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Ce soir-là, vers onze heures, la demeure des Standing était plongée dans l’obscurité. Les volets des trois étages supérieurs étaient fermés, les rideaux tirés, et aucune lampe n’était allumée, sauf dans le vestibule où brûlait une veilleuse au-dessus du téléphone.

Un homme venant de Caton Road traversa la place déserte d’un pas tranquille, puis, s’étant arrêté près de la maison, dans le coin le plus obscur, s’appuya à la grille derrière laquelle s’étendait le jardin avec ses parterres de fleurs, ses platanes et ses pelouses vertes.

Bien que la nuit fût exceptionnellement sombre, l’homme continuait à se dissimuler et à examiner la maison. Dix minutes plus tard environ, ayant quitté son poste d’observation, il longea le trottoir et, arrivé devant le perron, il s’arrêta de nouveau.

N’entendant aucun bruit, n’apercevant aucune lumière, il gravit les quelques marches qui donnaient accès à la porte d’entrée qu’il ouvrit sans difficulté à l’aide d’un passe-partout. Il faisait meilleur que dehors et même la faible lueur de la veilleuse était préférable à l’obscurité.

Il traversa le hall et prêta l’oreille avant de pénétrer dans la bibliothèque. Quelques minutes plus tard, il en ressortait et s’engageait dans l’escalier. Au moment où il atteignit le palier du premier étage, la porte d’entrée s’ouvrit sans bruit et se referma de même. L’homme plongea la main droite dans sa poche et se dissimula dans un coin ; au même instant il perçut le bruit d’un commutateur électrique que l’on tournait.

Maintenant, le vestibule était éclairé jusqu’au plafond. La rampe de l’escalier projetait son ombre sur le mur clair. Le mystérieux visiteur avança la tête pour voir qui venait d’entrer, mais il ne distinguait au-dessous de lui que des dalles noires et blanches et, à gauche, la porte ouverte de la salle à manger. Soudain, la lumière s’éteignit et il entendit un pas feutré descendre un escalier qui ne pouvait pas être celui qu’il avait emprunté en arrivant : le bruit était trop éloigné pour cela, et seule une oreille particulièrement exercée était capable de le percevoir. Les pas qu’il entendait venaient sans doute, soit de l’escalier de service, soit d’un escalier dérobé. Mieux valait donc rester là où il était, pour ne pas être découvert. Cependant, comme il désirait non seulement ne pas être vu, mais aussi voir lui-même ce qui se passait, il s’engagea le long du corridor qui conduisait à l’escalier de service et, après quelques pas, s’arrêta pour écouter. Quelqu’un marchait doucement à l’étage au-dessous. Avec mille précautions, il descendit les marches plongées dans l’obscurité, et se trouva bientôt devant une porte recouverte de drap vert qu’il ouvrit doucement. Devant lui, au bout d’un long corridor, il aperçut, dans une pièce éclairée, la silhouette d’un homme inconnu qui disparut en courant.

Sans hésiter, il se mit à sa recherche. S’étant faufilé jusqu’à la porte par laquelle était sorti l’inconnu et n’entendant aucun bruit, il entra dans la pièce dont la lampe était allumée. Ce devait être l’office qui communiquait, par un étroit passage, avec la salle à manger. Il arrivait au bout de ce petit couloir, quand un bruit de voix l’immobilisa sur place.

Tout doucement, il tourna le bouton de la porte qu’il entrouvrit, juste assez pour pouvoir regarder ce qui se passait dans la salle à manger : sous la lumière du lustre, deux hommes en pardessus parlaient à voix basse. Il reconnut dans celui qui lui faisait face William Cole, le valet de chambre, un verre de whisky à la main. Son faux col arraché, sa manche droite déchirée et ses cheveux en désordre contrastaient avec la tenue impeccable de son compagnon qui n’était autre que Pullen.

— Qui cela pourrait-il être ? demandait le maître d’hôtel.

— Comment le saurais-je ? Vous pensez bien que je ne lui ai pas demandé son nom ; j’ai déjà eu assez de mal à m’échapper et tout cela pour rien.

— Comment ? Vous n’avez rien trouvé ?

William but une gorgée de whisky.

— Je n’ai trouvé que l’enveloppe ; je me demande ce qu’a pu devenir le certificat.

Il sortit de sa poche une grande enveloppe et la jeta sur la table. Pullen la saisit et lut à haute voix la phrase écrite par Standing :

— « Notre certificat de mariage. E. S. » Mais c’est bien ce que nous cherchons.

— C’est entendu, seulement, le certificat n’y est pas. J’ai été obligé de fuir sans avoir le temps de poursuivre mes recherches.

— L’important est de savoir où il se trouve.

— Il est sûrement entre les mains de la fille. Il faudrait, avant tout, découvrir sa retraite.

— C’est fait ! Kimberley s’en est chargé ; je suis allé farfouiller chez les Foster, pendant qu’elle était sortie avec Millar. Je n’ai pu trouver nulle part ce maudit papier. À moins qu’elle ne le porte sur elle, il ne doit pas être en sa possession.

— Il est donc nécessaire de la faire disparaître au plus vite ; cela mettra fin à tous nos ennuis et à cette chasse au certificat. Je ne vois pas d’autre moyen.

— C’est bien simple, vous n’avez qu’à vous en charger.

— Ce n’est pas mon affaire.

— Pourquoi serait-ce la mienne ?

— Question d’habitude, tout simplement ! Vous vous rappelez Lenny Morrison ?

Le visage de William se décomposa de façon si spectaculaire que le gros Pullen recula.

— Comment osez-vous ? Si vous me parlez encore de cela, vous vous en mordrez les doigts. Du reste, c’est l’affaire d’Egbert, il me semble.

— Il a toujours refusé de s’en occuper, et le Masque Gris vous a chargé de cette besogne. Il aime le travail bien fait. Egbert est un incapable et vous savez très bien qu’on ne peut pas compter sur lui. Or, il est temps d’agir sans délai.

L’homme caché derrière la porte écouta encore quelques instants puis disparut dans la nuit aussi silencieusement qu’il était venu.

Miss Silver, qui attendait patiemment sa sortie, le suivit de son pas léger.