Le dîner était enfin terminé ; jamais Charles n’avait enduré pareille torture : il était à bout de nerfs… Après tout il n’y avait rien à craindre d’Archie et Freddy, mais si l’on ne bouclait pas la jolie bouche de cette petite bavarde, la terre entière serait bientôt au courant de sa véritable identité ; il regrettait la tranquillité des îles lointaines et il était furieux contre Margaret, sans laquelle il ne serait pas mêlé à cette mystérieuse affaire.
Pendant que les jeunes filles allaient chercher leurs manteaux et que Freddy donnait l’ordre de faire avancer l’auto, Archie se tourna vers son ami d’un air de reproche :
— Pourquoi apprendre la dissimulation à cette charmante enfant ?
Pour toute réponse Charles fronça les sourcils.
— Tu n’as donc pas confiance en moi, Charles ? poursuivit Archie.
— Que veux-tu dire ?
— Que je sais tout : c’est Margot Standing, n’est-ce pas ?
— Tu l’as deviné quand elle a parlé d’Egbert ?
— Je l’ai deviné la seconde fois que je l’ai vue, répondit Archie, elle a encore beaucoup à apprendre avant de savoir mentir. Freddy est-il au courant ?
— Il doit l’être maintenant ! Egbert est un nom peu banal qui a dû l’éclairer… Puisque tu sais ce qu’il en est, je voudrais parler très sérieusement avec toi de tout cela. Après le spectacle, nous raccompagnerons Margaret et Greta, après quoi nous pourrions aller au Luxe.
— Entendu…
Pendant qu’elles mettaient leurs manteaux, Greta saisit le bras de son amie :
— Il ne vous a pas montré la miniature, Margaret, et j’aimerais tellement la voir.
— En quoi cela peut-il vous intéresser ? demanda Margaret, sèchement.
— J’en ai une affreuse envie ! Depuis que j’ai vu le nom d’Esther Brandon écrit sur ce morceau de papier, je n’ai cessé de penser à elle. Où se trouve cette miniature ?
— Dans le bureau de Freddy, répondit Margaret, d’une voix éteinte.
— Oh ! montrez-la-moi… Vite, mettez votre manteau et montrez-la-moi.
Elle descendit rapidement l’escalier en regardant derrière elle, pour voir si Margaret la suivait.
Le bureau était une grande pièce dont les murs disparaissaient sous les photographies, les pipes et les fusils. Sur la table traînaient, pêle-mêle, des lettres, des notes, de vieux magazines.
— Je retrouve bien là Freddy, murmura Margaret.
— Où est la miniature ?
— Là, sur le bureau.
Tout en parlant, elle déplaça le Times et deux magazines sous lesquels se trouvait un écrin fermé.
— Oh ! s’écria Greta, mais c’est celui de mon pauvre papa ! Margaret, ouvrez-le vite.
— Que dites-vous ?
— Papa avait un écrin exactement pareil à celui-ci ; j’en ai parlé à Mr. Hales… Je n’ai fait qu’apercevoir le portrait qu’il renfermait… Je vous en prie, ouvrez-le.
Margaret posa la main sur l’écrin.
— Il est fermé à clef, Greta.
— Donnez-le à Freddy, pour qu’il l’ouvre.
— C’est impossible, je ne peux pas le lui demander.
— La miniature de papa était entourée de diamants, et celle-ci ?
— Un simple cercle d’or entoure la miniature de ma mère en robe blanche…
— Ma mère aussi était en blanc… je suis sûre que c’est la même personne… ne croyez-vous pas ?
— Greta, Margaret, dépêchez-vous… criait Freddy d’un ton mécontent.
— Nous voilà, nous arrivons… répondit Greta effrayée.
Margaret ne la suivit pas immédiatement, elle posa les deux mains sur l’écrin qui s’ouvrit sans difficulté sous la pression d’un bouton invisible… Esther Brandon, en robe blanche, regardait sa fille en souriant doucement, de son air de reine, comme si le monde était à ses pieds…
Margaret, après avoir refermé l’écrin, sortit lentement de la pièce.
De la loge qu’il avait retenue pour la Revue, Freddy paraissait suivre avec plaisir le spectacle dont les tableaux se succédaient, dans un décor de contes de fées.
Quant à Greta, assise entre Freddy et Archie, elle était au septième ciel, et poussait des gloussements de joie à chaque nouvelle entrée…
— Oh ! c’est merveilleux… elle est ravissante… quel joli garçon !…
— Vous voulez dire qu’il est horrible, protesta Archie.
— Non, il est délicieux. Vous ne voyez pas que ses cils sont encore plus longs que ceux de Charles !
Archie se mit à chantonner :
— « Vous avez besoin de quelqu’un pour vous surveiller. »
— Vous vous trompez… La chanson dit : « Je désire quelqu’un pour prendre soin de moi !… »
— C’est la même chose ; en bon français, cela veut dire qu’il vous faut quelqu’un pour vous diriger.
— Je n’ai besoin de personne ; j’ai dix-huit ans, et tout en étant moins vieille que vous, je saurai très bien me tirer d’affaire toute seule… Quel âge avez-vous, Archie ?
— Je suis terriblement vieux, pas tout à fait aussi vieux que Charles, mais très vieux tout de même, vingt-sept ans… Charlie en a vingt-huit passés.
— Cela doit être terriblement affreux d’avoir vingt-sept ans… fit Greta avec conviction. Et Margaret ? demanda-t-elle en se penchant confidentiellement vers Archie ; elle est aussi très vieille, n’est-ce pas ?
— Elle a vingt-quatre ans, je crois.
— À cet âge, je serai mariée depuis longtemps. Elle n’est pas jeune évidemment, mais cela ne m’empêche pas de l’aimer beaucoup.
Un vent violent soufflait quand ils sortirent du théâtre ; le pavé mouillé témoignait d’une averse récente. Saisis par l’humidité glaciale ils n’avaient nul désir de rentrer à pied. Freddy accompagna ses jeunes amis jusqu’au coin de la rue.
— Nous serons au moins en dehors de cette cohue, dit-il, et nous trouverons plus facilement un taxi… Cela fait du bien de respirer un peu d’air frais… heureusement la pluie a cessé.
Charles, qui ouvrait la marche, entendait malgré lui les bavardages de Freddy :
— Prenez mon bras, disait-il à Greta ; Charles offrira le sien à Margaret.
— Je n’ai besoin de personne pour traverser, répondit celle-ci.
Les deux jeunes filles se trouvaient sur le terre-plein, Freddy tout à côté de Margaret… Charles allait atteindre le trottoir lorsqu’un cri de terreur retentit… Les gens se précipitaient vers l’autobus arrêté. Se frayant un chemin à travers la foule, le jeune homme aperçut Greta devant les roues de la lourde voiture, les bras et la figure couverts de boue ; Freddy et le conducteur la relevaient, tandis qu’elle continuait à crier. En face de lui, sur le trottoir, sous la lumière de la lampe à arc, Margaret semblait impassible.
Charles se sentait défaillir ; comment expliquer cet accident survenu dans l’espace d’une seconde ! Le wattman assurait :
— Elle n’a aucun mal, l’autobus ne l’a pas touchée…
Son accent cockney était couvert par les sanglots de Greta, et Freddy réprimandait le conducteur :
— Vous ne faisiez pas attention, vous auriez pu tuer cette jeune fille.
Charles demanda :
— Qu’est-il arrivé ?
Il resta lui-même stupéfait du son de sa voix, mais Greta l’ayant entendu se mit à sangloter plus fort et se jeta au cou du jeune homme en criant :
— Charles, ramenez-moi à la maison, ne m’abandonnez pas !
Au même moment, un agent s’approcha. Freddy prit immédiatement la parole.
— Monsieur l’agent, cette jeune fille aurait pu être tuée. Nous traversions la rue, ma fille, Miss Wilson et moi, lorsqu’elle a glissé !… n’est-ce pas, ma chère petite ? Dieu merci, elle n’a rien de grave… Voyons, mon enfant, vous êtes hors de danger maintenant, ne pleurez plus.
— Elle n’a pas été touchée par la voiture, répétait le conducteur de sa voix bourrue.
— Vous n’êtes pas blessée, mademoiselle ? demandait poliment l’agent.
Les bras de Greta avaient lâché le cou de Charles, mais elle se cramponnait encore à lui, touchante et jolie, malgré les taches de boue qui recouvraient son visage :
— J’aurais pu être tuée, déclara la jeune fille dans un sanglot, quelqu’un m’a poussée et je suis tombée juste devant l’autobus.
— Heureusement, vous n’avez aucun mal.
— Non, dit Greta, mais ma robe est fichue.
Charles avait l’impression de vivre un cauchemar… Cette chute étrange… Cette foule curieuse, les sanglots de Greta, l’agent enregistrant sur son carnet les dépositions de Freddy, enfin, Margaret immobile et impénétrable sous la lampe à arc !… Comment n’avait-elle pas dit un mot ni fait un pas pour se rendre compte de ce qui s’était passé ?
Charles prit Greta par le bras :
— Venez, dit-il, il faut rentrer, Freddy préfère marcher. Quant à Archie, il habite loin d’ici, je vais donc vous ramener.
Il installa les deux jeunes filles dans un taxi, puis se tournant vers Archie qui les avait accompagnés :
— Tu viendras au Luxe un autre soir ; aujourd’hui, c’est impossible.
Ce fut beaucoup plus tard qu’il prit conscience qu’Archie l’avait quitté sans un mot.