Le lendemain matin, dès huit heures, Charles, ragaillardi, sonnait à la porte de Margaret. À son grand étonnement, il la salua sans le moindre embarras, comme si leur douloureux entretien de la veille n’avait pas eu lieu.
— Bonjour, Margaret, je craignais que vous ne fussiez déjà partie. Greta n’est probablement pas encore levée. Dites-lui qu’elle se dépêche de s’habiller et de faire sa valise. Mais… j’oubliais qu’elle n’a ni linge, ni vêtements ; peut-être pourriez-vous encore lui prêter le nécessaire pour un jour ou deux ?
— Vous l’emmenez donc ?
L’étroit corridor était si obscur qu’il distinguait seulement une silhouette frissonnant sous la fraîcheur matinale qui pénétrait par la porte d’entrée restée entrouverte.
— Oui, reprit-il, j’ai trouvé préférable de venir la chercher avant que vous ne sortiez.
— Où comptez-vous la conduire ?
— Bien franchement, je n’ai pas pensé un instant que cela pouvait vous intéresser !…
Il parlait avec une cruauté voulue, ne désirant qu’une chose : la frapper durement, profondément, dans son orgueil. Mais Margaret était déjà si cruellement atteinte dans sa fierté et dans son cœur que ce dernier coup la laissa insensible ; elle le devança dans le salon sans répondre.
Dès que Charles eut fermé la porte, son attitude changea et il demanda, d’un ton agressif :
— Pouvez-vous me jurer qu’il n’y aurait aucun danger à vous dévoiler le lieu de sa retraite ?
Margaret, qui se trouvait en pleine lumière, eut le courage de le regarder bien en face.
Presque malgré lui, le jeune homme laissa échapper :
— Qui l’a poussée hier ? Car elle assure, vous le savez, qu’on l’a poussée au moment où elle traversait la rue. Je veux savoir qui a commis cette lâcheté.
Un tremblement bizarre saisit la jeune femme, son visage se contracta, comme si passait devant elle une effroyable vision.
— Qui l’a poussée ? répéta Charles, de la même voix dure.
Les yeux dilatés d’effroi, elle assura :
— Non, Charles, ne croyez pas cela, non, non…
— Que voulez-vous dire ?
— Il était à côté de moi. Il n’était pas à côté de Greta quand nous avons traversé.
— Vous voulez parler de Freddy, mais pas un instant je ne l’ai soupçonné… Voyons, Freddy ?… Vous n’y pensez pas…
— À qui pensez-vous alors ?… Charles, je vous assure qu’il ne s’agit que d’un simple accident…
— Qui serait arrivé à point nommé. Vous me comprendrez quand je vous aurai conté quelque chose que, peut-être, vous savez déjà. Je vous ai dit ce que j’avais entendu de ma cachette, le soir de mon retour à Thorney Lane. Ces misérables parlaient de Margot que le Masque Gris condamnait à mort dans le cas où un certain certificat de mariage serait retrouvé. Il suggérait qu’un accident de la circulation serait le procédé le plus sûr pour s’en débarrasser. Hier soir, Margot n’a cessé de parler de ce fameux certificat qu’elle aurait soi-disant trouvé dans l’écritoire de votre mère… et trois heures après, elle a failli être écrasée par un autobus. Vous avouerez qu’il y a là une étrange coïncidence ; et je ne comprends pas encore comment elle a pu échapper à la mort.
— Demandez-le-lui.
— Non, c’est à vous de me le dire, vous étiez à côté d’elle, vous avez donc pu voir ce qui se passait.
— Elle a glissé.
— Pourquoi a-t-elle glissé ?
De nouveau, les yeux de Margaret eurent une expression d’effroi.
— Je n’en sais rien, Charles, je vous jure que je n’en sais rien.
— Eh bien, moi, je suis fixé. Elle a glissé parce qu’elle a été poussée et je veux savoir par qui.
La jeune fille le regarda fixement :
— Vous croyez que je le sais ?
Charles était ébranlé. Il venait de traverser des heures de cauchemar telles qu’il en était arrivé à envisager le pire ; mais soudain, devant le regard de Margaret, il se sentit envahi d’un bonheur infini ; ses plus mauvais rêves s’évanouirent et ce fut avec un visage transfiguré qu’il reprit la conversation interrompue.
— Vous n’avez donc rien vu ? dit-il.
Et comme Margaret secouait la tête, il continua, sur un ton de confiance amicale :
— Alors, vous vous rendez compte du danger que court Greta, car cet accident et cette tentative d’enlèvement d’hier après-midi prouvent à quel point ils sont renseignés.
La transformation du jeune homme avait été si soudaine que Margaret faillit perdre son calme. C’était Charles revenu aux jours d’autrefois, l’appelant à l’aide ; il lui fut impossible d’articuler un seul mot…
— Nous devons donc nous efforcer de la tirer de là et vous pouvez m’y aider en me racontant tout.
— Mais je n’ai plus rien à vous dire.
— Vous m’avez avoué que vous faisiez partie de la bande du Masque Gris ; je ne sais rien d’autre. En connaissez-vous les membres ? Vous ont-ils forcée à agir vous-même ?
— Je n’ai assisté que trois fois à leurs réunions.
— Qu’y avez-vous vu ?
— Rien. La première fois ils n’étaient que deux, tous deux masqués ; ils m’ont attribué le numéro 26 et je suis partie. Un an après, j’y suis retournée et l’on m’a forcée à signer un nouvel engagement. J’avais tout d’abord refusé, mais j’ai été obligée de céder.
— Freddy était-il avec vous ?
— Non, j’y étais allée seule. Enfin, quand vous m’avez vue, c’était la troisième fois. Freddy était malade et il m’avait chargée de porter des papiers à la réunion à laquelle il ne pouvait assister ; je les ai remis au Masque Gris et je suis partie immédiatement après.
— Vous a-t-il parlé ?
— Il m’a demandé ce qu’avait Freddy, sans le nommer autrement que par son numéro.
— Avez-vous vu les traits de l’homme qui me tournait le dos ?
— Non, il portait un masque comme tous les autres.
Charles poussa un soupir de découragement.
— Vous voyez donc que je dois à tout prix emmener Greta. Je suis allé voir Archie en vous quittant hier soir. Il doit la conduire chez sa cousine Emmeline Foster qui sera très contente de la recueillir, m’a-t-il affirmé. Naturellement, il la présentera sous le nom de Greta Wilson et personne ne saura sa véritable identité.
— Jusqu’au jour où elle la dévoilera.
— Nous lui ferons la leçon.
Margaret sourit, l’air dubitatif.
— Je sais que ce n’est pas facile, mais nous lui ferons promettre de ne parler, ni de son pauvre papa, ni d’Egbert, ni de sa vie de pensionnaire.
Au même moment la tête de Greta apparut dans l’embrasure de la porte. Elle poussa un cri de joie en apercevant le jeune homme.
— Charles, quel bonheur ! Comment êtes-vous là si tôt ? Je suis sûre que vous êtes venu me chercher pour une promenade en auto, malheureusement je ne suis pas habillée ; il vous faudra attendre un moment.
— Je le vois.
Greta, les pieds nus, entra dans le salon, roulée dans un kimono bleu pâle.
— C’est la robe de chambre de Margaret, dit-elle. N’est-ce pas qu’elle est jolie ? Elle l’avait faite pour son trousseau, bien qu’elle ne veuille pas l’avouer. À force d’être lavée, l’étoffe a pâli, mais elle est jolie tout de même ; je vais m’en commander un pareil.
— Allez vous habiller, ma petite, fit Margaret. Charles va vous emmener.
Ces mots, si naturels, sonnèrent tragiquement aux oreilles de Charles, tant la voix et le regard de Margaret trahissaient sa souffrance.
Greta poussa un petit cri :
— Où voulez-vous m’emmener, Charles, dites-le-moi ?
Et elle secouait le bras du jeune homme comme une enfant gâtée.
— En tout cas, je ne vous emmènerai pas dans cette tenue, habillez-vous ; vous allez passer quelque temps chez une cousine d’Archie.
— Ce serait peut-être amusant ; mais je ne veux pas quitter Margaret… Margaret, est-il vrai que vous ne vouliez plus de moi ?
Et elle abandonna Charles pour se précipiter au cou de la jeune fille.
— Je ne veux pas vous quitter. Bien que mes heures de solitude ne soient pas gaies, je préfère rester avec vous. Pourquoi voulez-vous me renvoyer ? Êtes-vous en colère contre moi ?
Margaret secoua la tête. Sa gorge se serrait ; elle ne pouvait parler.
— Charles, demandez-lui de me garder, disait Greta dont les bras nus entouraient tendrement le cou de la jeune femme. Margaret, je vous aime, vous m’avez sauvé la vie, hier. C’est vrai, Charles, sans elle, je ne serais plus de ce monde ! Si elle ne s’était pas précipitée pour me tirer au moment où j’allais être écrasée par l’autobus, je serais morte à l’heure qu’il est.
Charles, en proie à une émotion indicible, n’osait regarder Margaret qui exhortait Greta à aller s’habiller :
— Dépêchez-vous, petite folle, je dois vous quitter, sinon je serai en retard.
— Mais vous n’avez pas déjeuné ?
— Cela n’a pas d’importance, il faut que je parte.
Et Margaret ayant dénoué doucement les bras qui l’étreignaient se dirigea vers la porte.
— Allez ! dit-elle.
Puis elle disparut.