Le même soir, enfin fidèle à ses engagements, Archie Millar dînait au Luxe avec Charles : un Archie tout à fait en forme, plein de bonhomie et manifestant une réelle affection pour son vieux camarade.
— Je représente « Le neveu vertueux » dont parlent les livres d’enfants ! Pour la dix-septième fois, je viens d’être appelé au lit de mort de ma tante Élisabeth. Elle vivra jusqu’à cent ans, mais je crois que cela l’amuse, la vieille chose, de me déranger ; elle a ainsi l’occasion de modifier son testament, de me donner de bons conseils et de me reprocher mes défauts. Je réponds « mais certainement ma chère tante » et cela la ragaillardit. Le docteur dit que c’est pour elle un admirable tonique, mais j’aimerais bien que cela ne se produisît pas le jour où je dois dîner avec un ami que je n’ai pas revu depuis quatre ans.
Pendant ce temps, Charles se demandait s’il raconterait à Archie l’étrange scène à laquelle il avait assisté l’autre soir dans sa propre maison ? Il y avait Margaret, mais après tout qu’importait Margaret !… Sans elle, il aurait fait arrêter les mystérieux visiteurs. Fronçant les sourcils à ce souvenir, il interrompit brusquement Archie :
— Parle-moi des Pelham ? Habitent-ils toujours George Street ?
Archie posa sa fourchette à poisson :
— Comment ? Tu ne sais pas que Mrs. Pelham est morte il y a six mois ?
Charles fut bouleversé par cette nouvelle. Il connaissait la passion de Margaret pour sa mère et, tout en jalousant parfois cet amour filial, il le comprenait : Esther Pelham possédait une beauté émouvante et un charme indéfinissable qui lui attiraient de nombreux admirateurs. Charles lui-même n’avait pu y rester insensible et il ne voulait pas croire à la mort de cette femme si belle et si jeune encore… Mais Archie continuait :
— Pauvre vieux Freddy, il a été terriblement secoué ! Un peu ennuyeux ce brave Freddy Pelham, mais bien à plaindre… Tous deux étaient partis si gaiement pour ce voyage dont il est revenu seul, le pauvre diable.
— Elle est morte en voyage ? Margaret était-elle avec eux ?
— Non, cela a été pour elle un coup affreux.
— Elle doit être mariée maintenant ?
Archie regarda son ami avec étonnement :
— Margaret mariée ? Qui t’a conté cette histoire ?
— Personne, mais je supposais qu’elle devait l’être.
— Eh bien, elle ne l’est pas. Du moins, elle ne l’était pas la dernière fois que je l’ai rencontrée, il y a une dizaine de jours. Tu sais qu’elle ne vit plus chez son beau-père ?
— Pourquoi ?
— Personne n’en sait rien. De nos jours, les jeunes filles aiment leur indépendance ; elle a quitté les Pelham quand ils sont partis en voyage. Aujourd’hui elle vit chez elle et travaille pour gagner sa vie, ce qui ne paraît pas très bien lui réussir, c’est navrant, à mon avis… (Il regarda Charles comme s’il s’excusait et continua :) J’ai toujours beaucoup aimé Margaret, tu le savais, n’est-ce pas, Charles ?
Charles se mit à rire.
— Et moi aussi. Où travaille-t-elle ?
— Chez une modiste… C’est une triste affaire que d’être obligé de gagner sa vie. Les jeunes filles riches ne connaissent pas leur bonheur.
— Où habite-t-elle ?
— Je l’ai su, mais cela m’est sorti de la tête. Son père ne lui a-t-il pas laissé une petite fortune ?
— Si petite, que ce n’est pas la peine d’en parler.
— Évidemment, pour un ploutocrate comme toi !
— Cela ne peut lui suffire pour vivre ?
— Si, avec ce qu’elle gagne : une livre par semaine.
— Mais, comment arrive-t-elle à s’en tirer ?
— Quand je te disais que tu étais un ploutocrate ! Je t’assure qu’on arrive à vivre avec une livre par semaine. Mal, mais on y arrive.
— C’est invraisemblable ! Que fait-elle ?
— Elle essaie des chapeaux pour de vieux laiderons qui n’ont pas le courage de se regarder dans la glace… Margaret pose le chapeau sur sa charmante tête, fait des mines, prend des poses, et les vieilles dames, charmées, paient dix guinées, emportent la camelote sans s’apercevoir qu’elles seront ridicules avec un tel couvre-chef. Je suis sûr que cela se passe ainsi. C’est renversant, n’est-ce pas ?
— Où est son magasin ? demanda Charles, mécontent.
— À Sloane, une petite boutique, La Sauterelle, tout ce qu’il y a de plus chic !
Charles fit un violent effort pour éloigner de lui la vision de Margaret, essayant des chapeaux pour les autres.
— Les Indiens Hula-Bula prétendent qu’une femme vaniteuse a le cerveau aussi vide qu’une coquille d’œuf !
— Toutes les femmes sont coquettes, répondit Archie, je n’en connais qu’une seule qui ne le soit pas, et je t’assure qu’elle n’a rien de réjouissant… Je voudrais que tu voies ma tante Élisabeth, en bonnet de nuit… Figure-toi que dans son dernier testament elle laisse toute sa fortune à une œuvre qui s’occupe exclusivement de recueillir les perroquets malades. Elle affirme se sentir redevable envers son compagnon à plumes. Et à moins que son perroquet ne devienne grossier – tu te souviens qu’elle est très à cheval là-dessus – je crains bien que sa fortune ne se change en graines et en perchoirs… Me voici donc réduit à chasser l’héritière : la fille de Standing par exemple, mais ce serait sans doute le moment de m’en occuper, avant que les autres coureurs de dot ne l’accaparent !
— De qui parles-tu ?
Archie, interloqué, laissa tomber sa fourchette.
— Mon pauvre vieux ! Tu ne lis donc pas les journaux ? Tu aurais vu que le vieux Standing, le multimillionnaire, a été enlevé par une vague, en Méditerranée, et s’est noyé : sale mer que cette Méditerranée, avec ses brusques changements de vent et son mistral ! Standing n’a, paraît-il, laissé aucun testament, et sa fille unique hérite de sa formidable fortune. C’est évidemment bien tentant de se mettre sur les rangs, mais comme la photographie de Miss Standing n’a encore paru nulle part, j’hésite, de crainte qu’elle ne soit un laideron. Pourtant si ma tante teste en faveur des perroquets, je serais bien bête de laisser passer une pareille occasion. À moins, bien sûr, que son perroquet lui jette des noms d’oiseaux à la tête. Crois-tu qu’avec un peu de patience…
Charles n’écoutait plus son ami. Il était maintenant décidé à lui conter son étrange aventure, mais sans parler de Margaret. Aussi interrompit-il brusquement son histoire de perroquet et de plans vengeurs.
— Figure-toi, Archie, que l’autre jour, quand tu m’as abandonné, j’ai eu l’idée d’aller faire un tour à Thorney Lane.
— Tu as pu y entrer.
— C’était bien facile, répondit Charles, sèchement, la porte du jardin était ouverte, ainsi que celle de la maison. J’ai donc pu y pénétrer sans la moindre difficulté, et j’ai trouvé, dans l’ancienne chambre de ma mère, une bizarre réunion de conspirateurs !
— Tu plaisantes ?
— Je t’assure que c’est la vérité. Au moment où j’arrivais au sommet de l’escalier, j’ai aperçu un rayon de lumière qui filtrait sous la porte, en même temps j’ai entendu des voix… Tu te souviens du cabinet noir où nous jouions enfants, entre la chambre de ma mère et son petit salon ?
— Très bien.
— J’eus l’idée de m’y cacher et de me servir du trou, qui avait si souvent fait partie de nos jeux, pour regarder dans la pièce. Tu imagines ma surprise en voyant un homme en tenue de soirée, le visage recouvert d’un masque de caoutchouc gris. Il donnait des ordres d’une voix basse à un drôle de trio.
— C’est invraisemblable ! Que faisaient-ils ?
— D’après ce que j’ai pu saisir, ils ont supprimé un testament, et je ne serais pas étonné s’ils en avaient fait également disparaître l’auteur. Ils m’ont paru décidés à assassiner la fille du défunt, si l’on retrouvait une copie de cet acte… Il a été question d’un certificat… Je n’ai pas très bien compris.
— Charles, tu me fais marcher ? Tu es sûr que tu n’as pas abusé des vins généreux du Luxe et que tu n’as pas rêvé ?
— J’étais parfaitement lucide, je t’assure.
— Quel dommage que je n’aie pas été là ! Qu’as-tu fait ? Tu es sorti de ta cachette comme un diable et tu les as tous assommés ?
— Non, j’ai continué à écouter, répondit Charles, et il commença à faire un compte rendu minutieux de tout ce qu’il avait vu et entendu ; mais comme il était obligé de laisser de côté la présence de Margaret, il finissait par paraître un véritable imbécile aux yeux de son ami.
— Comment ! Tu n’as rien fait ? s’écria Archie, incrédule.
— Non.
— Alors, tu les as laissés partir et tu as appelé la police ?
— Même pas, avoua Charles, non, je ne l’ai pas prévenue.
— Pourquoi, grands dieux ?
— Parce que je ne le désirais pas.
Il s’arrêta un instant.
— En réalité je connaissais l’un d’entre eux et j’ai préféré ne pas mêler la police à cette mystérieuse affaire.
— C’est fou ! s’exclama Archie, stupéfait. Fort heureusement, il est rare de trouver un ancien camarade complice d’un projet d’assassinat… Tu le connais bien ?
— Suffisamment.
— J’espère que vous êtes assez intimes pour que tu lui conseilles de changer de fréquentations ?
— C’est ce que j’ai l’intention de faire.
— Très bien. Maintenant, il faut s’occuper de la jeune fille. Je ne pense pas qu’ils aient l’intention d’exécuter leur criminel projet cette semaine ?
— Non, ils se contenteront de s’occuper de ce fameux certificat.
— Et tu ne sais vraiment pas qui il concerne ? D’après ce que tu m’as dit, ils vont essayer de le faire disparaître immédiatement. C’est dommage que tu ne saches pas quel est le nom de la jeune fille.
— Je n’ai entendu que son prénom : Margot…
Archie faillit renverser son café.
— Charles, tu te payes ma tête, elle ne s’appelle pas Margot ?
— Mais si.
— Parole d’honneur ?
— Parole d’honneur !
Archie s’appuya à la table, et demanda en baissant la voix :
— Tu es bien sûr que la jeune fille s’appelait Margot ?
— Absolument. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Parce que c’est le nom de l’héritière dont je te parlais tout à l’heure : Margot Standing… la fille du vieux Standing…