Mrs. Ravenna reconduisit Margaret à la Sauterelle.
— Je ne suis plus à Londres que pour deux jours, mais je tiens absolument à vous revoir. Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? Cela me fera grand plaisir et me prouvera que vous m’avez pardonné la stupide méprise que j’ai faite.
Margaret accepta avec joie ; elle n’avait aucun désir de passer la soirée solitaire dans sa petite chambre où résonnaient encore les dernières paroles de Charles.
Avant de sortir ce soir-là, elle contempla un instant l’écritoire de cuir vert… Comme la pièce était silencieuse, sans les bavardages et les rires de Greta et d’Archie ! La vue de l’écritoire lui rappela l’enveloppe que Greta avait trouvée. Elle pourrait, sans doute, obtenir des éclaircissements à ce sujet par Mrs. Ravenna.
Quand, après dîner, elles furent confortablement installées au coin d’un bon feu, Margaret, ayant sucré son café, commença timidement :
— Mrs. Ravenna…
— Eh bien, ma petite, qu’y a-t-il ?
— J’ai un souvenir d’enfance qui est toujours présent à mon esprit et auquel vous êtes mêlée : je vous revois, ma mère et vous, dans une pièce tout illuminée de soleil, ma mère, en robe blanche, une touffe d’œillets au corsage, debout près de la fenêtre, et vous à ses côtés, habillée de mauve… Je devais avoir six ans, environ ; je venais d’entrer sans bruit dans la pièce, quand j’entendis ma mère vous confier… « Ce fut un mariage par déclaration… »
— Comme c’est amusant que vous vous rappeliez ma robe mauve ! fit la petite dame vivement intéressée… C’est vrai qu’elle était bien jolie, mais comment pouvez-vous vous en souvenir ?
— Mrs. Ravenna, reprit Margaret, qu’est-ce que maman voulait dire par : « Ce fut un mariage par déclaration » ?
Mrs. Ravenna pencha la tête sur son épaule :
— Ma chère enfant, je ne sais pas si j’ai le droit de vous l’expliquer.
Lesbia Ravenna était hésitante. L’heure, ce feu qui flambait, la douceur de cette atmosphère parfumée, les roses qui s’effeuillaient dans un vase de cristal, la lumière voilée des lampes, tout concourait à lui faire avouer le secret qu’elle avait gardé fidèlement pendant dix-huit ans… À vrai dire, toutes les personnes qu’il concernait étaient mortes… Pourtant une promesse est une promesse… Mais serait-ce une indiscrétion que de le dévoiler à Margaret ?
— Mrs. Ravenna, ne pouvez-vous pas me dire ce que cela signifie ?
— Je ne sais pas si j’ai le droit de le faire, mais après tout, vous êtes la fille d’Esther et puisque tous les intéressés sont morts, cela ne peut plus faire aucun tort à personne. Avez-vous idée de ce dont il s’agissait ?
— Je l’ignore totalement.
Mrs. Ravenna lui jeta un rapide coup d’œil : si Margaret ne savait rien, pourquoi était-elle aussi anxieuse ? Comme elle paraissait fatiguée ! Elle n’avait rien de l’éclat de sa mère, mais ses traits étaient aussi beaux.
— Je me suis toujours demandé comment ce secret avait été si bien gardé. Il s’agit d’une histoire qui s’est passée à Édimbourg et dont je connaissais très peu le personnage central : Edward Standing. Jamais il ne venait chez les Brandon ; le vieil Archie Brandon n’aurait pas admis de recevoir un modeste petit employé de banque ; il était alors impossible de deviner que celui-ci mourrait millionnaire. J’ai rencontré les deux amoureux se promenant au crépuscule et elle m’a demandé de ne pas en parler à son oncle, un vieux bonhomme terrible qui ne plaisantait jamais.
Margaret, penchée en avant, les mains jointes, le regard rempli d’une angoisse tragique, fixait la vieille amie de sa mère.
— À cette époque, je ne savais pas qu’ils étaient mariés. Esther ne me l’a appris que l’été suivant : ce doit être probablement le jour où vous êtes entrée dans la pièce où nous nous tenions généralement quand je venais voir votre mère. Elle m’a donc avoué ce jour-là qu’ils s’étaient mariés par déclaration, mais que peu de temps après ils s’étaient horriblement disputés parce que Standing voulait rendre le mariage officiel et qu’elle n’avait pas le courage d’affronter la colère de son oncle. Standing était un jeune homme très orgueilleux et très difficile à vivre. Il s’est mis dans une colère affreuse, persuadé que sa femme avait honte de lui, et il l’a quittée après avoir juré que plus jamais il ne la reverrait tant qu’il ne se serait pas fait une position dont elle puisse être fière, puis il s’est embarqué pour New York. Sur le moment, le coup a été dur, mais peu de temps après, j’ai eu l’impression que c’était au contraire un soulagement pour mon amie. Je suis d’ailleurs persuadée qu’elle n’était pas amoureuse de son mari, mais dominée par lui. Le véritable drame éclata le jour où elle sut qu’elle attendait un enfant. J’avais toujours dit à Esther que c’était une folie de garder secret ce mariage ; il était trop tard, maintenant, pour le publier… L’enfant naquit en France, je ne sais pas où il fut mis en nourrice. Quelques mois plus tard, elle épousait Herbert Farling. Deux années s’écoulèrent. Tout paraissait oublié, lorsque Edward Standing revint. Ce fut tragique. Standing ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il avait laissé courir le bruit de sa mort, décidé qu’il était à ne jamais revenir s’il ne pouvait offrir à sa femme une situation digne d’elle… et chose bizarre, il n’avait jamais supposé qu’elle pût se remarier. Quand il se rendit compte de la réalité, il devint presque fou de désespoir et de fureur, mais comme il avait pour sa femme une passion que rien ne pouvait détruire, il finit par s’effacer devant l’amour qu’elle avait voué à son second mari. Il a, je crois, pris l’enfant avec lui. Du reste, sa femme est morte peu de temps après.
Margaret, de plus en plus anxieuse, s’écria :
— Comment ! vous disiez qu’elle était vivante, il n’y a qu’un instant !
Mrs. Ravenna la regarda étonnée.
— Vivante ? Mais elle est morte il y a plus de seize ans, pauvre Margaret !
— De qui parlez-vous ?
— De Margaret !
— Quelle Margaret ?
— À qui pensiez-vous donc ? Il s’agit de la sœur de votre mère, Margaret Brandon, qui avait épousé Herbert Farling en secondes noces, vous ne devez pas vous en souvenir.
Margaret étendit la main dans un mouvement inconscient, comme pour se raccrocher à quelque chose, et tomba à terre, évanouie.
Dix minutes plus tard, Mrs. Ravenna s’empressait encore auprès d’elle, lui caressant doucement la main et se gourmandant de son étourderie.
— Ma pauvre enfant, j’étais pleine de mon sujet et pas un instant je n’ai cru à une confusion possible de votre part. Ne saviez-vous pas que votre mère avait une sœur ?
— Si, mais comme elle ne m’en parlait jamais, je l’avais presque oubliée.
— Esther n’a jamais aimé Herbert Farling, les deux sœurs ne se voyaient que pendant les absences de celui-ci, et après la mort de Margaret, votre mère n’en a plus parlé. Esther n’abordait jamais les sujets qui lui faisaient de la peine et ne s’appesantissait pas sur le passé…
La jeune femme, appuyée aux coussins moelleux que Mrs. Ravenna avait placés derrière sa tête, réfléchissait. En effet, Esther Pelham vivait si intensément le présent que le passé ne comptait pas pour elle ; il était donc naturel que sa sœur en y entrant eût disparu de son souvenir.
Après un silence, elle demanda :
— Le mariage était-il légal ?
— Le mariage de Margaret et d’Edward Standing ? Tout à fait légal, et c’était là le point délicat car l’acte était signé par eux en bonne et due forme. Si Standing avait voulu, il aurait pu faire casser le mariage avec Farling et soulever un beau scandale. À la fin, il se laissa toucher, remit à Margaret le certificat qui prouvait leur union en promettant de ne jamais le réclamer.
Margaret se leva :
— Dans tout cela, dit-elle, personne ne paraît avoir pensé à l’enfant.