Pendant plus de deux heures, Charles s’occupa le plus gentiment du monde de donner à Greta Wilson une leçon de conduite, tout en écoutant avec bienveillance ses bavardages.
— N’avez-vous pas trouvé Margaret bien bizarre, ce matin ? demanda-t-elle. Peut-être était-elle fâchée que je m’en aille ?
— Rassurez-vous. Je crois qu’elle pourra supporter la vie sans vous.
— Méchant ! Je vous déteste quand vous parlez ainsi. Ce n’est pas Archie qui agirait de la sorte. Charles, pourquoi l’auto va-t-elle ainsi de travers ?
Le jeune homme redressa le volant d’une main ferme :
— Parce que vous pensez à autre chose, fit-il sévèrement.
— Je vous regardais, répondit Greta ingénument. Si Archie était votre place, il ne me gronderait pas pour cela. Hier, comme je me tournais vers lui, il a comparé mes yeux à des pervenches.
— C’est très bien, mais quand on conduit, il faut faire attention, vous avez encore failli nous faire avoir un accident.
— Et vous, Charles, trouvez-vous que mes yeux ressemblent à des pervenches ?
— Ne tournez donc pas tout le temps la tête ! cria le jeune homme.
Greta changea de sujet.
— Vous ne m’avez pas dit ce que vous pensiez de l’attitude de Margaret ? Croyez-vous que j’aimerai la cousine d’Archie ? Lui ressemble-t-elle ? J’espère que non, car Archie ne ferait pas du tout une jolie femme… Comment trouvez-vous Margaret ? Jolie ?…
— Non ! répondit-il.
Vraiment, il ne la trouvait pas jolie, mais bien souvent, autrefois, il l’avait vue mieux que jolie, presque belle…
— Il y a affreusement longtemps que vous la connaissez, n’est-ce pas ? Vous devez donc savoir si elle a déjà été fiancée ? Elle n’a jamais voulu me l’avouer, mais je suis sûre que c’est quelque chose de terriblement romanesque qui l’a empêchée de se marier… Songez à ce joli kimono bleu qu’elle avait fait… Au fond, c’est tout à fait vulgaire de se marier, un amour sans espoir est autrement intéressant. Peut-être est-ce le cas de Margaret. Qu’en pensez-vous ?
— Les Indiens Drastik enterrent vivantes les femmes trop curieuses.
La voiture fit une nouvelle embardée.
— Charles, qu’est-ce qui se passe ? Voilà que la voiture recommence à zigzaguer.
— Parce qu’il faut vous occuper de la route et non pas de moi. Je vais prendre le volant et vous pourrez me contempler tout à votre aise.
Quand il eut déposé Greta chez Emmeline Foster, Charles se rendit à contrecœur chez Miss Silver.
Elle tricotait un manteau d’enfant en laine bleu pâle. En voyant entrer le jeune homme elle plia son ouvrage soigneusement.
— Je suis ravie de vous voir, dit-elle.
Charles aurait voulu que cette entrevue fût déjà terminée ; il regrettait presque d’être venu, car, à chaque visite, il lui devenait plus difficile de protéger en même temps Margaret et Greta.
Miss Silver sortit d’un tiroir une feuille de papier qu’elle lui tendit.
— J’espérais bien vous voir aujourd’hui et je vous ai préparé une liste des affaires criminelles où l’on retrouve la main du Masque Gris. Pour celles marquées d’un astérisque il n’y a aucun doute ; pour les autres, je ne suis pas aussi affirmative.
En prenant connaissance de la liste que venait de lui remettre la vieille demoiselle, Charles se souvint que la plupart de ces affaires avaient défrayé la chronique.
Les sourcils froncés, il lisait à haute voix :
— Affaire Martin… Martin a été condamné à vingt ans de travaux forcés ; je m’en souviens très bien…
— Oui, interrompit Miss Silver, mais le Masque Gris qui était l’instigateur de cette affaire s’en est tiré indemne… Je connais la femme de Martin, tout ce qu’elle m’a raconté ne pouvait pas motiver l’acquittement de son mari, mais elle m’a fourni de précieuses indications.
Charles poursuivit sa lecture. D’après Miss Silver, le Masque Gris n’était jamais impliqué dans les assassinats et les vols qu’il avait préparés, tandis que ses hommes payaient pour lui.
Quand il eut terminé, le jeune homme rendit le papier à Miss Silver.
— Êtes-vous rassuré au sujet de Miss Standing ? demanda celle-ci.
— Non, répondit Charles.
— Hier soir, elle l’a échappé belle, n’est-ce pas, Mr. Moray ?
Mais sa question resta sans réponse.
— C’est une grave imprudence de sa part d’aller au théâtre et de sortir comme elle le fait.
— Voudriez-vous donc que je l’enferme à clef ? Mais que signifient vos paroles : « Elle l’a échappé belle » ?
— N’est-ce pas exact ?
— Comment le savez-vous ?
— Je vous ai suivis.
— Vous avez vu ce qui s’est passé ?
— Malheureusement non. J’ai vu simplement Miss Standing et Miss Langton traverser la rue. Mr. Pelham les suivait, il était à la droite de Miss Langton et un peu en arrière se tenaient deux hommes ; tout à coup, j’ai entendu un cri et j’ai reconnu Miss Standing étendue sur le sol devant l’autobus. Je suis restée là jusqu’au moment où vous l’avez emmenée… Comment explique-t-elle son accident ?
— Elle affirme avoir eu l’impression qu’on la poussait et que sans Miss Langton, qui l’a saisie au moment où elle allait être écrasée, elle ne serait plus de ce monde.
Miss Silver le regarda avec douceur :
— Vous dites que c’est Miss Langton qui l’a sauvée ?… Miss Standing soupçonne-t-elle quelqu’un de l’avoir poussée ?
— Non. Peut-être sont-ce les deux hommes que vous avez remarqués près d’elle ?
— C’est peu probable. J’ai parlé avec eux immédiatement après l’accident et ils ont déclaré ne s’être aperçus de rien… L’agent a noté leur nom et leur adresse ; ce sont de simples commis de la marine marchande.
— Mais Miss Standing a failli tomber dans un autre piège hier après-midi, et il raconta à la vieille fille la tentative d’enlèvement machinée par Egbert.
— Était-ce une Daimler ? demanda Miss Silver.
— Miss Standing est incapable de différencier une Daimler d’une Ford ; de plus, elle n’a qu’un souvenir très vague du chauffeur, mais elle affirme que celui-ci était envoyé par son cousin Egbert.
Miss Silver fronça les sourcils :
— Vous êtes sûr qu’elle a parlé de son cousin ?
— Tout à fait sûr, c’est la seule chose dont elle soit certaine. Vous devez savoir que Greta a quitté Miss Langton et qu’elle est installée maintenant chez Mrs. Foster ?
Miss Silver, sans répondre, fixait pensivement le parquet.
— Et Jaffrays, demanda Charles, qu’est-il devenu ?
— Il est rentré chez lui. J’ai suivi l’auto que l’on est venu chercher hier après-midi.
— Est-ce Jaffrays qui en a pris livraison ?
— Non, ce n’est du reste pas lui qui l’avait amenée. Le garagiste m’a dit que le chauffeur avait les cheveux roux. Comme signalement, c’est un peu vague.
— Les cheveux roux ?
— Oui, et si c’est l’homme que je soupçonne, il devait porter une perruque afin d’égarer les recherches.
— Vous avez donc des indices ?
— Je ne suis pas encore assez sûre de mon fait pour vous dire ce que j’ai découvert. Miss Standing est-elle absolument certaine que son cousin ait tenté de l’enlever ?
— Elle n’affirme qu’une chose : le chauffeur inconnu s’est présenté au nom d’Egbert.
Miss Silver toussota :
— Je crois que je ferais mieux de voir moi-même Miss Standing.