miss Langton… Je sais que l’homme au Masque Gris emploie fréquemment ce moyen, pour obtenir non de l’argent, mais des services ; c’est sa manière d’opérer et c’est ainsi qu’il tient ses âmes damnées à sa discrétion.

Charles leva la tête.

— Dans le cas de Miss Langton, il ne peut être question de chantage.

— Bien souvent on se fait des illusions, interrompit Miss Silver. Réfléchissez, Mr. Moray, à ce qui s’est passé il y a quatre ans… Elle a rompu vos fiançailles une semaine seulement avant votre mariage. Croyez-vous que ce fut sans raison ? Vous a-t-elle jamais donné le motif de cette décision inattendue ?

Charles Moray se leva brusquement et sortit, claquant la porte derrière lui.

Miss Silver repoussa son carnet de notes et se remit à tricoter.