6

Quand Mr. Hales eut fini d’expliquer la situation exacte d’un enfant illégitime dont le père est mort intestat, Miss Standing roulait des yeux indignés.

— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi terriblement injuste de ma vie, dit-elle avec conviction.

— Cela ne changera pas la loi.

— Ce n’est pas la peine que nous ayons le droit de vote pour laisser subsister une loi pareille. Miss Clay me disait pourtant qu’il n’y aurait plus de lois injustes le jour où les femmes voteraient.

Mr. Hales n’avait jamais entendu parler de Miss Clay, en réalité sous-maîtresse chez Mrs. Mardon, mais il était nettement hostile au suffrage féminin.

— Voulez-vous dire (et Miss Standing se redressa en joignant ses mains potelées) que je n’aurai rien de la fortune de papa ?

— Absolument rien, si on ne trouve ni testament, ni acte de mariage.

— Mais c’est invraisemblable. Ainsi papa aurait eu des millions à ne savoir qu’en faire et je ne toucherais pas un sou ! À qui donc ira cet argent ? À moins que le gouvernement ne le vole ?

— Légalement votre cousin Egbert Standing est le seul héritier. Sans doute vous fera-t-il une rente ?

Miss Standing sauta sur ses pieds.

— Egbert ? Mais vous vous moquez de moi ? C’est une plaisanterie ?

Mr. Hales prit un air offensé.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire Miss Standing.

Margot frappa du pied.

— Je ne crois pas un mot de tout cela. Papa détestait Egbert qu’il appelait « le parasite ». Je m’en souviens car j’ignorais le sens du mot « parasite » et papa me l’a fait chercher dans un dictionnaire. Papa disait souvent que c’était une triste chose que personne n’ait eu le courage de tuer son frère Robert à la naissance, ainsi n’aurait-il pas eu Egbert pour neveu. Voilà ce que papa disait. Comment pouvez-vous alors penser qu’il ait pu désirer lui laisser, après sa mort, sa fortune, sa maison et ses collections ? Lui qui adorait ses horribles peintures serait désolé de les savoir entre les mains d’Egbert. Celui-ci faisait toujours semblant de les admirer quand il venait ici, et cela mettait papa dans une colère affreuse. Egbert, son héritier ? C’est impossible.

Mr. Hales, n’ayant plus rien à dire, prit congé et Margot reprit sa lettre pour Stéphanie :

« Le notaire, Mr. Hales, sort d’ici : c’est un horrible bonhomme avec ce genre de voix rasoir qui vous endort à l’église, mais je t’assure que je n’avais guère envie de dormir en entendant le récit des terribles catastrophes qui me tombaient dessus : il y a des “cadavres dans le placard” ; d’après lui, je serais une enfant illégitime comme ceux dont nous parlaient nos livres d’histoire !

« Mr. Hales prétend qu’il n’y a aucune preuve du mariage de mes parents, puisque le certificat de mariage et mon acte de naissance sont introuvables. S’il dit vrai, je ne toucherai pas un sou de la fortune de papa… »

En rentrant au bureau, Mr. Hales trouva Egbert Standing qui l’attendait. Il le voyait pour la première fois et celui-ci lui fut immédiatement antipathique. Il n’aimait pas les hommes ronds et oisifs et fut donc désagréablement impressionné par le visage bouffi, les cheveux permanentés, la cravate criarde et les cigarettes parfumées. Il partagea un instant la façon de voir de Miss Standing : comme elle, Egbert Standing lui déplaisait. Quand le notaire voulut entamer le chapitre des affaires, Mr. Hales se trouva en face de quelqu’un qui se prélassait dans son fauteuil en bâillant et en caressant d’un air négligent les ondulations artificielles de ses cheveux décolorés, sans avoir l’air d’attacher la moindre importance à son rôle d’héritier, ni à la situation difficile de sa cousine.

Mr. Hales lui répéta ce qu’il avait dit à Margot : les doutes du vieux notaire sur la naissance légitime de la jeune fille, son insistance auprès de Mr. Standing pour qu’il fît son testament et le refus de celui-ci. Finalement il demanda au jeune homme si son oncle ne lui avait jamais parlé à ce sujet.

Egbert Standing bâilla et répondit :

— Je crois bien me rappeler qu’il m’en a parlé une fois !

— Vous souvenez-vous de ce qu’il vous a dit ?

— Je ne me le rappelle pas exactement. J’ai une si mauvaise mémoire !

— Mr. Standing, je vous parle sérieusement. Pouvez-vous m’assurer que votre oncle vous a parlé de façon à vous faire croire que votre cousine était une enfant illégitime ?

— Oui… Quelque chose dans ce genre, répondit Egbert d’une voix languissante.

— Voyons, que vous a-t-il dit au juste ?

— Je vous répète que je n’en ai pas un souvenir très net, toutes ces histoires de famille m’intéressent si peu !

— Enfin, vous devez bien vous rappeler quelque chose ?

— Très vaguement. Je me souviens qu’un jour où mon oncle était en colère contre moi, il a commencé à parler de son testament en disant qu’il aimerait mieux être pendu que de me laisser sa fortune ! Mais il n’a pas fait de testament…

— Du moins, nous n’en avons pas trouvé. C’est tout ce que vous a dit Mr. Standing ?

— Non, il me semble qu’il m’a encore parlé de ma cousine, dit-il en regardant ses ongles d’un œil critique.

— À quel propos ?

Egbert bâilla de nouveau.

— Je ne me souviens pas bien. Il m’a, je crois, parlé de sa naissance irrégulière, comme il y avait déjà fait allusion dans une lettre.

— Votre oncle vous avait écrit à ce sujet ? questionna Mr. Hales, intéressé.

Egbert secoua la tête.

— Non, il s’agissait du cercle où je voulais me présenter. Mon oncle m’avait alors écrit pour m’assurer qu’il ne soutiendrait pas ma candidature et c’est tout à fait incidemment qu’il a été question de ma cousine.

— Avez-vous conservé cette lettre ?

— C’est possible. Je suis si peu soigneux que je ne sais jamais ce que je fais de mes lettres. Je les laisse traîner et c’est mon valet de chambre qui les range ou qui les jette. Je pourrais lui demander ce qu’il en a fait.

— Comment voulez-vous qu’il la retrouve ?

— Il lit toute ma correspondance, répondit Egbert d’un air pensif, peut-être se rappellera-t-il s’il l’a gardée.

L’habitude de se maîtriser permit à Mr. Hales de ne pas manifester son mécontentement. Il eut juste un serrement de lèvres.

— Voulez-vous, dans ce cas, avoir l’obligeance de demander à votre valet de chambre de rechercher cette lettre qui peut avoir une grande importance comme pièce à conviction ? Si Mr. Standing y déclare réellement que la naissance de sa fille est illégitime, la question sera résolue (il s’arrêta un instant) en votre faveur.

— C’est probable, fit Egbert d’un air vague.

Mr. Hales rassembla quelques papiers.

— Si, reprit-il, c’est peut-être un peu prématuré d’en parler, vous héritez de la fortune de Mr. Standing, vous avez envisagé, je pense, l’opportunité de verser une rente à votre cousine, qui resterait sans un sou vaillant.

— Est-ce possible ?

— Absolument. Elle ne possède rien, et aujourd’hui elle m’a demandé de l’argent. Je serais donc heureux de savoir quelles sont vos intentions à son égard ?

— Je n’y ai pas encore pensé. Je ne m’intéresse qu’à l’art, à mes petites collections ; ma porcelaine, mes miniatures, mes gravures anciennes… Elles me font tout oublier.

— Mr. Standing, je regrette d’insister, mais il est nécessaire que je sache si vous comptez servir une pension à votre cousine ?

— Pourquoi lui ferais-je une rente ?

— En héritant de Mr. Standing, vous serez formidablement riche.

— Je ne le serai plus quand tous les droits auront été payés.

— Ne craignez rien, il vous restera encore de quoi vivre largement, dit sèchement le notaire, et une rente à votre cousine…

— N’y comptez pas, interrompit Egbert. Si vous retrouviez le testament ou le certificat de mariage de mon oncle, croyez-vous qu’elle me viendrait en aide ?

— Cela n’a aucun rapport.

— En tout cas, si c’est moi l’héritier, je peux vous assurer qu’elle n’aura rien. Quelqu’un (et il passa la main dans ses cheveux) m’a suggéré que je pourrais l’épouser. Qu’en pensez-vous ?

— C’est une question à laquelle seule Miss Standing peut répondre. Je ne sais si ça lui plairait !

— Pourquoi pas ? Cela arrangerait tout. Si l’on retrouve le testament et le certificat, j’aurai ma part de la fortune de mon oncle, et si ces documents restent introuvables, ma cousine gardera sa fortune d’autrefois. Il me semble que c’est une idée géniale.

— Ce serait évidemment une solution pour Miss Standing si l’on ne retrouvait pas le testament.

— Et c’en serait une pour moi, dans le cas contraire, conclut Egbert.