— C’est mon premier grand dîner, disait Greta, très excitée… et j’avais une peur horrible d’être en retard, car Margaret est rentrée à la dernière minute et n’a eu que le temps de passer sa robe. J’étais déjà prête depuis une demi-heure quand elle est arrivée.
Freddy, ravi, accueillait ses hôtes en souriant.
— Votre première sortie, disait-il à Greta, et mon dernier dîner, du moins chez moi.
— Votre dernier dîner ?
— Margaret ne vous a donc pas annoncé mon départ ?
Ce fut Charles qui répondit.
— Oui, elle me l’a dit, mais je ne croyais pas que ce fût si proche.
— À quoi bon rester ici ? dit Freddy douloureusement. Je ne peux plus supporter cette grande maison vide de tout ce qui était ma raison de vivre…
— Mais vous n’allez pas la vendre ?
— Non, je ferai comme vous… je me contenterai de la fermer jusqu’au jour où il me prendra fantaisie de revenir… et je suis heureux de ce petit dîner qui m’aidera à passer moins tristement ma dernière soirée ici…
Margaret, elle-même, bien que renseignée sur le départ de son beau-père, parut étonnée :
— Je croyais que vous ne partiez qu’à la fin du mois ? dit-elle.
— Demain, je vais m’installer à mon club, en attendant d’être prêt, pour éviter les assommantes réunions d’adieux, et je disparaîtrai un beau jour, sans que personne en soit avisé… Je t’enverrai des cartes postales de Constantinople, de Hong-Kong, de partout où me conduira ma fantaisie. Maintenant, profitons de cette dernière soirée pour nous amuser.
Et se tournant vers Greta :
— Votre première sortie, dites-vous ? Je suis très flatté qu’elle ait lieu chez moi… Il n’y a pas de présentations à faire, quelle chance… Quelle charmante robe vous avez !
— Elle est à Margaret. Je n’ai pas de robes habillées.
— Vraiment ? C’est dommage.
Margaret passa, son bras sous celui de Greta et la pinça vigoureusement.
— Venez voir cette grappe de jade, n’est-elle pas jolie ? Quand j’étais enfant, je m’amusais à la mettre devant la lampe pour en admirer la transparence.
Elle avait ainsi détourné l’attention de Greta, qui, ayant pris le bras de Freddy pour passer à la salle à manger, demandait si cette teinte de vert lui siérait.
— Qu’en pensez-vous, Freddy ? Mais j’oubliais que je suis en deuil de mon pauvre papa et…
Margaret vit le visage de Charles se rembrunir, tandis qu’il tentait de distraire Greta de ses souvenirs filiaux.
— Vous devriez toujours porter du blanc, comme les héroïnes des romans d’autrefois… de la mousseline blanche, avec une ceinture bleu ciel. Cela vous irait délicieusement.
— Quelle bonne idée, appuya Freddy. En effet, rien n’est plus joli qu’une vraie blonde en mousseline blanche… Pourtant ta mère (il se tournait vers Margaret), qui était si brune, était ravissante en blanc ; quand j’ai fait faire sa miniature elle voulait mettre une robe de couleur, mais l’artiste s’y est opposée. Comment s’appelait-elle donc ?… Bon, voilà que je ne m’en souviens pas !
— Peut-être la miniature est-elle signée ? suggéra Archie.
— Probablement, nous regarderons cela après le dîner ; pour le moment, prenez cette entrée, qui est une spécialité de ma cuisinière. Margaret, tu ne manges rien… À propos, cette écritoire de ta mère… J’ai oublié ce que je voulais dire…
— Quand ma mère l’avait-elle achetée ? questionna Margaret.
— Je n’en sais rien, c’est un vieil objet, sans aucune valeur, je ne comprends pas pourquoi tu as désiré l’emporter.
— C’était terriblement passionnant, au contraire, dit Greta. Figurez-vous que nous avons découvert un tiroir secret…
— Un tiroir secret ? répéta Freddy, l’air étonné.
— Oui, exactement comme celui qui existe dans le mien… Margaret ne l’aurait certainement pas trouvé toute seule. Et jamais je n’y serais arrivée moi-même, si un petit accident ne m’avait mise sur la voie, déclara la jeune fille triomphante.
Dans la robe blanche que Margaret n’avait porté qu’une seule fois, le printemps dernier, et qui lui allait à ravir, Greta était exquise à regarder, avec ses cheveux blonds qu’argentait la lumière tamisée des lampes, et ses bras nus appuyés sur le bois brillant de la table foncée, devisant et riant avec une enfantine gaieté.
— C’est curieux, continuait-elle, que l’écritoire de Margaret soit si semblable à la mienne ?… Vous devez juger de notre étonnement, quand nous nous sommes trouvées en face de l’enveloppe contenant le certificat de mariage…
Elle fut interrompue par le poids d’un talon d’homme sur son petit soulier de satin.
— Vous me marchez sur le pied ! s’écria-t-elle, indignée, en se tournant vers Charles qui était son voisin de gauche.
— Ma chère enfant, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je n’ai pas l’habitude de marcher sur les pieds des jeunes filles, répondit celui-ci avec un charmant sourire.
— Alors, c’est Archie… Je suis sûre que le bout de mon soulier est abîmé.
Archie nia énergiquement.
— J’espère que vous ne souffrez pas trop, questionna Freddy ; j’en serais désolé. Vous nous racontiez une histoire passionnante au sujet d’une enveloppe trouvée dans l’écritoire de Margaret.
— Elle était tout au fond du tiroir, dit Greta, en inclinant la tête, vous pensez si nous étions curieuses de voir ce que c’était… mais j’y songe… j’ai promis à Margaret de ne pas en parler. Ne continuez donc pas vos questions. Je pense que c’est la raison pour laquelle Charles m’a marché sur le pied, il aurait dû, tout de même, le faire moins brutalement… Je souffre atrocement…
Et elle jeta un regard de reproche à son voisin.
— Greta, répondit celui-ci en riant, si vous continuez à faire l’enfant terrible, je serai obligé de vous emmener chez Margaret et de vous y enfermer…
— Que vous êtes méchant ! N’est-ce pas, Freddy ?
— C’est un véritable tyran… On voit bien qu’il a vécu chez les sauvages… Mais ne faites pas attention à lui… et continuez l’histoire de votre découverte dans l’écritoire de Margaret. N’avez-vous pas dit que vous aviez trouvé un certificat de mariage ?
Greta secoua la tête :
— J’ai promis de ne rien dire et je ne dirai plus rien… Je vais vous raconter une autre histoire, tout aussi terriblement intéressante, qui m’est arrivée ce soir, et que personne ne connaît encore…
— Quelle chance ! s’écria Freddy.
Charles, appuyé au dossier de sa chaise, regardait Margaret. Celle-ci suivait Greta des yeux, d’un air las et terrifié… Cette lassitude frappa le jeune homme. Elle avait l’air fatiguée comme si depuis des semaines, elle n’avait ni dormi, ni mangé à sa faim. Cette robe noire enfilée à la hâte accentuait encore sa pâleur… Pourquoi était-elle dans cet état ? Son regard était vide et son visage comme chiffonné par le désespoir.
Greta avait commencé son nouveau récit… Il était aussi inutile d’espérer arrêter ce flot de paroles, que de vouloir ralentir le cours d’un torrent impétueux.
— Ni Charles ni Margaret ne savent ce qui m’est arrivé. Cela s’est passé entre le départ de l’un et le retour de l’autre. Après avoir écrit à Stéphanie, j’ai pensé que ce serait une distraction pour moi d’aller poster ma lettre. En sortant, j’ai remarqué, juste en face de la maison, une grande auto, dont le chauffeur faisait les cent pas. J’ai poursuivi ma route, et arrivée dans un endroit peu éclairé, je me suis retournée pour voir ce qu’était devenue la voiture. Elle me suivait lentement… de plus en plus lentement et finit par s’arrêter devant une maison. Après avoir jeté ma lettre dans la boîte, je suis revenue sur mes pas, l’auto était toujours à la même place.
Greta parlait de plus en plus vite, son teint éblouissant faisait paraître Margaret aussi livide qu’un fantôme.
— Pas très amusante, jusqu’à présent, votre histoire, remarqua Charles.
— Attendez, vous allez voir… En passant devant l’auto, quelle ne fut pas ma stupeur d’entendre la voix du chauffeur, une drôle de voix rude, me dire : « Montez vite, mademoiselle, Mr. Standing m’envoie vous chercher.
— Grands dieux ! murmura Charles.
— Egbert ? murmura Freddy à mi-voix.
— Oh, flûte ! Je n’aurais pas dû lâcher ce nom… mais vous n’en parlerez à personne, n’est-ce pas ?… Vous non plus, Archie. Promettez-le-moi.
Freddy la rassura immédiatement. Avec sa mauvaise mémoire il avait déjà oublié le nom…
— Continuez, vous en étiez au moment où le chauffeur vous adressait la parole. Quel insolent !… Alors que vous a-t-il dit ?
— Juste ce que je viens de vous raconter ! Que mon cousin Egbert me demandait de le rejoindre…
— Qu’avez-vous fait ? interrogea Archie.
— Je me suis mise à courir comme une folle, mais il m’a rattrapée presque aussitôt ; alors j’ai poussé un cri : « Ne criez pas comme cela », a-t-il murmuré à mes oreilles de sa voix rude. Comme je continuais à crier de plus en plus fort, il m’a saisi le bras. Je hurlais de frayeur, mais heureusement à cet instant, deux autos ont passé à côté de nous, l’homme a pris peur et m’a lâchée. Terrorisée, j’ai couru sans m’arrêter jusqu’à la maison… C’est atrocement palpitant, n’est-ce pas ?