Durant tout l’après-midi qu’il passa à Thorney Lane, Charles s’occupa à dépouiller de vieux papiers. Vers cinq heures, ayant terminé ce travail absorbant, il sortit en passant par la porte du jardin qu’il ferma à double tour.
La nuit tombait… Après un instant d’hésitation, il tourna à droite ; une impulsion, presque irrésistible, l’entraîna dans la direction de George Street. Il s’y engagea et suivit le long mur de briques dans lequel s’encastraient, à intervalles réguliers, les portes en bois des maisons dont les fenêtres commençaient à s’éclairer.
Il lui fallut un certain temps pour se rendre compte qu’en se dirigeant vers la demeure des Pelham, il avait cédé à un souvenir sentimental… Mais pourquoi aujourd’hui, alors que depuis son retour en Angleterre, il n’y avait jamais songé ? Sans doute, cette journée passée dans la grande maison solitaire avait-elle réveillé en lui le passé.
Il s’arrêta à l’endroit même où, si souvent, il avait attendu Margaret… En regardant la vieille demeure, il songea qu’il était fou de rester ainsi à contempler une maison vide en remuant de vieux souvenirs… Il faisait maintenant tout à fait nuit et Charles n’avait plus devant les yeux qu’un bloc sombre dont on distinguait à peine les fenêtres. Soudain, celle de la bibliothèque s’éclaira, laissant apercevoir nettement la silhouette d’un homme.
C’était Freddy. À sa vue, les tendres souvenirs d’autrefois s’évanouirent, Charles ne pensa plus qu’à l’occasion exceptionnelle qui se présentait à lui d’interroger celui qui devait détenir les secrets du Masque Gris. La porte du jardin était ouverte ; il entra et suivit le petit sentier qui aboutissait au pied de l’escalier de fer sur lequel donnait la porte-fenêtre. Il frappa contre la vitre et faillit éclater de rire en voyant la mine épouvantée de Freddy lorsqu’il ouvrit les persiennes pour découvrir qui pouvait bien venir le déranger à une heure aussi tardive.
Son visage se rasséréna quand il reconnut le jeune homme.
— Je suis seul dans la maison, comme vous pouvez le voir… Je n’ai rien pour me défendre si j’étais attaqué… Vous vous rappelez Hugo Byrne. Sa mère était née Edith Peace. Eh bien, un beau soir, étant seul à la campagne, dans cette propriété qu’il avait héritée de son oncle, qui avait épousé Joséphine Campbell, non, je me trompe, ce n’est pas Joséphine Campbell… mais qu’est-ce que je disais, donc ? Ah oui !… je vous racontais l’assassinat dont le pauvre Hugo avait été victime.
« Comment Freddy pouvait-il retrouver quelque chose dans ce fatras de livres et de papiers », pensa Charles.
— Quel désordre, n’est-ce pas ? fit Freddy. Asseyez-vous là, et posez cet album par terre ou plutôt, non, prenez cette chaise.
— Ne vous dérangez pas, je ne veux pas m’asseoir. En passant devant votre maison, je vous ai aperçu à la fenêtre et comme j’avais quelque chose à vous demander, je me suis permis d’entrer.
— J’aurais été enchanté de vous rendre service, si cela avait été possible. Malheureusement, je quitte l’Angleterre demain pour un temps indéterminé. J’ai téléphoné à Margaret de venir me dire adieu, étant dans l’impossibilité de passer chez elle avant mon départ. C’est pourquoi vous avez trouvé la porte ouverte… Je voudrais déjà être parti ; j’ai horreur des adieux… c’est idiot, n’est-ce pas ?
Il jouait avec une ficelle. Mais il y avait quelque chose de pathétique dans ce geste machinal et dans le regard douloureux qui l’accompagnait.
Charles ne pouvait se défendre d’un sentiment de pitié pour cet homme désemparé et sans insister davantage il ajouta :
— Je vous comprends, je venais pour vous parler de Margaret.
Les yeux de Freddy brillèrent de curiosité.
— Vous voulez me parler de Margaret ? Est-ce que, par hasard, vous auriez l’intention… Ne croyez-vous pas qu’il voudrait mieux ne pas réveiller le passé ?…
— Mais cela n’a aucun rapport avec ce que je veux vous dire, Freddy, je sais que vous l’aimez beaucoup et je suis sûr qu’à nous deux, nous arriverons peut-être à la sortir de la situation effroyable dans laquelle elle se trouve.
De l’autre côté de la table, Freddy le regardait d’un air ahuri.
— Charles, je suis désolé, mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire, ni à quelle situation vous faites allusion.
Il avait l’air de sous-entendre : « En quoi cela vous regarde-t-il ? »
Charles ne se démonta pas.
— Vous ne pouvez nier, reprit-il, que Margaret se trouve dans une position inextricable et comme vous allez vous absenter pour un certain temps, il est impossible que vous laissiez votre belle-fille…
Il hésita un instant et reprit :
— … Dans de pareilles difficultés.
Freddy se gratta la tête :
— Mon cher ami, ce que vous me dites me fait beaucoup de peine, je ne savais pas que Margaret eût des dettes ; je lui avais offert une rente qu’elle n’a pas acceptée ; je n’ai jamais compris pourquoi.
— Il n’est pas question de cela !
— Mais vous avez prononcé le mot de difficultés.
— Il y en a d’autres que les dettes. Du reste, vous savez parfaitement de quoi il s’agit. Toutefois, vous ignorez que Margaret m’a récemment avoué – non sans peine – le motif pour lequel elle avait brusquement rompu nos fiançailles.
Freddy, le visage livide, les mains tremblantes, fixait son interlocuteur.
« Mon Dieu ! quel froussard ! » songea Charles.
Il était vraiment pénible de voir le pauvre homme dans un état pareil, le front couvert d’une sueur froide, qu’il essuyait machinalement de sa main.
— Que vous a-t-elle raconté ? finit-il par articuler, péniblement.
Charles répéta alors ce que Margaret lui avait dit.
— Elle m’a appris que, tout jeune encore, vous aviez été enrôlé dans une société secrète dont le caractère était uniquement politique. Je dois vous avouer que je n’en ai rien cru… Il est possible qu’à dix-sept ans, vous ayez pu avoir des illusions à ce sujet, mais actuellement, vous savez aussi bien que moi que la bande du Masque Gris est une organisation dont le seul but est le vol et l’assassinat.
Freddy cacha son visage dans ses mains. Entre ses doigts tremblants qui dissimulaient sa pâleur, Charles se sentait fixé par deux yeux terrifiés. Un peu de mépris se mêlait maintenant à sa pitié.
— Voyons, Freddy, dit-il, un peu de courage, ne vous laissez pas aller comme cela.
Un son inarticulé, moitié sanglot, moitié protestation, lui répondit.
Charles marchait de long en large.
— Je n’ai pas l’intention de vous faire de reproches, mais vous devez comprendre qu’avant de quitter l’Angleterre il vous faut tirer Margaret du guêpier dans lequel vous l’avez fourrée.
Un nouveau sanglot se fit entendre.
Charles continua :
— Évidemment, elle a été plus qu’imprudente de signer ces deux engagements compromettants, mais il est nécessaire que vous les lui rendiez avant votre départ et c’est pourquoi je suis ici ; il me semble que quand des gens se mettent hors la loi comme le Masque Gris, l’on peut aisément avoir prise sur eux… Il vous faut donc agir en conséquence ! Vous savez certainement où sont ces papiers.
Freddy laissa retomber ses mains :
— Je ne peux rien faire. Vous ne pouvez pas me comprendre. Pardonnez-moi, Charles, mais j’ai reçu un tel choc en apprenant que vous étiez au courant de tout, que je ne sais plus ce que je dis.
Sa voix devenait de plus en plus inaudible.
— Cela ne m’étonne pas. Mais vous admettrez facilement que je sois horriblement inquiet au sujet de Margaret, et de Greta Wilson, dont je sais la vie en danger. Or, je ne peux pas protéger l’une sans atteindre l’autre.
— Que voulez-vous dire ? demanda Freddy.
— C’est pourtant assez clair. Tant que je n’aurai pas les deux engagements signés par Margaret, il m’est impossible de mettre Greta sous la protection de la police… Vous l’avez entendue l’autre soir raconter qu’elle avait été suivie par une auto. Il s’en est fallu d’un rien qu’on ne l’enlève, et c’est par miracle qu’elle a échappé à la mort, lorsqu’en sortant de la Revue elle est tombée sous l’autobus. Quelqu’un l’a poussée, savez-vous qui ?
Freddy se raidit, comme en proie à une terreur indicible.
Charles le regardait, saisi par un sentiment proche de l’horreur.
— Freddy, pour l’amour de Dieu, ne me dites pas que vous le savez !
Freddy secoua la tête et murmura faiblement :
— Elle a glissé.
— Elle a glissé parce qu’elle a été poussée, je veux savoir par qui. Je poursuivrai le misérable en justice, mais pour cela j’ai besoin de vous. Dans l’intérêt de Margaret et même dans le vôtre, il faut accepter de m’aider ; vous ne serez mêlé en rien à l’affaire, et je n’ai besoin que d’une chose : des engagements signés par votre belle-fille. Après quoi, il vous sera facile de disparaître sans que personne soit au courant de votre retraite. Voyons, qui possède ces engagements ?
— Le Masque Gris, répondit Freddy.
— Qui est le Masque Gris ?
Freddy frissonna :
— Personne ne le sait.
— Pas même vous ?
Charles sentit peser de nouveau sur lui le regard épouvanté de Freddy.
— Je vous en prie, mon cher, ne tremblez pas ainsi. Je n’exige rien de compromettant. Je vous demande simplement de m’aider par affection pour Margaret. Donnez-moi au moins le moyen de sauver votre belle-fille.
— Je ne peux rien vous dire.
— Freddy, réfléchissez !… Si vous ne voulez pas me prêter votre concours, vous me forcerez à travailler seul, au hasard, et ainsi je risque de compromettre Margaret, et vous-même par la même occasion.
Freddy demeura silencieux.
— Vous voulez donc me forcer la main. J’ai attendu jusqu’à la dernière limite et il n’y a plus un instant à perdre. Je vais donc être obligé de prévenir la police, et je dirai tout ce que je sais ; ou bien…
Il parlait lentement et distinctement.
— J’essaierai d’obtenir de Pullen les renseignements que vous ne voulez pas me donner.
— Qui est Pullen ?
Charles eut un rire ironique.
— Vraiment, vous ne le connaissez pas ? Je ne l’aurais pas cru. Je vous demande une dernière fois : voulez-vous m’aider, ou bien dois-je m’arranger soit avec Pullen, soit avec Lenny Morrison ?
Freddy ouvrit la bouche comme pour parler, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Enfin, d’une voix étranglée, il murmura :
— Sortez !…
Puis il répéta, à plusieurs reprises :
— Sortez, sortez, mais sortez donc…
Charles se dirigea vers la porte. Arrivé sur le seuil, il se retourna.
Dans la pièce en désordre, devant le bureau couvert de papiers, il vit Freddy, un revolver à la main… un Freddy inconnu, au regard glacial et cruel, vision fugitive aussi rapide qu’un éclair, car une seconde ne s’était pas écoulée que Freddy Pelham tirait et Charles s’écroulait sur le parquet…
Le coup de revolver résonna un instant à ses oreilles comme si des milliers de cloches tintaient dans l’air, puis il perdit connaissance.