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Cette matinée d’octobre était radieuse, et si les arbres n’avaient pas été revêtus de leur parure d’automne, on aurait pu se croire encore au mois d’août.

Le soleil qui brillait depuis le matin devait inciter les femmes à s’acheter de nouveaux chapeaux, car depuis son arrivée à la Sauterelle, Margaret n’avait pas eu un instant de répit. Une grosse dame à cheveux roux en avait choisi six, sans les essayer, s’en remettant à la vendeuse pour les faire valoir. Cette cliente, enchantée de l’effet qu’ils produisaient sur la tête de la jeune femme, partit avec ses chapeaux sans penser un instant qu’elle n’en avait ni le visage ni la silhouette.

Margaret avait eu à conseiller une jeune et jolie fiancée, puis une vieille demoiselle d’une élégance surannée, qui recherchait à n’importe quel prix un chapeau de tulle noir, garni de plumes d’autruche ; elle s’en était allée fort mécontente de n’avoir pas trouvé ce qu’elle désirait ; maintenant, une charmante petite dame aux joues fraîches, sous ses cheveux gris, cherchait un taupé rouge assorti au ruban qu’elle tenait à la main.

— Avez-vous un feutre de cette teinte ? demanda-t-elle.

— Je n’en suis pas sûre, madame. Je vais vous montrer ce que nous avons.

Comme la jeune femme traversait la pièce, une employée l’interpella :

— Miss Langton, les taupés sont là…

Margaret rapporta à sa cliente le feutre désiré, mais tout en l’essayant, celle-ci semblait distraite et fixait, de temps en temps, la jeune femme avec attention.

— Il me plaît beaucoup ; je le prends, mais n’ai-je pas entendu que l’on vous appelait Miss Langton ?

— En effet, répondit Margaret en souriant.

La petite dame parut hésiter puis, baissant la voix, elle demanda :

— Quel est votre prénom ? Margaret ?… Je me permets de vous poser cette question indiscrète car vous me rappelez quelqu’un que j’aimais beaucoup.

— Je m’appelle, en effet, Margaret Langton.

— La fille d’Esther Langton ? Oh ! quel bonheur ! votre mère était ma meilleure amie quand nous étions jeunes ; mais probablement n’avez-vous jamais entendu parler de moi : Mrs. Ravenna ; mon nom de jeune fille était Lesbia Boyne.

Margaret était si étonnée de cette rencontre inattendue, que pendant quelques instants la Sauterelle, les chapeaux, sa vie actuelle disparurent. Dans une chambre meublée à l’ancienne mode, elle revoyait sa mère causant avec une petite dame en mauve, et prononçant ces mots qui l’avaient tellement frappée : « Lesbia ! chut, voici la petite… »

Elle ferma les yeux pendant un instant ; quand elle les rouvrit, Mrs. Ravenna la fixait avec intérêt, la tête un peu penchée comme un gentil petit oiseau :

— Je crains de vous avoir effrayée, dit-elle.

— Un peu, murmura la jeune fille, très peu pourtant, car je me rappelle très bien ma mère me parlant de vous quand j’étais enfant.

— Et jamais depuis ? C’est très mal… aussi faut-il rattraper le temps perdu. Vous allez venir déjeuner avec moi. On ne me refusera pas de vous emmener pour l’après-midi.

Elle se leva et revint quelques instants après, ayant obtenu l’autorisation désirée :

— C’est accordé, fit-elle, joyeuse. Nous allons pouvoir causer tranquillement ; je suis descendue au Luxe ; vous connaissez sans doute cet hôtel ?

 

Quand elles furent installées dans le confortable salon de Mrs. Ravenna, celle-ci remarqua la pâleur de la jeune fille :

— Vous devez travailler beaucoup trop, dit-elle, je me rappelle une petite fille dont les joues fraîches ne faisaient pas présager cette mine de papier mâché.

— J’étais en retard ce matin et je n’ai pas eu le temps de déjeuner, voilà tout, dit Margaret.

— Eh bien, étendez-vous là et fermez les yeux sans parler jusqu’à l’heure du déjeuner, ordonna Mrs. Ravenna, gentiment autoritaire, vous paraissez à bout de forces.

Un potage très chaud et un excellent poisson eurent vite fait de ramener un peu de rose aux joues de la jeune femme.

Tout heureuse de ce résultat, Mrs. Ravenna reprit la conversation interrompue :

— Enfin, dit-elle, je vais pouvoir parler à quelqu’un qui ne sera pas constamment sur le point de défaillir.

Margaret protesta en riant :

— Mais je ne me suis jamais évanouie de ma vie.

— Moi, je m’évanouirais sûrement, si je sortais sans déjeuner. Ce serait idéal pour ma silhouette, mais malheureusement je n’aurai jamais le courage de me priver, du reste ce que je gagnerais en minceur, je le perdrais en fraîcheur. Je connais des femmes qui passent leur vie dans des instituts de beauté et qui sont bien plus ridées que moi. On ne peut pas tout avoir ! Maintenant, parlons de votre mère.

Margaret posa sa fourchette :

— Vous ne pouvez pas me faire un plus grand plaisir.

— La dernière fois que je l’ai rencontrée, elle paraissait aller très bien. Il est vrai que je n’ai fait que l’entrevoir.

— Que dites-vous là ?

— Qu’elle était alors en parfaite santé.

— Vous ne savez donc pas l’affreux malheur ?

— Quoi ? Que voulez-vous dire ? Ma pauvre petite, ce n’est pas possible ? Quand cela est-il arrivé ?

— Il y a six mois.

— Margaret, vous divaguez, votre mère n’est pas morte il y a six mois ?

— Hélas si ! Maman est morte, il y a juste six mois, au cours d’un voyage en Hongrie où elle devait consulter un spécialiste à Budapest.

Mrs. Ravenna poussa un cri :

— Il y a six mois ? Mais je l’ai rencontrée, il y a à peine quinze jours, à Vienne.

Margaret, livide, se cramponnait à sa chaise :

— Mrs. Ravenna ! Ce n’est pas possible !

— Mais si, ma chère petite, j’en suis sûre.

— Lui avez-vous parlé ?

— Malheureusement non, mon train partait, j’étais appuyée à la portière du wagon pour dire adieu à une amie lorsque, dans la foule, j’aperçus Esther.

— Vous avez dû faire erreur, prononça douloureusement Margaret.

— Peut-être. Pourtant, la ressemblance était frappante. Elle était en pleine lumière et si peu changée qu’il était difficile de se tromper. Je lui ai fait un signe de la main et je crois qu’elle m’a reconnue.

Margaret murmura de nouveau :

— Vous avez sûrement fait erreur.

— Je ne le crois pas, en tout cas, j’ai été tout à fait désappointée de voir qu’elle s’en allait sans se retourner.

— C’est bien ce que je vous disais, fit tristement Margaret, vous avez dû confondre avec une personne qui lui ressemblait.