Pendant le trajet de retour, Greta ne cessa pas de babiller :
— Je l’ai échappé belle, disait-elle, encore toute frémissante.
— Comment cela est-il arrivé ? questionna Charles.
— Nous allions traverser la rue, Margaret et moi, suivies de Freddy, lorsque j’aperçus l’autobus et reculai en criant : « Attention ! » Margaret me dit alors : « Ne faites pas l’enfant, voyons. » Au moment où je m’avançais en courant, quelqu’un m’a poussée violemment et je suis tombée sous l’autobus.
La jeune fille serrait fortement la main de Charles, ses doigts se crispaient en revivant le souvenir de sa chute.
— J’ai toujours eu peur de traverser une rue, continua-t-elle. Alors maintenant ! Qui a bien pu me pousser ?
— Vous avez dû glisser, fit Charles.
— Non, on m’a poussée, j’en suis sûre.
— Quelqu’un vous aura heurtée en passant.
— On a bien visé, en tout cas, répondit Greta indignée, j’ai échappé par miracle à la mort, mais je suis couverte de boue et la jolie robe que Margaret m’avait prêtée est fichue… J’en suis navrée.
Elle bavardait tellement que pas un instant elle ne remarqua le silence de Margaret. Par contre, Charles en était torturé.
Greta sauta de joie quand elle vit que le jeune homme entrait avec elles dans le petit appartement. Sa frayeur passée, elle n’avait plus qu’un désir : garder Charles pour la distraire ; aussi fut-elle contrariée quand on l’envoya se coucher.
— Mais je n’ai pas sommeil, moi, et puis je ne pourrais pas dormir, j’ai besoin de causer, et de manger quelque chose ; que diriez-vous si nous prenions du café ou même un bon petit souper ?
Margaret répondit sans tourner la tête :
— Il n’y a pas de café, vous feriez mieux d’aller vous mettre au lit.
— Oh ! murmura Greta, désappointée.
Charles la prit par l’épaule et la poussa gentiment vers la porte :
— Allons, obéissez comme une bonne petite fille que vous êtes, lavez-vous la figure et couchez-vous vite, j’ai à parler à Margaret.
Greta faisait la moue et lui jetait un regard suppliant à travers ses longs cils. Finalement, elle se mit à bâiller en montrant ses ravissantes petites dents blanches.
— Vous voyez bien que vous mourez de sommeil, dit triomphalement le jeune homme ; allez vite au lit !
Et, ce disant, il referma la porte derrière la jeune fille. Quand il revint s’asseoir auprès du feu, il trouva Margaret à la même place, et pendant un long moment, il la contempla en silence. La tête baissée, un bras posé sur le rebord de la cheminée, elle fixait les cendres du foyer. Sa main gauche pendait le long du corps. L’émeraude de leurs fiançailles aurait été trop large maintenant pour le doigt amaigri et diaphane, mais peut-être était-ce cette robe noire qui en accentuait ainsi la blancheur.
Charles restait immobile ; deux bribes de phrases hantaient son cerveau et revenaient, lancinantes : « Un accident de la circulation serait la meilleure solution. » – « Quelqu’un m’a poussée… » Il ne pouvait détacher ses yeux de la main de Margaret, si pâle que l’on aurait dit celle d’une morte.
« Quelqu’un m’a poussée violemment » – « Un accident de la circulation serait la meilleure solution… »
Enfin Margaret leva la tête :
— Il est tard, fit-elle.
— Oui.
Sans couleur, sans vie, on aurait dit une statue de marbre.
— N’allez-vous pas partir ? murmura-t-elle.
Charles secoua la tête :
— Non, je veux parler avec vous.
— Moi aussi, j’ai à vous parler, mais pas ce soir, il est trop tard.
— Que vouliez-vous me dire ?
Sans le regarder, elle répondit tristement :
— Quand comptez-vous l’emmener ?
— Vous parlez de Greta ?
— Je parle de Margot Standing et je vous demande quand vous comptez l’emmener. Le plus tôt sera le mieux.
En entendant la voix de Margaret, Charles retrouva sa lucidité, les deux phrases obsédantes avaient disparu, et ce fut d’un ton indifférent qu’il prononça les paroles auxquelles la jeune fille s’attendait le moins :
— Pourquoi avez-vous rompu nos fiançailles ?
Ces mots frappèrent Margaret comme un coup de poing. Le silence entre eux se fit si profond que les moindres bruits de l’extérieur devenaient perceptibles : bruits de pas, appel de klaxons, frottement de branches mouillées dont quelques heures plus tôt il avait regardé tomber les feuilles ; il lui semblait encore entendre leur chute. Enfin Margaret parla :
— Voulez-vous vraiment connaître la raison de notre rupture ?
— Il me semble que ce serait mieux pour nous deux.
Elle secoua légèrement la tête comme pour dire non, puis, d’une voix à peine distincte, elle parvint à articuler :
— Il n’en sortira rien de bon.
— Tant pis, vous me devez la vérité.
— Alors, répondit Margaret, je vais tout vous avouer, mais, je vous le répète, n’en attendez rien, et je ne parlerai pas tant que vous n’aurez pas promis d’emmener Greta dès demain.
Charles l’écoutait sans broncher.
— Dites-moi, insista-t-il, pourquoi vous m’avez abandonné.
Margaret, qui était restée debout, se dirigea vers le siège le plus proche où traînait encore le roman que Greta lisait le matin même ; elle s’y laissa tomber dans une pose accablée.
Immobile devant elle, Charles répétait :
— Je veux connaître la raison mystérieuse qui vous a décidée à rompre nos fiançailles.
— Eh bien, soit ! Il est arrivé quelque chose…
Elle s’arrêta, puis reprit :
— Ce n’est pas facile à dire…
— Cet événement est sans doute postérieur à notre dernière soirée, car lorsque je vous ai ramenée chez vous…
Il s’interrompit et réprima le sentiment passionné qui l’envahissait au souvenir de leurs tendres adieux, ce soir-là.
— Quand nous nous sommes quittés, expliqua-t-elle, quelque chose s’était déjà produit à mon insu : en effet, le matin même du jour dont vous parlez, j’étais allée chercher quelque chose dans le bureau où Freddy passe ses matinées à écrire d’interminables lettres à ses amis ; vous vous rappelez qu’il détestait être dérangé et que nous le plaisantions toujours à ce sujet. Je le croyais parti. Quel ne fut pas mon étonnement, en entrant, de le voir penché sur un trou creusé dans le mur.
— Que dites-vous ?
— Dans ce mur était dissimulé un coffre-fort comme beaucoup de gens en ont. Je ne savais pas qu’il y en eût un à la maison. Freddy avait enlevé un tableau qui le dissimulait. Comme il froissait des papiers, il ne m’entendit pas entrer. Un peu curieuse, j’attendais pour lui parler qu’il se retournât, quand j’aperçus une lettre sur la table. Celle-ci retint mon attention par l’étrangeté de son papier qui ressemblait à du papier d’emballage. Sans penser à mal, je lus une phrase, mais, me trouvant indiscrète, je m’avançai vers Freddy qui parut stupéfait de me voir là. Il croyait avoir fermé la porte à clef et se gourmandait de sa négligence qui aurait pu lui amener de graves ennuis si, à ma place, un domestique était entré, découvrant ainsi la cachette du coffre-fort. Mon beau-père m’a fait jurer de n’en parler à personne et je l’ai quitté pour aller vous retrouver. Vous devez vous souvenir que vous m’avez raccompagnée fort tard ce soir-là.
Charles se souvenait parfaitement de cette journée passée sur la rivière. C’était la dernière qu’ils avaient vécue ensemble et pas un instant, en glissant sur l’eau bleue, il n’avait eu le pressentiment qu’elle devait marquer la fin de leur bonheur.
Margaret avait repris son récit. Maintenant elle parlait rapidement comme si, après avoir gardé trop longtemps un secret, elle éprouvait un soulagement infini à le dévoiler.
— Ce soir-là, je n’ai eu que le temps de m’habiller pour sortir avec maman et Freddy. Celui-ci se montra très gai pendant toute la soirée, mais une fois de retour à la maison et quand ma mère eut regagné sa chambre, il me demanda de le suivre dans son bureau. À peine étions-nous entrés qu’il s’assit devant la table et éclata en sanglots.
Margaret fit une pause. Charles restait impassible ; elle eut un frisson, puis, ayant repris son souffle, elle continua :
— C’était au sujet de ma mère très gravement malade, me disait-il, et tout à fait inconsciente de son état, mais pour qui le moindre chagrin, le moindre souci serait fatal… Ses larmes redoublèrent et il ajouta, d’une voix désespérée, qu’il était son assassin. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Il me rappela alors ma présence dans le bureau ce même matin, et me demanda si j’avais lu une lettre qui traînait sur la table. En réalité, je n’avais pu déchiffrer qu’un nom, et je me rappelle même avoir demandé s’il ne s’agissait pas d’un cheval de course…
Margaret, le visage livide, la voix brisée, s’arrêta.
Charles, très sombre, le regard dur, l’interrogea de nouveau :
— Qu’aviez-vous vu ?
Sans regarder et sans répondre, elle tendit machinalement ses mains vers le foyer éteint. Charles répéta sa question :
— Qu’aviez-vous vu ?
— Je ne peux pas vous le dire, j’ai promis le silence.
— Quel nom avez-vous lu ?
— Je ne savais pas que c’était un nom. Je ne comprenais pas ce que cela voulait dire.
— Enfin quel est ce nom !
— « Le Masque Gris », murmura-t-elle à bout de forces.
— Continuez, dit Charles, au bout d’un instant.
— Freddy faisait peine à voir. Ses sanglots redoublèrent lorsqu’il m’avoua qu’étant encore presque un enfant, il s’était laissé affilier à une société secrète ; il vivait alors à l’étranger avec sa mère, sans amis ni camarades de son âge, car, vous le savez, il n’a jamais été au collège. Connaissant mon beau-père comme nous le connaissons maintenant, vous pouvez vous imaginer à quel point il devait être facile à influencer dans sa jeunesse…
La jeune fille semblait plaider, auprès de Charles, la cause de Freddy. Charles, qui n’avait aucune considération pour lui, ne bronchait pas.
— Donc, reprit Margaret, il entra dans cette société qu’il m’a dit être une association politique. On l’obligea à signer un engagement dans lequel il jurait le secret le plus absolu et où il reconnaissait avoir commis vols et meurtres, procédé infaillible pour terroriser un garçon de dix-sept ans, déjà séduit par le côté romanesque de la chose. Plus tard, il vint s’installer en Angleterre et il avait presque oublié cette malheureuse histoire, lorsqu’il réalisa un très bel héritage. Les dirigeants de la secte dans laquelle il s’était enrôlé l’importunèrent de nouveau. Il aimait déjà ma mère à cette époque et désirait l’épouser. Aussi, pour acheter sa tranquillité, il versa l’argent qu’on exigeait de lui.
« C’était évidemment stupide de sa part, mais vous savez à quel point Freddy est pusillanime. Il épousa ma mère peu après et, à partir de ce moment, la bande mystérieuse ne lui laissa plus un instant de repos. Épouvanté à l’idée que sa femme pourrait apprendre quelque chose, il accepta tout… et passa des heures terribles.
— Je me demande pourquoi il vous a raconté toute cette histoire, interrompit Charles, froidement.
— Parce que j’avais lu non seulement un nom, mais une phrase sur la feuille de papier dont je vous ai parlé tout à l’heure, et que la bande le savait.
— Comment pouvait-elle le savoir ?
Margaret leva les yeux, mais ne put supporter le regard de Charles qui la fixait durement, les lèvres serrées, les sourcils froncés.
— Je suppose que Freddy le leur a dit.
— Allez, continuez !
— Terrorisé par la bande, reprit Margaret, et sans courage pour lui résister, il m’a suppliée d’accepter d’en faire partie, afin, prétendait-il, d’éviter de plus grands malheurs.
— Ainsi donc, vous avez accepté de vous affilier à des malfaiteurs, dit Charles d’un ton d’aimable indifférence qui toucha, chez la jeune fille, une fibre secrète.
Son orgueil réagit et pour la première fois depuis leurs retrouvailles, une flamme qui rappelait la Margaret d’hier brilla dans ses yeux.
— Je lui ai répondu, comme vous l’auriez fait vous-même, qu’il lui fallait prendre courage et sortir de là par n’importe quel moyen. « Ton refus tuera aussi sûrement ta mère, a-t-il rétorqué, que si je lui donnais un coup de couteau… Si tu n’acceptes pas, ils me feront… » et il a ajouté quelque chose qu’il m’est impossible de vous répéter. Nous avons discuté ainsi une partie de la nuit, et finalement, il m’a déclaré que si je persistais dans mon refus, on le ferait emprisonner et que ma mère ne survivrait pas à une telle honte…
Margaret fixa sur Charles des yeux qui, malgré leur éclat, reflétaient la lassitude.
— Et c’était vrai, ajouta-t-elle, elle n’y aurait pas survécu.
Charles resta silencieux.
— À la fin, j’ai dû céder, Freddy m’ayant dit qu’il s’agissait d’une simple formalité destinée à assurer notre tranquillité. J’apposai ma signature sur l’acte qu’il me présentait, mais, malgré son insistance, je refusai de prêter serment ; je m’engageai seulement à ne rien dévoiler de ce qu’il pourrait m’être donné de voir. Tout cela fut si remarquablement mené que j’en fus effrayée rétrospectivement en pensant à l’habileté de ces gens et à l’impossibilité dans laquelle était Freddy de se débarrasser d’eux.
Un long silence suivit les derniers mots de Margaret.
— Eh bien, vous ne continuez pas ? demanda enfin Charles, sans paraître se départir de son calme.
Margaret tressaillit.
— Mais j’ai tout dit.
— Vraiment ? Pourtant vous ne m’avez pas encore expliqué pourquoi vous aviez rompu nos fiançailles.
— Je ne pouvais plus vous épouser dans ces conditions.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?
— Comment, vous ne comprenez pas que, faisant partie de cette association mystérieuse, je n’avais plus le droit de devenir votre femme, et même si j’avais refusé, cela n’aurait rien changé, car Freddy aurait été en prison et le scandale aurait rejailli sur toute la famille ? Je vous assure que j’ai tout pesé, longuement et sérieusement, avant de prendre cette décision désespérée. Ne croyez-vous pas que, si j’avais entrevu une autre solution, je l’eusse saisie avec joie, mais hélas ! c’était le seul moyen de nous sauver.
Et sa voix se brisa de nouveau en prononçant ce « nous ». Elle appuya la tête sur ses mains jointes. Glacée maintenant par la haine qu’elle sentait frémir sous l’indifférence simulée du jeune homme, elle se trouvait sans force devant cette implacable rancune. Si, au moins, il pouvait la comprendre et lui pardonner puisqu’il ne l’aimait plus… Pourquoi la haïssait-il ainsi quand son amour allait à Margot Standing ?
— Ainsi, vous vous êtes sacrifiée, vous m’avez sacrifié pour sauver ce petit imbécile de Freddy, dit-il, froidement ironique.
Margaret demeura silencieuse.
— J’avoue, continua Charles, que je n’aurais jamais pensé devoir être abandonné pour un rival aussi peu séduisant que Freddy…
Il eut un rire sec en répétant :
— Freddy, grands dieux, Freddy !…
Laissant enfin éclater la violente colère qui couvait en lui :
— Jamais je ne vous pardonnerai, dit-il.
Et, sans un mot d’adieu, il quitta la jeune fille.