Bien que sa dernière lettre à Stéphanie datât de deux jours, Greta, passionnée par sa nouvelle vie, lui écrivit de nouveau le mardi suivant :
« Ma chérie,
« Quelle joie de ne plus être en pension et d’être entourée de jeunes gens qui vous regardent d’un air furieux si vous favorisez l’un plus que l’autre. Charles doit avoir un affreux caractère, car il prend constamment une figure terriblement tragique, comme les héros de cinéma… Avec la gandoura et le turban du cheik, il serait épatant ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus grand. Archie aurait tout à fait la taille qu’il faudrait, mais son visage rieur ne serait pas de circonstance…
« Figure-toi qu’hier, au moment où j’allais porter à la poste la lettre que je venais de t’écrire, en ouvrant la porte je me suis trouvée en face d’un joli garçon, aux yeux noirs, qui venait voir Margaret. À peine lui avais-je dit qu’elle ne rentrait jamais avant six heures et demie qu’il m’a demandé si je ne trouvais pas ma solitude bien triste… Comme je lui avouais mon ennui d’être toujours seule, il m’a très gentiment offert de m’accompagner à la poste. Pendant que nous regardions les magasins, il m’a dit qu’il n’avait jamais rencontré une jeune fille qui puisse m’être comparée, et encore un tas d’autres choses affreusement agréables à entendre…
« Il voulait m’emmener déjeuner, puis au cinéma, mais comme j’avais promis à Charles de sortir avec lui, j’ai refusé, ce qui a paru le contrarier beaucoup. En rentrant, j’ai eu une peur atroce, il m’a semblé apercevoir Pullen, l’ancien maître d’hôtel de papa ; pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue ! Si c’était lui, il en avertirait Egbert, et je ne veux pour rien au monde que mon cousin sache où je suis !…
« De retour à la maison, j’ai trouvé Charles qui m’attendait, d’une humeur terriblement massacrante ; il m’avait vu faire mes adieux à Ambroise Kimberley, et il tournait autour de la chambre comme un tigre en cage, en me regardant comme s’il voulait me dévorer ! “Qui est cet homme ?” m’a-t-il demandé avec sévérité. Je n’ai pas voulu le lui dire avant d’être dans la rue. Il m’a alors grondée, comme je ne l’ai jamais été de ma vie, même par Mrs. Beauchamp. J’ai fini par pleurer. Devant mes larmes, il s’est excusé de m’avoir si mal traitée et m’a emmenée déjeuner… Après, nous sommes allés faire une promenade en auto et prendre le thé. Nous ne sommes rentrés que très tard et j’ai eu l’impression que Margaret n’était pas contente de l’affection que Charles me témoignait. Je me demande si elle l’aime beaucoup, bien qu’elle le connaisse depuis dix ans. Demain, nous dînons chez Mr. Pelham. Comment ferai-je pour l’appeler par son prénom ? Charles sera des nôtres, mais je ne sais pas si Archie pourra venir.
« En hâte.
« Ta MARGOT. »