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Margaret était restée dans la position où elle était tombée. Envahie par une lassitude mortelle, elle ne pouvait faire un mouvement… Le silence était absolu… L’épaisseur des murs l’empêchait d’entendre les pas de Freddy s’éloignant… Elle était séparée du reste du monde, définitivement, irrévocablement. L’air alourdi de la cave l’étouffait… Elle ferma les yeux, n’essayant plus de percer cette obscurité que rien ne viendrait dissiper désormais.

Pour éviter le dur contact du sol qui lui devenait insupportable, elle se releva, mais bientôt elle regretta de n’avoir pas enduré cette souffrance, bien moins affreuse que ces épaisses ténèbres qui semblaient la serrer comme dans un étau. Sa lucidité disparaissait… Allait-elle mourir ainsi, seule, dans cette nuit de cauchemar… Saurait-elle jamais ce qu’était devenu Charles ? Ses oreilles bourdonnaient, sa tête lui faisait mal, comme si elle allait éclater.

Elle s’appuya contre la porte. Non, elle ne devait pas s’abandonner au désespoir. Si elle restait courageuse, rien ne pourrait l’atteindre, ni le silence, ni l’obscurité, ni même le Masque Gris, et soudain elle n’eut plus peur de la nuit… Après un temps qui lui parut une éternité, il lui sembla entendre un bruit de pas, des verrous tirés, une porte que l’on ouvrait…

Elle voyait de nouveau le va-et-vient de la lampe de Freddy dont la lumière tombait sur les jambes de Charles délivrées de leurs liens. Il s’appuyait au mur, toujours bâillonné, tandis que Freddy, derrière lui, disait :

— L’orgueil précède toujours la chute… Entrez là. Je n’ai plus de temps à perdre avec vous.

Une joie indicible envahit Margaret… Charles était là, et quoi qu’il puisse arriver maintenant, ils seraient ensemble pour le supporter. Elle fit un pas en arrière et vit le jeune homme se pencher pour franchir la porte basse, puis tomber en avant, sous la poussée de Freddy.

Margaret ne put retenir un cri de douleur, tandis que la lumière de la lampe l’éclairait en plein visage.

— Tout à l’heure, disait Freddy en ricanant, tu pourras crier tant que tu voudras, et même te casser les ongles en essayant de défaire les liens qui ligotent encore les bras de Charles. Tout cela sera du temps perdu, car dès que j’aurai refermé sur vous la lourde porte du cellier, personne ne vous entendra jamais plus et six hommes robustes n’arriveraient pas à la briser… Huit pieds de terre vous séparent du jardin. Je ne sais pas à quoi servait cette cave secrète, du temps du vieux Joseph Tunney, mais je l’ai utilisée souvent, et j’en connais tous les avantages. Du reste, l’aération en est parfaite, et très ingénieuse.

Il approcha la lampe de son poignet, afin de voir l’heure.

— Il faut que je vous quitte, dit-il, je dois partir à l’aube et il commence à se faire tard… Ce sera peut-être une consolation pour vous de penser à moi, volant vers Vienne, au-dessus du brouillard, en plein soleil. Cela me rappelle un vieil air qu’une de mes tantes chantait d’une façon charmante :

Pour moi je suis heureux de rester dans l’ombre

Aussi longtemps que le soleil brille sur ta tête !

— J’ai un compte à régler à Vienne… continua-t-il.

Sa voix était devenue tout à coup étrange comme si une angoisse, une peur secrète le tenaillait… La seule faiblesse du Masque Gris existait toujours, et ce n’était pas un des moindres succès d’Esther Brandon. Avec un juron, Freddy ferma violemment la porte et tira le verrou.

Comme elle l’avait fait la première fois, Margaret se pencha pour écouter. Tout bruit avait cessé… elle avança la main et tâtonna à la recherche de Charles. Mais au même moment elle eut peur… Si par hasard Freddy n’était pas parti, et qu’il fût encore là caché et écoutant ce qu’ils faisaient, prêt à leur ravir le dernier espoir qui leur restait ?

Elle rampa jusqu’à la porte, posa son oreille contre le panneau de bois, en s’efforçant de percevoir les bruits les plus lointains. Aucun son ne lui parvint.

À côté d’elle, dans l’obscurité, Charles s’agitait, cherchant à s’asseoir. Instantanément, elle oublia Freddy. Toujours à genoux, elle se retourna, les bras tendus comme une aveugle, et ayant rencontré son épaule elle se rapprocha de lui d’un mouvement plein de tendre protection ; tout bas, elle murmura :

— Charles ! vous ne souffrez pas trop ? Je vais vous enlever cet horrible bâillon que vous avez dans la bouche… Croyez-vous que Freddy soit parti ?… Attendez… que j’écoute encore… Non, je n’entends rien…

Tout était silencieux. Au fait, pourquoi Freddy serait-il encore là ? Il n’avait aucune raison de rester maintenant qu’ils étaient enfermés dans cette cave, sans espoir d’en sortir jamais.

— Pas le moindre bruit, fit-elle, il doit être parti… Appuyez-vous contre moi… comme cela… heureusement, je suis venue directement ici en sortant du magasin, et j’ai là mes ciseaux qui vont me servir à couper vos liens… Seulement, il ne faut pas faire un mouvement sinon je risquerais de vous blesser.

Elle prit les ciseaux qui pendaient à sa taille et coupa avec des précautions infinies le mouchoir de soie qui maintenait le bâillon.

Jamais Charles n’avait ressenti pareil soulagement. Il toussa et arracha de sa bouche un deuxième mouchoir roulé en boule. Maintenant, Margaret tâtait ses bras que serraient des cordelières de soie, semblables à d’anciennes embrasses de rideaux. Ne pouvant arriver à en défaire les nœuds, elle les coupa également :

— Quelle bénédiction ! s’exclamait Charles en s’étirant avec délices.

— Êtes-vous mieux, Charles ?

— Après ces deux heures de supplice, je me sens remarquablement bien.

— Chut… ne parlez pas si haut, peut-être est-il encore là… il pourrait nous entendre.

— Que nous importe !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Ma pauvre enfant, je crois qu’il vaut mieux que nous regardions la vérité en face. S’il revenait, et qu’il nous tue, cela abrégerait nos souffrances.

Elle ne répondit pas. Appuyée contre Charles, elle sentait autour de sa taille son bras protecteur. Le danger n’existait plus pour elle.

Il resserra son étreinte.

— Margaret !…

Elle leva son visage vers le sien.

— Margaret, nous sommes ensemble…

— Oui… répondit-elle dans un murmure.

— Margaret, je me suis conduit indignement avec vous… je vous ai toujours aimée, je n’ai pas cessé un instant de vous aimer !

Elle essaya de se dégager :

— Je croyais que vous aimiez Greta !

— Grands dieux, je ne suis pas une bonne d’enfant, c’est un véritable bébé. Il n’est pas possible que vous ayez pu croire cela.

— Pourtant, je l’ai cru.

— Ma petite idiote chérie ! Et maintenant (il l’embrassa) le croyez-vous toujours ? Pourquoi pleurez-vous, ma chérie ?

Margaret cacha son visage contre la poitrine du jeune homme.

— Parce que je suis trop heureuse.

Dans le silence qui suivit, ils oublièrent tout, la cave abandonnée, cette obscurité qui ne cesserait plus, la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient… Margaret avait atteint le port que son cœur appelait de toutes ses forces amoureuses. Elle ne demandait rien d’autre… Au bout de quelques instants, Charles reprit la conversation, conscient du danger.

— Je suis sûr que déjà l’on nous cherche, dit-il. Nos amis ne nous abandonneront pas ainsi.

Mais, tandis qu’il prononçait ces paroles d’espoir, sa raison lui en montrait l’inanité. Évidemment, on les rechercherait, mais comment serait-il possible de les découvrir…

— Si au moins nous avions un peu de lumière, nous ne connaissons pas même les dimensions de cette cave.

— Non, mais je ne crois pas qu’elle ait d’autre issue que la porte par laquelle nous sommes entrés, sinon Freddy ne nous y aurait pas enfermés. Mais je suis sûre qu’à force de chercher, on finira par nous trouver.

— Avez-vous prévenu quelqu’un de votre intention de venir ici ?

— Oui, j’ai dit à une vendeuse de la Sauterelle que j’allais faire mes adieux à mon beau-père, et Archie savait…

— Quoi ?

— Ah !… maintenant, je me souviens… Je n’ai pas parlé de Freddy, j’ai simplement supplié Archie d’avertir au plus tôt la police, mais il ne paraissait pas disposé à le faire. Sans doute connaît-il ma situation.

— Je lui ai tout raconté hier soir. Hier !… il me semble que c’était il y a cent ans… Et vous, que lui avez-vous dit ?

— Je lui ai laissé entendre qu’il me serait peut-être possible de découvrir la retraite de Greta, et que j’allais tenter une démarche dans ce but… Charles, où croyez-vous qu’elle puisse être ?

— Est-ce tout ce que vous avez dit à Archie ?

— Il me semble que oui. Mais je pense qu’il viendra me demander au magasin et qu’on le renseignera.

— Hélas ! nous sommes trop bien cachés, pour qu’il nous retrouve jamais…

— Charles, il ne faut pas désespérer, je suis sûre que nous avons encore une chance d’être sauvés.

— Comment ?

— Vous vous rappelez, quand j’étais assise, il y a de cela à peine une heure, devant le bureau de Freddy. Dès le moment où il m’avait parlé de cette cave, une lueur avait brillé dans ma détresse. Je sentais qu’il y avait quelque chose à tenter. J’étais appuyée sur le bureau, la tête dans mes mains, faisant semblant de pleurer ; mais je ne pleurais pas… J’avais remarqué un crayon sur la table, j’ai pu le prendre et griffonner quelques mots sur un morceau de papier… « Cave-C. et M. » J’ai gardé ce papier dans le creux de la main… et pendant que Freddy parlait, je me demandais où je pourrais le déposer sans être remarquée… J’eus tout à coup l’idée de me reculer jusqu’à la fenêtre, comme si j’étais effrayée… En réalité, je l’étais, car je mourais de peur qu’à la moindre imprudence de ma part il ne vous tue comme il m’en avait menacée et je le savais maintenant capable de tout…

— Qu’avez-vous fait ? demanda Charles, anxieux.

— J’ai collé sur la vitre, avec ma salive, le petit morceau de papier où j’avais écrit : « Cave »… C’est notre dernière chance, si Freddy ne le découvre pas, peut-être Archie le trouvera-t-il ?

Charles la serra plus étroitement dans ses bras.

— L’avez-vous collé derrière le volet ?

— Oui.

— C’est parfait,… Il y a des chances que Freddy ne le trouve pas, et Archie viendra sûrement ici… Chérie, chérie, je… je crois que vous nous avez sauvés.

— Bien que terriblement troublée, j’ai encore eu l’idée de laisser tomber de petits morceaux de papier le long de l’escalier qui descend à la cave, quelques-uns encore à la porte de la cave, enfin un ou deux près des caisses qui bouchent l’entrée de notre prison… Je courais évidemment le risque que Freddy ne le remarquât, mais il n’avait qu’une lampe de poche, et c’était notre seule chance de salut !… Croyez-vous qu’Archie arrive à nous trouver ?

Ces derniers mots dégrisèrent Charles. L’espoir, le bonheur et l’amour qui l’avaient tout d’abord submergé étaient à présent balayés par la terreur…

— Je n’en sais rien, murmura-t-il.