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Quand Mrs. Foster descendit pour déjeuner le jeudi matin, son exaspération contre Archie était à son comble.

— Vraiment George, Archie abuse ! Ce n’est pas parce qu’il est votre cousin – inutile de me regarder comme ça, je sais qu’il est mon cousin – qu’il peut installer ici de jeunes dévergondées en détresse.

Le large visage débonnaire de George Foster émergea au-dessus du Times :

— Vous déraillez, ma douce. Prenez une grande respiration et après, tout ira mieux.

— George !…

— Voyons, ma petite amie, qu’avez-vous ?…

— Je suis furieuse contre Archie qui m’a infligé cette jeune fille juste au moment où je recevais des amis à dîner.

— Ma pauvre Emmeline, est-ce si grave ?

— Ma table aurait été toute désorganisée si je n’avais tenu bon et obligé Archie à l’emmener dîner ailleurs.

George eut un petit rire moqueur :

— Il me semble qu’Archie n’était que trop disposé à vous obéir.

— Il est fou d’elle… c’est du reste sa seule excuse… George, si vous continuez à froisser votre journal de cette façon, je vais me mettre à crier.

— Vous êtes bien nerveuse aujourd’hui, il me semble.

— Vraiment, George, quel manque de délicatesse ! Avouez qu’il y a de quoi être nerveuse après un dîner fichu, une tentative de cambriolage et les petites greluches d’Archie… Je me demande d’ailleurs pour quelle raison Maud Silver est venue demander Greta Wilson ?

— Qui est Maud Silver ?

Emmeline se mordit les lèvres en rougissant :

— Vous savez parfaitement de qui je veux parler : cette vieille demoiselle qui a retrouvé ces horribles diamants de votre mère. Surtout, ne soulevons pas ce lièvre, cela me rappelle de mauvais souvenirs.

George ne répondit rien et reprit sa lecture :

— Voyons, George, dites quelque chose ! Vous voilà de nouveau plongé dans votre journal, je crois que vous continueriez à lire, même avec un cambrioleur dans votre chambre.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Ah ! Sandy Herd a gagné le quatrième round, hier…

— George, vous êtes insupportable !

— Qu’y a-t-il encore ?

— Si vous continuez à me parler de boxe, je vais me mettre à pleurer.

— Alors, de quoi désirez-vous que nous causions ?

— De notre cambrioleur. Je ne peux pas comprendre encore ce qui l’a attiré ?

— L’espoir de voler quelque chose, probablement.

— Dans ce cas, pourquoi a-t-il tout bouleversé dans le bureau et pourquoi n’a-t-il pas emporté mes diamants ?… Comment expliquez-vous cela ?

George resta silencieux… Puisque rien n’avait été volé, ce n’était pas la peine de faire tant d’histoires, et il se remit à lire le Times.

 

Greta descendit fort tard pour le petit déjeuner. Quand elle eut terminé, son hôtesse lui proposa de l’accompagner dans les grands magasins.

— C’est curieux, disait-elle, les hommes ne pensent pas qu’il nous faut des robes du soir ; ils sont vraiment étonnants. George se glorifie de n’avoir jamais besoin de rien. Il est vrai que son habit date de l’an mille.

Greta éclata de rire :

— Moi, j’adore acheter des robes, déclara-t-elle. Nous allons voir défiler des mannequins, cela sera follement amusant.

Après s’être fait montrer tous les modèles d’« Army and Navy », Emmeline se contenta d’acheter un chapeau, un jumper et des bas de soie, puis elle se rappela brusquement qu’elle avait promis à Renée Latouche de lui téléphoner l’adresse de Jim Maxwell.

— Maintenant, allons chez Harridge, dit-elle à Greta. Pendant que je téléphonerai, vous farfouillerez le rayon des soieries. Nous nous y retrouverons.

Et elle se rendit à la cabine téléphonique, tandis que Greta, ravie, errait dans le magasin. La conversation se prolongeait ; Greta avait déjà choisi en imagination une douzaine de robes, tâté les étoffes soyeuses et multicolores des étalages ; arrivée au rayon des articles de voyage, elle s’amusait à caresser une couverture moelleuse et douce au toucher lorsqu’elle vit une grosse main poilue, sortant d’une manche de serge bleue, s’avancer sur la couverture et y déposer une enveloppe. Quand la jeune fille, stupéfaite, se retourna, l’étrange émissaire s’était déjà perdu dans la foule.

Greta n’y comprenait rien !… l’enveloppe portait son nom : Miss Margot Standing, très nettement écrit d’une main ferme et masculine, le papier gris et épais était de très belle qualité. Soudain, la jeune fille reconnut l’écriture et devint livide. Après un instant d’hésitation, elle décacheta la lettre en tremblant.

Quand Emmeline eut terminé sa conversation avec Mrs. Latouche, elle se rappela qu’elle avait promis de rapporter des fruits. Elle allait se décider pour un ananas quand elle anticipa la calme ironie de George : « Combien, ma douce, avez-vous payé pour cette affreuse chose amère ? » Elle reposa donc l’ananas, hésita un instant entre des raisins et des pêches et acheta enfin des bananes et des pommes. Elle pensa soudain que Greta l’attendait depuis longtemps.

Mais celle-ci resta introuvable ; elle n’était pas à l’étalage des soieries, où elles s’étaient quittées, et où elles devaient se retrouver. Elle parcourut le rayon des gramophones, enfin celui des bijoux. L’absence de Greta devenait inexplicable.

Emmeline sentit monter en elle une violente colère. La joie qu’avait manifestée la jeune fille le matin même à l’idée de sortir avec elle, leurs goûts semblables, avaient singulièrement radouci les sentiments de Mrs. Foster envers son invitée, mais après avoir fait le tour du magasin, sans la retrouver, sa fureur contre cette satanée gosse qu’Archie lui avait imposée ne connut plus de borne. Celle-ci, sans doute, lassée d’attendre – les jeunes filles sont si mal élevées de nos jours – avait dû retourner à la maison.

Elle interrogea pourtant le portier de chez Harridge ; ce dernier se rappelait très bien l’avoir vue entrer environ une heure auparavant avec une jeune fille très jolie ; celle-ci venait de sortir, il y avait à peine dix minutes. Il était très affirmatif et avait même remarqué la voiture qui stationnait de l’autre côté de la rue et dans laquelle elle était montée.

— Était-elle seule ? demanda Mrs. Foster.

— Oui, madame, elle est sortie seule du magasin, mais quelqu’un l’attendait dans l’auto.

— Avez-vous pu voir qui c’était ?

— Je ne pourrais pas vous dire, madame, les stores de la limousine étaient baissés. Il était donc impossible de distinguer ce qui se passait à l’intérieur de la voiture.

— De quelle marque était-elle ?

— C’était une Daimler !

Emmeline rentra chez elle de fort mauvaise humeur. À peine arrivée, elle tenta de joindre son cousin par téléphone, mais Archie déjeunait en ville. Elle chargea son domestique de le prévenir, dès son retour, qu’elle avait une chose très importante à lui dire, et pendant tout le repas elle ne cessa de harceler George sur le manque d’éducation des jeunes filles modernes.

— S’il désirait déjeuner avec elle, il n’avait qu’à me le dire… Dieu sait où il a déniché cette auto ! Archie avec une Daimler et un chauffeur ! C’est fou ! Je pense que cette petite effrontée rentrera quand Archie ne saura plus quoi en faire. Vraiment, c’est charmant !…

À deux heures et demie, la sonnerie du téléphone retentit :

— Allô ! Emmeline, que vous arrive-t-il ? interrogea brutalement Archie.

— Véritablement, Archie, vous vous moquez de moi !

— Ma chère amie, pourquoi ces reproches ? Vous paraissez de bien mauvaise humeur ; vous allez vous casser la voix, si vous continuez à crier de la sorte.

— Vous auriez bien pu me prévenir que vous aviez l’intention d’inviter Greta à déjeuner au lieu de me faire perdre mon temps à la chercher chez Harridge… J’étais morte d’inquiétude !

— Que dites-vous ?

— Que vous auriez pu me prévenir, c’était bien le moins !

— Mais enfin, que signifie cette histoire ?

— Puisque vous aviez arrangé hier soir d’aller déjeuner ensemble, elle aurait pu m’en avertir et ne pas me lâcher de cette façon.

— Emmeline, je n’y comprends rien. Où est Greta ?

— Je ne sais pas. N’a-t-elle pas déjeuné avec vous ?

— Mais je vous dis que non, voyons… Mais parlez que diable ! qu’est-il arrivé ?

— J’avais laissé Greta au rayon des soieries chez Harridge, pendant que j’allais téléphoner à Renée Latouche. Je me suis un peu attardée et quand je suis revenue, Greta avait disparu. Je l’ai cherchée en vain dans tout le magasin dont je connais heureusement le portier ; il m’a dit l’avoir vue monter dans une Daimler qui attendait de l’autre côté de la rue. J’ai tout de suite pensé que c’était vous qui étiez venu la chercher.

— Vous dites une Daimler ?

— Oui, et avec un chauffeur… un homme l’attendait, paraît-il, dans la voiture… Ce n’était donc pas vous ?

— Non, je vous répète que je ne l’ai pas vue depuis hier soir…

La voix d’Archie était si bouleversée qu’elle avait peine à la reconnaître.

— Qui cela pouvait-il bien être ? questionna Emmeline.

— À quelle heure cela s’est-il passé ? demanda Archie, sans avoir l’air d’entendre la question de sa cousine.

— Il était près de midi quand je suis allée téléphoner et je ne suis guère restée plus de dix minutes ; quand je suis revenue, Greta était partie.

— Pourquoi l’avez-vous laissée seule, Emmeline, je vous avais demandé de ne pas le faire ?

— Si vous appelez cela la quitter, je ne sais pas ce qu’il vous faut, répondit la voix furieuse de Mrs. Foster.

Archie, sans répondre, raccrocha le récepteur.