Charles Moray monta Sloane Street, la redescendit et finit par découvrir à la devanture d’une petite boutique un chapeau solitaire, perché au sommet d’un champignon, et tout à côté, sur un morceau de brocart ancien, une coupe remplie de pommes de pin dorées.
Le jeune homme s’éloigna et bientôt ne vit plus à travers le brouillard qu’une lumière diffuse provenant de la Sauterelle. Lueur suffisante, espérait-il, pour distinguer Margaret quand elle sortirait du magasin.
Il se rapprocha du reverbère et regarda sa montre : il était plus de six heures ; dans le brouillard qui devenait à chaque seconde plus dense, il traversa de nouveau la rue et se mit à faire les cent pas.
À six heures un quart, elle sortit. Charles venait de dépasser le magasin et n’avait pu la voir. Au moment où il se retournait pour remonter la rue, il aperçut une ombre qui disparaissait dans la brume…
Sans pouvoir s’en expliquer la raison, il savait que c’était Margaret. Il hâta le pas pour la rattraper.
Malgré la distance qui les séparait, la jeune fille lui semblait plus proche encore que naguère, quand il la serrait dans ses bras, si proche même qu’il avait l’impression de voir son âme à nu. Le masque tombait ! Tout le passé n’avait été qu’un mirage, et la vraie Margaret s’était toujours jouée de lui…
Le jeune homme s’était dit bien souvent qu’il serait très curieux de revoir son ancienne fiancée, mais jamais il n’avait pensé que dans cette première rencontre, depuis la rupture de leurs fiançailles, la colère l’emporterait sur tout autre sentiment. En effet, pendant qu’il marchait dans son sillage, une colère comme il n’en avait jamais ressenti montait en lui. Il était furieux contre Margaret parce qu’elle gagnait sa vie… furieux de la savoir mêlée à ce complot criminel, et plus furieux encore qu’elle eût conservé le pouvoir de l’intéresser à ce point. À sa colère se mêlait un violent désir de savoir ce qu’il y avait au fond de tout cela. Mais comment arriver à connaître la vérité ? L’explorateur qui sommeillait en lui était maintenant en éveil… Il lui fallait à tout prix éclaircir ce mystère…
Malgré lui, Charles hâta le pas, et quand la jeune fille fut arrivée sous la lampe à arc que le brouillard transformait en un léger nuage blanc, il l’aborda :
— Bonsoir, Margaret, fit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente.
Pour Margaret Langton, cette voix qui sortait des ténèbres la ramenait vers le passé… et quand Charles répéta son nom, elle se retourna, pareille à un fantôme auréolé d’un halo lumineux. Ce geste vif était bien le sien… La silhouette n’était qu’une ombre méconnaissable…
— Charles !…
Cette voix familière, incroyablement familière, comme s’il n’avait jamais cessé de l’entendre, eut l’étrange effet d’augmenter encore la colère du jeune homme.
— Charles… Comment osez-vous m’effrayer ainsi ?
— Vous ai-je fait peur ?
Margaret respirait avec peine :
— Je croyais être suivie, c’est une sensation horrible dans un tel brouillard.
— Je vous attendais depuis longtemps et j’ai failli vous manquer. Cet idiot d’Archie avait perdu votre adresse, c’est pourquoi j’ai essayé de vous joindre ici.
Ils marchèrent un moment en silence, laissant derrière eux la lumière tamisée du reverbère. La jeune fille parla enfin :
— Pourquoi étiez-vous si désireux de me retrouver ?
Il haussa les épaules :
— J’ai été longtemps absent, vous ne l’avez peut-être pas remarqué ? et quand on revient d’un long voyage, on est heureux de retrouver ses amis.
— Sommes-nous des amis ? J’aurais pensé que vous n’auriez aucun désir de me revoir.
Il retrouvait la Margaret d’hier, qui allait droit au but, sans ménagements. Charles saisit l’occasion au vol. Il souhaitait la frapper au cœur, la voir souffrir, la punir durement, aussi réussit-il à ne pas se départir de son ton indifférent :
— Pourquoi n’aurais-je pas envie de vous retrouver ? N’avons-nous pas été des amis de dix ans avant d’être des fiancés ? Dix ans d’amitié, et six mois de fiançailles… Ces fiançailles rompues n’ont été qu’un épisode facile à oublier. Qu’en pensez-vous ?
Aucune femme n’aime à s’entendre dire qu’elle n’a été qu’un épisode dans la vie d’un homme. Charles se rendit compte qu’il l’avait profondément blessée.
La voix pleine de rancune elle reprit :
— Comment pourrions-nous être amis ? Il n’est pas possible que vous le désiriez !
— Pourquoi pas ? Vous n’êtes pas moderne pour deux sous ! Tout passe !… Vous ne vous attendiez pas, je pense, à me voir réapparaître en amoureux transi, au bout de quatre ans ?… Sur le moment, j’ai eu un peu de peine, naturellement, mais on ne peut pas pleurer toute sa vie…
Il s’arrêta un instant, puis continuant à retourner le couteau dans la plaie :
— J’avais très envie de vous voir, mais j’étais persuadé que vous étiez mariée.
— Que j’étais mariée ?
— Évidemment, je ne pouvais pas croire que vous m’aviez abandonné simplement pour vous amuser ; vous deviez forcément en aimer un autre !
Margaret le fixa, la tête haute :
— Dites-vous cela pour me blesser, ou le croyez-vous réellement ?
— Peut-être les deux ! répondit-il en riant. En tout cas, votre mariage ne faisait pas de doute pour moi…
— Oh ! fit Margaret, ne pouvant réprimer un mouvement de colère.
— Voyons, continua Charles, je vais vous faire une proposition. Voulez-vous que nous mettions de côté « l’épisode de nos fiançailles » et que nous revenions à l’ancienne amitié ? Sinon, je croirai que ma présence est pour vous une cause de remords.
— Ne pensez-vous pas que simplement cela m’ennuie ? dit-elle de plus en plus montée.
— Je vous avoue que non. Nous pourrions nous battre comme des chiffonniers, nous haïr mortellement, mais nous ne parviendrons pas à être ennuyés l’un par l’autre. Quand puis-je venir vous voir ?
— Jamais.
— Ce serait peut-être trop douloureux pour vous ?
Elle ne répondit pas. Charles entendait sa respiration haletante… Il continua sur un ton de banale amabilité :
— Je vous propose de revenir au temps passé, à celui qui a précédé nos fiançailles. Vous aviez dix ans, vous rappelez-vous, quand vos parents se sont installés George Street ? À cette époque, vous ne mâchiez pas vos mots ! Pourquoi ne faites-vous pas de même aujourd’hui ? Pourquoi ne pas parler franchement ? Pourquoi ne pas me dire tout ce que vous avez sur le cœur ?
Margaret continuait à garder le silence. Elle marchait sans tourner la tête, à côté de Charles. Le jeune homme regrettait que le brouillard opaque l’empêchât de distinguer nettement le visage de sa compagne. Au bout de quelques instants, il reprit :
— Sans doute, ne trouvez-vous rien d’assez désagréable à me dire ?
Elle demeura silencieuse.
— Voyons, quand puis-je venir vous voir ?
Mais la jeune fille continuait à ne pas répondre. Après avoir traversé Basil Street, noire et humide, ils se trouvèrent sur une place éclairée :
— Autrefois, vous ne boudiez jamais, dit Charles d’un air pensif.
Margaret Langton se tourna brusquement vers lui, comme une écolière en colère :
— Comment osez-vous me dire cela ?
« Touché ! Enfin ! » pensa-t-il enchanté, puis il ajouta à haute voix :
— Pardon, je me conduis comme un goujat, voilà le résultat de quatre années passées loin de toute présence féminine.
Ils atteignirent bientôt Knightbridge, il faisait de nouveau sombre, les phares des voitures étaient à peine visibles et les bruits du trafic leur arrivaient étouffés par le brouillard.
Avant de s’engager sur la chaussée, Charles s’arrêta un instant, mais Margaret n’hésita pas et continua de marcher droit devant elle. Aussi, quand le jeune homme voulut poursuivre sa route, il ne la revit plus : elle avait été happée par le brouillard.
Il se précipitait à sa recherche quand il entendit une voix rauque hurler : « Faites donc attention ! » Au même instant, une voiture lui heurta violemment l’épaule avec son rétroviseur et ce fut avec un réel soulagement qu’il atteignit le terre-plein central. Celui-ci était noir de monde et sous la lumière éclatante de la lampe à arc, il était facile de reconnaître son voisin. Dans l’espoir de retrouver Margaret, Charles allait de l’un à l’autre… Il bouscula plusieurs personnes, piétina de nombreux pieds… elle n’était pas sur le terre-plein. Devant lui se trouvait un homme portant un complet de serge bleue, avec un cache-nez kaki, comme ceux que les marraines de guerre tricotaient pour leur filleul en danger. Charles se demandait où il avait déjà vu ce costume bleu et ce cache-nez, lorsqu’une pensée traversa son cerveau comme un éclair : c’était dans le cabinet noir de Thorney Lane, le soir où, dissimulé, il avait assisté, plein de curiosité et de colère, à l’étrange complot criminel ! Cet homme était le numéro 40, le gardien sourd qui ouvrait la porte aux visiteurs du Masque Gris.
En passant près de lui, Charles le bouscula violemment dans l’espoir de voir son visage, et murmura machinalement :
— Pardon.
L’inconnu le regarda étonné :
— Il n’y a pas de mal, répondit-il.
Le jeune homme stupéfait fixait curieusement la figure large et fraîchement rasée qu’il avait devant lui.
Le numéro 40 était sourd, or cet individu l’avait parfaitement entendu s’excuser… Ce n’était donc pas le numéro 40, puisque le Masque Gris avait assuré qu’il n’entendait rien.
Et pourtant, plus Charles y réfléchissait, plus il était certain que ses yeux ne l’avaient pas trompé… Il se mit donc à suivre l’homme au vêtement bleu et au cache-nez kaki. Celui-ci l’emmena dans une rue sombre, où il monta dans l’autobus de Hammersmith.