Miss Standing soupira, renifla, s’essuya les yeux avec un mouchoir fatigué qui ruisselait de larmes, puis plongea dans les profondeurs d’une boîte de chocolats un pouce et un index agiles. Après avoir soigneusement choisi le plus gros, elle se remit à sangloter et à reprendre la lettre qu’elle venait de commencer. Elle écrivait à sa meilleure amie qu’elle avait quittée l’avant-veille, sur le seuil de la très élégante pension de Mrs. Mardon, aux environs de Lausanne. La lettre débutait par ces mots : « Mon ange chéri. »
Miss Standing suça son chocolat et continua :
« Je ne sais comment te dire ma douleur, tout ce que j’ai pu savoir sur mon pauvre papa, c’est qu’il a disparu subitement en mer. Mademoiselle, qui avait appris l’affreuse nouvelle par télégramme, m’a demandé de rentrer immédiatement à la maison. Quand je suis arrivée ici, Mrs. Beauchamp ne m’y attendait pas, contrairement à son habitude ; les domestiques avaient un air singulier et Mademoiselle est partie ce matin même. Je ne sais donc rien, sinon que papa voyageait sur son yacht, en Méditerranée, quand ce malheur est arrivé. Il n’y aura pas de funérailles et je n’ai pas encore eu le temps de m’occuper de mon deuil. Je suis horriblement malheureuse et si tu ne m’écris pas dès que tu auras reçu ma lettre, je mourrai de chagrin, car c’est terrible de n’avoir personne à qui parler. Le notaire de papa doit venir me voir ce matin. Je pense que je vais être formidablement riche, mais cela n’empêche pas que je sois seule au monde et ma solitude m’est si douloureuse que je préférerais même la compagnie de cette assommante Sophie Weirs. Tu te souviens du chapeau de sa tante ? Tu sais que je n’ai pas de parents, en dehors de mon cousin Egbert, dont je me dispenserais bien car il est le crétin le plus conssomé que j’aie jamais rencontré. »
Miss Standing fronça les sourcils en observant le mot « conssomé » qu’elle venait d’écrire avec deux s et un m. Cette orthographe lui parut curieuse. Elle engloutit un chocolat, puis un autre ; mâchonna son stylo et, après un instant de réflexion, effaça un s et rajouta un m. Souriante, elle reprit :
« Bien entendu, je ne retournerai pas en pension : j’ai dix-huit ans et personne ne pourra m’y obliger. Aurai-je un tuteur ?… On dit, dans les romans, que les pupilles épousent toujours leur tuteur !… Moi, cela ne me plairait pas du tout ! En tout cas, tu viendras t’installer avec moi et nous nous amuserons beaucoup. »
Miss Standing s’arrêta et poussa un soupir en pensant que Stéphanie ne pourrait bien sûr pas venir avant Noël… Et pour reprendre son vocabulaire simple : les trois mois qui la séparaient de Noël lui paraissaient terriblement longs !
Elle regardait tristement autour d’elle ; la pièce dans laquelle elle se tenait occupait presque tout le rez-de-chaussée d’un magnifique hôtel, dans un élégant quartier de Londres. Plutôt qu’un réel confort, il y régnait un faste d’apparat. Le mobilier en était somptueux ; des tapis persans de grande valeur couvraient le parquet, les rideaux en vieux brocart de Lyon dataient d’avant la Révolution française, les boiseries provenaient d’un château historique ayant appartenu au duc d’Albe, et sur ces boiseries se détachaient les tableaux de la fameuse collection Standing, dont chacun représentait une fortune : des Gainsborough, des Sir Joshua Reynolds, des Van Dyck, des Lely, des Frans Hals, des Turner, aucun moderne.
La jeune fille contemplait ces tableaux qu’elle trouvait laids et attristants, du reste tout l’ameublement lui déplaisait et elle était bien décidée à changer tout cela. Les vieux Daghestans feraient place à de modernes tapis de couleur rose et les sévères boiseries seraient peintes en blanc. Mais, tout à coup, elle se trouva sacrilège, comme si elle s’était mise à rire à l’église.
Pour se consoler, elle mangea un chocolat au nougat ; assise sur un canapé qui ressemblait à un catafalque de pourpre d’or et d’argent, elle se demandait si le noir lui irait bien, car il défigure parfois !… Pourtant cet imbécile de Chauvigny qu’elle avait rencontré à une sauterie donnée par Mrs. Mardon ne lui avait-il pas dit que le noir était le fard des blondes et qu’il lui irait délicieusement… Comme c’était triste de penser qu’elle serait flattée par son deuil !
Elle ouvrit sa boîte à poudre, qui voisinait avec la boîte de chocolats, et se mit à se poudrer le nez, en se regardant dans le petit miroir. Ce qu’elle vit la réconforta : il est bien difficile, en effet, d’être très malheureuse quand on possède un teint de lys et de roses, des cheveux dorés aux ondulations naturelles et les plus beaux yeux bleus du monde…
Les yeux de Margot Standing étaient vraiment extraordinaires, d’un bleu si pâle qu’ils auraient altéré sa beauté, s’ils n’avaient été entourés de longs cils noirs qui lui donnaient un charme étrange. De taille moyenne, légèrement potelée, gracieuse dans ses moindres mouvements, la jeune fille portait une simple jupe de serge bleue et un jumper en jersey, mais le jersey était de pur angora et la jupe provenait d’une des plus grandes maisons de la rue de la Paix.
Une porte s’ouvrit au bout de la pièce, et William, le plus stupide des valets de pied, lança un nom en bafouillant, tandis que Mr. James Hales s’avançait lentement sur le tapis persan. Margot n’avait jamais vu le notaire de son père. À la vue de sa longue silhouette raide, de son front dégarni, de sa mine sévère et de son costume avachi, elle songea avec amusement qu’il portait haut l’ennui que sa fonction annonçait ! Elle murmura un « zut » en se levant lentement pour le recevoir.
Lui tendant une main froide et humide, Mr. Hales la salua d’un « Comment allez-vous Miss Standing ? », puis il toussa pour s’éclaircir la voix. Un silence suivit pendant lequel le jeune notaire ouvrit gravement sa serviette.
En relevant le nez, il faillit se heurter à une boîte de chocolats.
— Prenez-en un, dit la jeune fille, les longs sont un peu durs, mais les gros ronds sont un poème.
— Non merci, répondit Mr. Hales, interloqué.
Margot prit pour elle le gros rond qu’elle venait d’indiquer ; elle était si saturée de chocolats que, pour en sentir le goût, il lui fallait les croquer très rapidement.
Elle mangeait donc son chocolat pendant que Mr. Hales attendait d’un air désapprobateur qu’elle eût fini. Il souhaitait lui présenter ses condoléances à l’occasion de la mort de son père et trouvait tout à fait inconvenant de le faire tant qu’elle avait la bouche pleine de sucreries.
Voyant que les chocolats se succédaient dans la bouche de la jeune fille, il remit à plus tard l’expression de sa sympathie et se décida à parler de la succession.
— Avez-vous quelque connaissance des dispositions testamentaires de Mr. Standing ?
Margot secoua la tête.
— Comment pourrais-je savoir quelque chose ?
— Votre père aurait pu vous en parler.
— Mais je ne l’ai pas vu depuis trois ans.
— Comment êtes-vous restés si longtemps séparés ?
— Il passait rarement ses vacances en Angleterre, et ces dernières années, il était en Amérique ou en mer.
— Il n’est jamais venu en Suisse où vous étiez, je crois, en pension ?
— Non, il n’est jamais venu en Suisse, déclara Miss Standing, en prenant un nouveau chocolat.
— Ne vous a-t-il jamais parlé de son testament dans ses lettres ?
Margot ouvrit de grands yeux.
— Grands dieux, non. En réalité, il ne m’écrivait pas.
— C’est bien malheureux, fit Mr. Hales, car nous sommes dans une situation difficile. Les affaires de Mr. Standing sont entre nos mains depuis quinze ans, mais mon père seul les connaissait à fond et s’il était encore là tout s’éclaircirait, car tous deux étaient très liés.
— Votre père n’est donc plus avec vous ?
Mr. Hales toussota en montrant du doigt sa cravate noire.
— Il est mort le mois dernier.
— Ah ! murmura Margot, puis elle reprit dans un mouvement plein de grâce : Je n’ai aucun détail sur la mort de papa. C’est vous, je crois, qui l’avez apprise à Mademoiselle. Dites-moi ce que vous savez ?
— Mr. Standing est décédé subitement à bord de son yacht, à hauteur de Majorque.
— Où est Majorque ?
Mr. Hales, après avoir donné le renseignement demandé, fournit à Margot quelques détails sur la mort de Mr. Standing : celui-ci avait été enlevé par une vague, un jour de tempête où il s’était obstiné à ne pas quitter le pont !… À ce moment de son discours, Mr. Hales glissa ses tardives condoléances, puis, dans un raclement de gorge, ajouta :
— Nous n’avons pas trouvé trace de testament, ni aucune indication nous permettant de supposer qu’il en eût fait un.
— Quelle importance cela a-t-il ? demanda Margot.
Mr. Hales releva les sourcils.
— Une très grande pour vous, Miss Standing.
— Mais puisque je suis sa fille et sa seule héritière, qu’est-ce que cela peut faire, qu’il y ait un testament ou non ?
Malgré son ton indifférent, Miss Standing s’impatientait. Ce grand homme sec l’énervait terriblement. D’ailleurs, il n’avait rien d’un homme ! C’était juste un costume sombre, une serviette et un froncement de sourcils. N’y tenant plus, elle se tourna vivement vers lui et lâcha de manière inconséquente :
— En tout cas, dit-elle, j’ai besoin d’argent, je n’ai plus un centime. J’ai dépensé tout ce qui me restait pour acheter des chocolats… J’ai demandé au chauffeur de taxi de s’arrêter devant un chocolatier… Vous comprenez, j’étais si terriblement déprimée que, sans l’aide de chocolats, je serais morte !
Sans se démonter, Mr. Hales reprit :
— Vous souvenez-vous de votre mère ?
— Non, je n’avais que deux ans quand elle est morte.
— Savez-vous son nom de jeune fille ?
Miss Standing secoua la tête négativement.
— Ce n’est pas possible que vous ne connaissiez pas le nom de jeune fille de votre mère ?
— Mais je vous assure que je ne le connais pas. Je pense qu’elle devait s’appeler Margaret, comme moi, mais on m’a toujours appelée Margot.
— Votre père ne vous en a donc jamais parlé ?
— Non, du reste, il était si terriblement occupé que nous causions très rarement ensemble.
— Alors, qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle s’appelait Margaret ?
Une légère rougeur colora le charmant visage de Miss Standing :
— Mon père portait toujours sur lui un écrin renfermant une miniature… J’avais une terrible envie de la voir, mais…
— Alors ?…
— Je ne sais pas si je dois vous raconter cela.
— Oui, il faut tout me raconter.
Quelque chose dans la voix de Mr. Hales effraya la jeune fille, qui continua, hésitante :
— Un soir, croyant que mon père était sorti, je suis allée dans son bureau. Je venais à peine de refermer la porte que je l’entendis arriver. J’eus juste le temps de me cacher derrière les rideaux, épouvantée à l’idée qu’il ne s’en irait pas et que je serais peut-être obligée de passer la nuit dans ma cachette.
— Continuez.
— Quand il eut écrit quelques lettres, il se mit à marcher de long en large, en poussant de tels soupirs que j’en fus effrayée. J’entrouvris alors le rideau, et je vis mon père, l’écrin à la main, contemplant passionnément la miniature qu’il contenait : « Margaret, Margaret… » répétait-il douloureusement.
— Très bien, dit Mr. Hales.
— Comment, très bien ? fit Margaret en rougissant de colère. Vous dites cela comme si je vous parlais du temps au lieu de vous raconter une histoire aussi terriblement romanesque que mystérieuse.
— Voyons, chère Miss Standing, ne vous énervez pas. Je suis tout oreilles. Avez-vous vu la miniature ?
— Je n’ai fait que l’entrevoir, quand mon père s’est retourné. Elle était entourée de diamants et représentait une femme blonde qui m’a paru bien jolie.
Mr. Hales se racla la gorge.
— Cette miniature est-elle ici ?
— Non, mon père la portait toujours sur lui.
— Je crains qu’elle n’ait disparu avec lui. Le steward m’a parlé d’un écrin que son maître ne quittait jamais ; ce doit être celui que vous avez vu. Vous ne vous rappelez vraiment pas le nom de jeune fille de votre mère ? Savez-vous du moins où votre père l’a rencontrée, où ils se sont mariés ?
— Je l’ignore absolument.
— Où êtes-vous née ?
— Je n’en sais rien. Pourtant…
— Parlez. Qu’alliez-vous dire ?
— Eh bien, je crois que je ne suis pas née en Angleterre.
— Comment cela ?
— Un jour, quand j’étais encore toute petite, mon père m’a dit qu’il était né en Afrique. – « Et moi ? lui ai-je demandé. » – « Bien loin d’ici », m’a-t-il répondu. C’est pourquoi je ne crois pas être née en Angleterre.
Mr. Hales se racla de nouveau la gorge. Il avait l’air de ne pas attacher grand crédit aux dires de la jeune fille.
— Miss Standing, reprit-il, si l’on ne trouve ni le testament de votre père, ni l’acte de mariage de vos parents, ni votre certificat de naissance, votre situation devient extrêmement délicate.
Margot s’arrêta au moment où elle allait avaler un nouveau chocolat.
— Pourquoi serait-elle délicate ? Je suis la fille de papa.
— Il n’y en a aucune preuve.
Margot éclata de rire.
— Ça, par exemple, c’est terriblement tordant ! Tout le monde sait que je suis sa fille. Qui suis-je alors, si je ne suis pas Margot Standing ? Je me le demande.
Mr. Hales fronça les sourcils.
— Miss Standing, je vous assure que c’est sérieux et qu’il n’y a pas de quoi rire. Je crains que Mr. Standing n’ait pas pris de dispositions testamentaires. En tout cas, il ne l’avait sûrement pas fait lors de sa dernière visite à mon père, il y a environ six semaines, car celui-ci m’a exprimé, à cette occasion, son étonnement qu’un homme dans la situation de Mr. Standing ne se soit pas encore décidé à faire son testament. Ces paroles de mon père me font craindre qu’il n’eût connaissance de quelque irrégularité dans votre naissance.
— Au nom du Ciel, que voulez-vous dire ? demanda Margot, en ouvrant de grands yeux.
— Qu’il est possible qu’il n’y ait pas eu de mariage.
— Mais enfin, je suis là.
— Vous pouvez être une enfant illégitime.
Margot regarda un instant le jeune notaire, sans parler, puis elle répéta machinalement le mot « illégitime » comme si elle n’en comprenait pas le sens. Soudain, son visage s’éclaira et d’un ton plein d’intérêt :
— Alors, je suis comme Guillaume le Conquérant et comme les enfants de Charles II ?
— Absolument, dit Mr. Hales.
— Mais c’est terriblement passionnant ! s’écria Margot.