26

Ce soir-là, Margaret rentra chez elle plus tôt que d’habitude ; il y avait un certain ralentissement dans les affaires et elle avait pu, chose rare, quitter le magasin à l’heure fixée. Greta, pleine de son sujet, ne tarissait pas sur le plaisir que lui avait procuré cette promenade avec Charles et sur l’excellent déjeuner qu’il lui avait offert. Incidemment, elle lui parla de la visite d’Ambroise Kimberley.

— Où est Charles ? demanda Margaret.

— Il n’a pas voulu monter, mais il viendra demain pour me donner une leçon d’auto. J’ai déjà commencé aujourd’hui. Cela aurait très bien marché, si je n’avais pas eu peur de rencontrer quelqu’un, aussi je lui ai bien vite rendu le volant… Charles m’a dit que je m’en étais terriblement bien tirée pour une débutante.

En regardant Greta dont la beauté blonde illuminait la petite chambre, Margaret pensait, non sans crainte : « Comme elle est jolie ! » faisant en même temps un triste retour sur elle-même si fanée et si terne avec ses vêtements usés, son visage tiré et ses vingt-cinq ans qui en paraissaient cent, à côté des dix-huit printemps de l’éblouissante Greta. Après avoir tout perdu : sa mère, ses amis, sa maison, sa fortune, et sa beauté même, elle ne voulait pas s’avouer qu’elle avait aussi perdu Charles et que cette perte-là dépassait toutes les autres…

Elle enleva le potage qui était sur la table, raviva le feu et s’assit pour écouter les bavardages de Greta sur Archie et sur Charles, et ses comparaisons sur la beauté et la couleur de leurs yeux. La petite jeune fille concédait qu’Ambroise Kimberley était fort bien aussi ; elle ne savait pas vraiment lequel elle préférait !

— Vos yeux sont bruns, remarqua-t-elle en regardant attentivement Margaret, vous devez donc épouser quelqu’un aux yeux bleus ou gris. Archie a les yeux bleus ; je ne saurais dire comment sont ceux de Charles, car ils sont presque invisibles tant ses cils sont épais. Il me semble pourtant qu’ils sont gris. Qu’en pensez-vous ?

— En effet, ils sont gris.

— C’est bien ce qui m’avait semblé. En êtes-vous sûre ?

— Tout à fait sûre.

Et Margaret revoyait les yeux gris, tour à tour souriants, taquins ou tendres qui plongeaient dans les siens ! Plus jamais elle ne reverrait le regard amoureux d’autrefois… C’était fini. Le passé était mort, bien mort hélas ! et ne reviendrait plus.

Greta continuait de sa douce voix enfantine :

— J’aime les yeux sombres chez un homme, vous pas ?… C’est vrai que l’on cherche toujours les contrastes et vous êtes si brune… Margaret, dites-moi si vous avez été fiancée ? Cela doit être affreusement amusant.

Margaret se leva brusquement :

— Que de questions, mon Dieu !…

— J’aimerais me fiancer très souvent, poursuivit Greta, avant de me marier.

— En effet, quand on est marié on ne peut plus revenir en arrière, répondit Margaret, lassée.

— Tandis que c’est très facile, tant que l’on est fiancé. Croyez-vous que Charles ferait un agréable fiancé ?

— Très agréable, répondit Margaret qui, le dos tourné, rangeait des partitions dans un classeur.

— C’est bien ce que je pensais… J’aimerais assez que nous nous fiancions. Il a une auto, qu’il m’apprendrait à conduire. Cela a une grande importance, ne trouvez-vous pas ?

— C’est même indispensable pour se marier, murmura Margaret, avec une ironie dissimulée.

— Peut-être que lui aussi aurait peur de se marier ?

Margaret souleva le paquet qu’elle avait rapporté de sa vieille maison, le soir où elle avait rencontré Margot Standing pour la première fois. Elle le tenait à bout de bras, et demanda d’une voix mal assurée :

— Vous a-t-il demandé de l’épouser ?

Greta éclata de rire.

— Pas encore, pas plus qu’Archie ! Du reste, je ne veux pas me marier, mais simplement m’amuser. Florence, une de mes amies de pension, disait que sa sœur, Rose, avait été fiancée quinze fois. Il faut dire qu’elle était atrocement jolie et qu’elle avait « une philosophie des fiançailles ». Elle répétait à qui voulait l’entendre qu’il fallait s’amuser des hommes avant qu’ils ne vous bousculent et deviennent désagréables. Selon elle, après trois semaines de fiançailles, il n’y avait plus rien à en tirer ! Pensez-vous que ce serait plus amusant d’être fiancée à Archie ou à Charles ?

Margaret se rapprocha de la table, sur laquelle elle posa le paquet qu’elle tenait à la main et se mit à le déballer.

— Je n’essaierais ni avec l’un ni avec l’autre, avant d’être sûre de moi si j’étais à votre place.

— Mais c’est que j’ai très envie d’avoir une bague de fiançailles, moi, et de l’annoncer à toutes mes amies de la pension Mardon. Vous ne m’avez pas dit si cela vous était arrivé ? Je suis sûre que oui… Quelle sorte de bague aviez-vous ? Je n’ai pas encore réfléchi à ce que je préférerais ; j’hésite entre un saphir et un diamant, un rubis ne m’irait pas, je suis trop blonde.

Margaret était en train de plier le papier qui avait enveloppé l’écritoire de sa mère ; elle l’enferma dans le tiroir de la commode en vieux chêne, avant de répondre à Margot :

— Je vous répète que je vous conseille d’attendre encore un peu avant de vous décider.

— Oh !…

Greta venait de pousser un cri de stupeur en voyant l’objet que Margaret venait de déballer ; elle se précipita vers la table et le saisissant à deux mains :

— Margaret ! Où avez-vous trouvé cela ? demanda-t-elle.

La jeune femme la regardait avec étonnement. Très excitée, le visage écarlate, Greta brandissait l’écritoire.

— Mais elle m’appartient. Elle me vient de ma mère.

— Ah ! répéta Greta, mais elle est tellement semblable à la mienne que j’étais persuadée que c’était la mienne, et je me demandais comment elle pouvait être ici…

Margaret se rapprocha de la table ; l’écritoire recouverte de maroquin vert usé les séparait. Sa serrure était surmontée des lettres E.M.B. en métal doré.

Greta toucha le cuir de la main.

— J’aurais juré que c’était le mien, il lui ressemble tellement.

— Tous les meubles de cette époque se ressemblent !

— C’est entendu, mais ils ne sont pas tous chiffrés de la même manière. Le mien porte les initiales M.E.B., ce sont les mêmes, mais distribuées différemment… Seraient-ce celles de votre mère ? Comment s’appelait-elle ?

— Mary Esther Brandon.

Greta sursauta.

— Esther Brandon… Margaret, ce n’est pas possible ! Ce serait tellement passionnant… N’avez-vous pas été stupéfaite quand vous m’avez demandé mon nom, le soir où vous m’avez recueillie ?… Je vous ai répondu que je m’appelais Esther Brandon… Est-ce pour cela que vous m’avez ramenée ici ?… Croyez-vous que nous soyons parentes ?

Margaret, bouleversée, contemplait Greta qui, les mains appuyées sur l’écritoire, venait de lui demander si elles avaient un lien de parenté… Une angoisse indéfinissable l’étreignait.

— Vous m’avez dit (et elle parlait rapidement, un peu haletante) que vous aviez choisi ce nom parce que vous l’aviez trouvé sur une lettre portant la signature de ma mère. Elle écrivait probablement à l’un de vos parents.

— C’est possible, pourtant les initiales imprimées sur mon écritoire sont celles de votre mère, comment expliquez-vous cela ?

— Je ne me l’explique pas. Tout ce que je sais, c’est que ce meuble m’appartient et que ces initiales sont celles de ma mère.

— Y a-t-il quelque chose dedans ?

— Non, il est vide, je vais le mettre sous clef.

— Margaret, je vous en prie, ouvrez-le. Je voudrais regarder si l’intérieur est pareil au mien… en tout cas, il s’ouvre de la même façon.

— Vous n’y trouverez rien d’intéressant, Greta, voyez, il n’y a que deux crayons.

Greta se pencha davantage.

— Le mien, dit-elle, avait un petit tiroir dissimulé sous le rayon où se trouve l’encrier. Le fragment de papier signé Esther Brandon était là, et je ne l’aurais jamais découvert si je n’avais laissé tomber l’écritoire en la transportant… Un morceau de bois s’est brisé et a mis au jour le petit tiroir… Margaret, la vôtre aussi a un tiroir secret, je le sens qui bouge, là, je l’ai attrapé, il y a quelque chose dedans…

Margaret repoussa la jeune fille d’un mouvement brusque ; le tiroir déplacé contenait une enveloppe pliée… En posant ses doigts tremblants sur le papier mystérieux, elle hésita ; saisie d’une frayeur inexplicable, elle regardait l’enveloppe et n’osait l’ouvrir…

— Qu’est-ce que c’est ? criait Greta. Margaret, regardez, regardez vite…

Margaret Langton retourna l’enveloppe scellée de trois cachets ; elle était en papier jaune épais et portait une inscription d’une écriture nette et ferme, qui ne fit qu’augmenter l’effroi de la jeune fille :

« Notre certificat de mariage. E. S. »

— Oh ! s’écria Greta, en serrant violemment le bras de Margaret.

Celle-ci, les sourcils froncés, contemplait la ferme écriture qui lui était entièrement inconnue… Qui avait pu signer ainsi ?… E. S… Esther Brandon était devenue Esther Langton, puis Esther Pelham ! À qui pouvaient appartenir ces initiales inconnues ?… Ce n’était pas l’écriture de sa mère !

— Margaret, Margaret ! criait Greta en lui serrant le bras de plus en plus fort, c’est l’écriture de papa…

— Quelle folie !…

Et la voix profonde de Margaret sembla remplir la petite pièce.

Greta lâcha le bras de son amie et se précipita sur l’enveloppe.

— Mais je vous dis que c’est l’écriture de mon pauvre papa, j’en suis sûre, du reste ce sont ses initiales…

Margaret posa une main ferme sur l’enveloppe et ordonna.

— Rendez-la-moi, je vous prie.

— C’est papa qui a écrit : « Notre certificat de mariage » ! Margaret… Ouvrez, ouvrez tout de suite… Ne savez-vous pas quelle terrible importance cela a pour moi ?… C’est le fameux acte de mariage que Mr. Hales cherche partout ! Je vous en prie, ouvrez l’enveloppe.

— Taisez-vous, ordonna Margaret.

Greta l’entoura de ses bras, et alors seulement, sous ce contact, elle se rendit compte à quel point elle était glacée… glacée de terreur…

Greta resserra son étreinte.

— Oh ! ma chérie ! Ce papier était dans le pupitre de votre mère… Quel bonheur ! Si vous étiez ma sœur…

Margaret la repoussa.

— Petite folle, voulez-vous bien ne pas dire de pareilles bêtises.

Greta lui jeta un regard attristé.

— Pourquoi ? J’aimerais tellement être votre sœur ! Je vous en supplie, ouvrez…

L’enveloppe était si légèrement collée que Margaret n’eut aucune peine à la décacheter… Hélas !… elle était vide…