Le jeune homme ne pouvait cesser de regarder la pièce que Margaret venait de quitter. Elle s’était tenue à l’endroit exact où les bouquets indigo formaient un médaillon, puis elle était sortie aussi mystérieusement qu’elle était entrée… Charles continuait à fixer le médaillon. Margaret… Voilà qui mettait diablement fin à ses projets d’appeler la police.
Il fut secoué d’un rire amer : la veille encore il s’était dit qu’il serait intéressant de revoir celle qu’il avait aimée…
« Intéressant… plus qu’intéressant », pensait-il en songeant à la scène pathétique qu’ils auraient pu jouer en cour d’assises : « Connaissez-vous cette femme ? » « Oui, j’ai failli l’épouser. » Et les journaux du soir de s’enflammer : « Deux ex-fiancés se retrouvent en cour d’assises. » « Un explorateur délaissé par une coquette. » « Comment les femmes deviennent criminelles. »
Non, décidément, il fallait renoncer à prévenir la police.
Charles revint à lui en entendant l’homme qui lui tournait le dos prononcer le nom de Margot. Un instant il avait cru comprendre Margaret… Mais l’inconnu continuait :
— Le numéro 32 proteste.
L’homme au masque gris fit de sa main délicatement gantée un geste indiquant à quel point les protestations du numéro 32 lui étaient indifférentes.
— Cela n’empêche pas qu’il soit mécontent.
— Une pareille moule ne peut se révolter, fit ironiquement le Masque Gris. De quoi se plaint-il ?
Son compagnon haussa les épaules.
— Il dit que dix pour cent, ce n’est pas assez pour courir un tel risque.
— Quel risque ? Il gagne cet argent tout à fait légalement.
— Enfin… Tout ce que je sais, c’est qu’il souhaite plus d’argent et ne veut pas épouser la fille : il aimerait mieux être pendu.
Le Masque Gris s’appuya plus lourdement à la table.
— Très bien. Il ne sera pas pendu s’il ne fait pas ce qu’on lui dit, mais en sera quitte pour sept ans de travaux forcés. Rappelez-le-lui et donnez-lui ça de ma part, dit-il en tendant à l’inconnu un papier qu’il venait de griffonner. Si à sept ans de travaux forcés il ne préfère pas la liberté, dix pour cent et une jolie femme, il n’a qu’à le dire… mais je connais d’avance sa décision.
L’homme prit le papier et ajouta :
— Il se demande quelle peut être la raison qui vous pousse à lui faire épouser cette fille.
— Mon but est de pourvoir aux besoins de celle-ci, de manière à la faire tenir tranquille ainsi que ses amis.
— Vous croyez donc à l’existence du certificat de mariage ?
— Il vaut mieux mettre tous les atouts dans notre jeu. Dites au numéro 32 de faire usage de la lettre, comme convenu. Je désire obtenir le silence du notaire.
— Je vois que vous doutez encore. Pourtant nous sommes sûrs qu’il n’y a pas de certificat à Sommerset. N’est-ce pas suffisant ?
— Pas tout à fait, il est si facile de se marier ailleurs que dans sa paroisse ou que dans son pays.
— Croyez-vous réellement en ce mariage ?
L’homme au masque gris redressa l’abat-jour de la lampe et ainsi le rayon lumineux qui éclairait la porte disparut.
— Si le numéro 40, qui est ici, n’était pas aussi sourd, il pourrait vous répondre.
— Le numéro 40 ?
— Oui, il a remarqué souvent son maître faisant les cent pas sur le pont et parlant tout seul. Peut-être s’est-il laissé aller à dire des choses qu’il n’aurait jamais osé dire s’il n’avait pas su que le numéro 40 était sourd. Un beau jour, le propriétaire du yacht est tombé à la mer, et depuis lors on n’a plus eu de ses nouvelles.
Ainsi donc, le numéro 40, qui gardait la porte, était sourd. Charles se demanda comment il pouvait ouvrir aux nouveaux arrivants quand ils frappaient ? Peut-être, ayant la main posée sur le panneau de bois, sentait-il une vibration produite par un signal connu d’eux seuls.
À ce moment, la porte s’entrouvrit, et le Masque Gris éteignit la lumière en posant la main sur l’interrupteur de la lampe. Charles eut la vision fugitive d’une forme grise au-dessus d’un plastron clair.
Le jeune homme, les membres raidis par sa longue immobilité, se releva péniblement et se dirigea vers la chambre de sa mère.
Avant d’y entrer, il s’arrêta un instant, de crainte qu’il n’y eût encore quelqu’un, mais tout était silencieux. Il aurait voulu poursuivre ce trio de bandits, les rattraper au sommet de l’escalier et les traîner sur les marches en poussant des cris de guerre. Il jubilait déjà à l’idée du bruit sourd que le corps volumineux du numéro 40 aurait fait en s’effondrant sur ses deux complices !… Fichue Margaret ! Sans elle, et sans son étonnante présence dans cette réunion criminelle, les malfaiteurs inconnus seraient déjà punis.
Au lieu de cela, il lui fallait remettre ce plaisir à plus tard et trottiner sur la pointe des pieds, dans sa propre maison, à la poursuite d’une bande de propres à rien. Étouffant donc ses pas, il glissa vers le sommet de l’escalier pour observer l’entrée. Quelqu’un s’avançait dans la pénombre. La lumière se fit et Lattery traversa le vestibule en sifflant La Marche turque.
En deux bonds, Charles fut auprès de lui et l’apostropha vertement :
— D’où diable venez-vous ?
Lattery, le visage décomposé, les jambes tremblantes, regardait le jeune homme avec stupeur, mais déjà celui-ci courait à la porte du jardin. Il venait d’entendre le portail de la grande avenue se refermer brusquement. L’ayant ouvert, il se précipita à la poursuite de quelqu’un qui s’enfuyait. À l’angle de Thorney Lane, il ne vit plus qu’un jeune garçon aux cheveux roux qui marchait en sifflotant. Une femme traversait la rue. Quand il voulut la rejoindre, elle avait disparu dans la foule qui sortait d’un cinéma voisin.
Charles rentra chez lui, désappointé et furieux.