Dans le silence qui suivit, Charles n’entendait plus que les battements désordonnés de son cœur.
Les mains de Margaret se cramponnaient au dossier de la vieille chaise d’acajou. Presque inconsciente, devant le canon du revolver braqué sur elle, la jeune fille fixait, de ses yeux égarés, ceux de Freddy pétillants d’une joie diabolique. Cette attente était si terrible qu’elle n’avait plus qu’un désir : voir le doigt de son beau-père appuyer sur la détente pour que ce soit plus vite fini.
Mais il ne tira pas, et se contenta de balancer l’arme en riant :
— Tu n’as pas bronché, quel courage !… Je t’en félicite. Si tu avais crié, j’aurais été obligé de tirer et j’en aurais été désolé car je désire avoir une conversation avec toi… Oh ! une gentille petite conversation.
Margaret poussa un profond soupir. Il ricana de nouveau.
— Pas de bruit, je te prie. Je n’ai pas la moindre envie de mettre fin à notre charmante petite réunion à trois. Oui, Charles, toi et moi… mais j’oubliais que tu ignorais tout de sa présence dans cette pièce.
La jeune fille ne put retenir un cri de stupeur.
Le Masque Gris la prit par l’épaule… Jamais elle n’aurait supposé pareille force dans la main du petit Freddy :
— Tu ne l’as pas encore salué, dit-il, viens le regarder. Avant ton arrivée nous avons passé ensemble une heure fort agréable. Allons, avance donc, laisse cette chaise !
Et soudain, la voix douce prit le ton d’un commandement brutal où perçait la colère. Puis il frappa du canon de son revolver les doigts de Margaret, cramponnés au dossier de la chaise d’acajou. Le sang jaillit.
Charles entendait le souffle précipité de la jeune fille. Il se rendit compte que Freddy déplaçait le canapé et il vit Margaret qui le regardait désespérément en portant sa main blessée à sa poitrine…
— Charles ! Charles ! soupira-t-elle.
Après un long silence, elle demanda à Freddy qui ricanait toujours :
— Est-il mort ?
— Pas encore.
Margaret se dégagea brusquement en poussant un cri d’effroi.
— Tais-toi. Si tu cries comme cela, je serai obligé de te tuer et je tuerai Charles par la même occasion. Regarde-le, charmant spectacle, n’est-ce pas ? Mais ne sois pas inquiète du sang que tu vois sur sa joue gauche. Il s’est simplement heurté en tombant et cela ne troublera en rien les joies que je vous réserve. Je n’ai aucune envie de vous faire souffrir, si vous ne m’y obligez pas. Je vais tout simplement vous mettre à l’abri dans une cave très confortable, où l’on vous retrouvera, sans que je puisse toutefois vous l’assurer, à la fin du bail, qui expire dans soixante-dix ans…
Margaret se retourna vers Freddy avec un courage qui fit tressaillir Charles d’orgueil :
— Freddy, que dites-vous ? Vous n’êtes pas bien ; vous n’avez pas votre raison, Freddy, réfléchissez…
Freddy Pelham laissa errer son regard railleur sur les deux jeunes gens.
— Ma chère Margaret, tu te trompes complètement si tu te crois en face d’un aimable beau-père ayant subitement perdu la raison, alors que tu es simplement en train de faire connaissance avec un homme qui, grâce à une habileté extraordinaire, a mené à bien d’innombrables affaires et que rien n’arrête quand il est en danger… Je vous ai toujours détestés, tous deux, et cependant je n’aurais pas levé le petit doigt contre vous, si vous n’étiez pas venus imprudemment me menacer de prévenir la police… Jamais je ne mélange les affaires et les plaisirs, comprenez-moi bien… Si cela vous intéresse, je vais vous dire deux mots sur la cave où je vais vous enfermer. Elle a été construite par un original, Sir Joseph Tunney, en 1795, c’est la raison pour laquelle j’ai acheté cette maison, et c’est pourquoi je ne l’ai jamais quittée. J’avais découvert cette chambre secrète en lisant de vieux Mémoires ; je crois que personne, pas même ta mère, n’en a soupçonné l’existence… Vous vous souvenez peut-être de l’histoire de Mark Dupré. Il est resté enfermé là pendant plus de quinze jours sans que personne ne s’en doute, même pas les plus fins limiers envoyés à sa recherche. Il a eu la sagesse de payer une rançon importante, et quand nous eûmes touché l’argent il fut remis en liberté. Peut-être vous rappelez-vous qu’il fut retrouvé au sommet de Hindhead, en pyjama, sans pouvoir expliquer comment il se trouvait là.
Margaret sentait ses forces l’abandonner. Elle tendit les bras, suppliante, puis, comme son beau-père finissait de parler, elle se laissa tomber sur une chaise et, s’appuyant au bureau, elle cacha son visage dans ses mains.
— Maintenant, nous allons descendre à la cave, dit Freddy, en retrouvant sa voix d’autrefois.
Margaret ne put supporter cette réapparition de l’ancien Freddy, elle leva la tête et s’écria :
— Freddy, je veux encore vous demander quelque chose ! Ma mère est-elle morte ? Dites-moi la vérité, je vous en supplie !
Il se raidit.
— Quelle étrange question ! Qui peut te faire douter de sa mort ?
— Une de ses anciennes amies que j’ai vue, avant-hier, m’a assuré l’avoir rencontrée à Vienne, il y a quinze jours.
— Quelle amie ?
— Je ne vous le dirai pas. Elle n’a fait que l’apercevoir sans avoir le temps de lui parler… Freddy, je vous en prie…
Et elle joignit les mains.
— Dites-moi la vérité.
— Quelle importance maintenant… Cependant je t’avoue bien volontiers qu’elle est vivante… J’ai reçu une lettre d’elle il y a trois jours seulement.
— Vivante !… s’écria Margaret.
— Je t’ai déjà dit que cela ne pouvait en rien modifier ton sort ! Quel plaisir cela peut-il te faire, puisque tu ne la reverras jamais ?
— Vivante !… répétait Margaret, dans un soupir.
Freddy Pelham marchait de long en large dans la pièce :
— Oui, si étrange que cela paraisse, elle est vivante. Elle ne le serait plus si les plus forts n’avaient aussi leurs faiblesses. Elle a toujours constitué un danger pour moi… toujours (et il répétait « toujours » avec fureur). Un homme comme moi ne devrait jamais se permettre d’aimer, c’est trop grave… Ne croyez pas que j’en étais inconscient, non, j’ai volontairement couru ce risque, parce qu’elle était la seule femme que j’aie rencontrée qui en valût la peine et aussi parce que je me sentais assez fort pour écarter le danger.
Margaret le regardait, horrifiée. Il n’était pas possible que Freddy pût parler ainsi.
Il continua, rapidement, à mi-voix :
— J’y étais arrivé, lorsqu’il y a six mois elle devina quelque chose. Si ç’avait été une femme ordinaire, j’aurais pu facilement lui faire croire qu’elle se trompait, mais tu connais sa perspicacité… Je décidai donc de ne plus rien lui cacher. J’étais, d’ailleurs, assez content de me montrer sous mon vrai jour et non plus comme l’humble admirateur qu’elle avait toujours connu…
Il s’arrêta un instant pour regarder le revolver qu’il tenait à la main…
— Je n’aurais jamais dû être si faible après avoir vu à quel point Esther était peu raisonnable. Au lieu de me débarrasser d’elle, j’ai recommencé la comédie, lui laissant supposer que je regrettais mon passé, et elle m’a accordé son pardon, à condition que nous quittions l’Angleterre, et que je renonce à mon genre de vie et aux bénéfices que j’en tirais… C’était une inspiration de génie, fit Freddy, ironiquement…
« J’ai fait semblant de suivre son idée tandis que j’avais déjà combiné mon plan. Je possède dans l’est de l’Europe une charmante propriété dont Esther ne connaissait pas l’existence… Je l’y ai conduite en auto, et dès lors la chance tourna pour moi. Ta mère tomba malade après une scène que nous eûmes ensemble, où je lui exposais mes projets, et encore une fois ma faiblesse l’emporta. Je n’eus pas le courage de la tuer, ne pouvant supporter la vie sans elle. Je te l’avoue, j’ai été faible, et j’attendis encore, tantôt espérant qu’elle ne résisterait pas à la maladie, tantôt partant comme un fou pour chercher un médecin à trois cents kilomètres de là… Enfin, elle se remit. Je la quittai alors, après l’avoir confiée à une personne sûre. Quand je revins en Angleterre, j’étais bien décidé à l’oublier. Si j’y parvenais, je pourrais, dès nos retrouvailles, m’en débarrasser. Si, au contraire, je n’étais pas capable de dominer ma faiblesse, elle resterait enfermée dans cette propriété où j’irais la voir de temps en temps… Ce matin (ses yeux brillaient de fureur), j’ai reçu de Vienne une lettre d’Esther. Elle est parvenue à s’échapper grâce à la trahison du gardien auquel je l’avais confiée. Elle m’écrit qu’elle est tout à fait remise maintenant et qu’elle m’attend pour éclaircir certaines choses qu’elle ne comprend pas… Je me propose de lui donner une explication telle que tout danger sera désormais écarté de ma route.
Margaret détourna les yeux. Elle aurait crié, si elle avait dû supporter plus longtemps le regard de Freddy… Se cramponnant à sa chaise, elle se leva en tremblant et, lentement, pas à pas, sous la menace de Freddy, elle recula jusqu’à la fenêtre, dont elle toucha le volet.
Freddy leva alors son revolver :
— Si tu soulèves ce store ou si tu appelles, je te tue.
Elle secoua la tête et s’appuya à la fenêtre, les yeux mi-clos, comme si elle allait s’évanouir.
— Retire-toi de là, immédiatement… M’entends-tu ?… Un…
Et il se tourna vers Charles et le visa…
— Deux…
Margaret se précipita en courant vers Freddy, sanglotante et respirant avec peine.
— Non… non… non… suppliait-elle.
Il l’empoigna brutalement par le bras.
— Allons, cela suffit, viens, marche devant moi, ouvre la porte, et rappelle-toi que si tu fais un mouvement pour fuir, ce sera le dernier.
Il se tourna et prit une lampe électrique sur un rayon.
La porte s’ouvrit, et comme Margaret en franchissait le seuil, Charles eut le sentiment très net qu’il la voyait pour la dernière fois. Elle lui jeta un regard d’adieu, au moment où la porte se refermait sur elle. Charles faisait des efforts désespérés pour se débarrasser de ses liens, mais il n’arrivait qu’à les resserrer davantage. Il lui fallait donc rester là, impuissant, le cœur déchiré par la vision de Margaret, dont le courage, soudain défaillant, et les sanglots lui étaient affreusement douloureux. Si elle avait au moins pu conserver jusqu’au bout cet orgueil que peu de jours auparavant il souhaitait briser !…
Il regrettait maintenant la colère et la cruauté que souvent il lui avait témoignées, tandis que, pâle et triste, elle l’écoutait… Il se disait qu’il aurait dû la consoler et il s’en voulait de ne pas y avoir songé. Aujourd’hui, il était trop tard !… Plus jamais il ne pourrait lui dire qu’il l’aimait, qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer. Il aurait voulu lui crier son amour… effacer d’un baiser la tristesse de ses yeux et le pli douloureux de sa bouche, et, serré contre elle, l’entendre murmurer : « Pardonnez-moi, oui, pardonnez-moi, les années que je vous ai volées… » Il était trop tard…
En arrivant dans l’escalier, Margaret trébucha et la main de Freddy resserra durement son étreinte, la dirigeant vers une porte qui conduisait au sous-sol. Margaret chancelante fut obligée de s’appuyer contre le mur.
Après avoir traversé une cuisine, suivi un long corridor et descendu quelques marches, ils se trouvaient maintenant dans les caves : la première contenait le charbon, la seconde servait de débarras, et la troisième de cave à vin.
Freddy Pelham ouvrit la porte de cette dernière et longea les rayons où étaient rangées des bouteilles poussiéreuses ; il déplaça un casier et des tonneaux appuyés au mur… À ce moment, une lourde porte de bois aux fortes ferrures apparut. Elle mesurait environ trois pieds de haut.
— Quand j’ai acheté la maison, dit Freddy, cette porte était soigneusement cachée et sans les indications que j’ai trouvées dans un livre, je n’aurais jamais pu la découvrir !… Bénissons donc Sir Joseph Tunney.
Il poussa la porte qui s’ouvrait à l’intérieur et s’arrêta sur le seuil avec un salut moqueur.
— Ce réduit est parfaitement sec et chaud, tes dernières heures seront donc tout à fait confortables.
Margaret s’appuya aux caisses de vin :
— Et si je refusais d’entrer ?
— Je te tuerais, après quoi j’enfermerais ton corps dans ce caveau et personne ne pourra jamais découvrir ce que tu es devenue.
— Freddy…
Les paroles mouraient sur ses lèvres… il n’y avait plus rien à espérer… ce n’était plus Freddy ! Seul le Masque Gris se trouvait devant elle.
Elle dut se baisser pour franchir le seuil de l’horrible trou sombre. La lampe que brandissait Freddy projetait un faisceau de lumière qui dansait dans l’obscurité de la cave. Il lui sembla que le sol rugueux se dérobait sous ses pas, son pied glissa et elle tomba face contre terre, tandis qu’elle entendait derrière elle la porte qui se refermait violemment. Freddy mettait les verrous… Toute lumière avait disparu… Autour d’elle, c’était la nuit…