12

Hilary s’assit sur le bras d’un grand fauteuil recouvert de cuir. Elle était contente de s’asseoir, mais cela la mit dans une situation d’infériorité, car Henry resta debout. Appuyé contre le manteau de la cheminée, il fixait en silence un point au-dessus de sa tête. Rageant. Parce que s’il était impossible d’empêcher Henry de parler – il se contentait de hausser la voix et continuait à avancer ses opinions –, quand on désirait qu’il parle, comme à l’instant, il se butait dans un silence de pierre et regardait au-dessus de votre tête.

— Arrête avec ça ! s’écria-t-elle d’une voix plutôt essoufflée.

Henry lui jeta un regard et détourna aussitôt les yeux. « Comme si je n’étais qu’un moucheron ! » songea Hilary.

— Je te demande pardon ? dit-il.

Hilary oublia ses genoux tremblants et sauta sur ses pieds.

— Henry, je n’admets pas que tu me parles de cette façon ! J’avais quelque chose à te dire, mais si tu joues les étrangers qui font des manières, je m’en vais !

Henry continua à éviter son regard. Elle comprit qu’il expliquait, d’une voix sourde, qu’il n’était pas un étranger qui faisait des manières, et, en son for intérieur, Hilary sourit et entendit la petite comptine suivante :

Henry est tout sauf un homme du monde,

Et quand il s’y essaye, il est carrément immonde.

Elle revint à l’instant présent alors qu’il demandait ce qu’il pouvait faire pour elle, mais, brusquement, elle le fusilla du regard et elle s’entendit répondre :

— Rien. Je m’en vais !

Henry fut le premier à la porte. Il s’y adossa et protesta :

— Pas question que tu partes.

— Ce n’était pas mon intention… je veux parler. Mais il faudrait que tu te montres raisonnable.

— Je suis tout à fait raisonnable, assura Henry.

— Alors viens t’asseoir. J’ai vraiment besoin de parler et je ne peux pas si tu me toises du haut de ton donjon.

Il se tassa dans un autre fauteuil en cuir. Ils étaient si proches que si elle s’était assise dans le fauteuil plutôt que sur le bras de celui-ci, leurs genoux se seraient touchés. Elle bénéficiait maintenant d’un léger avantage, car, étant donné sa position, c’est elle qui baissait les yeux et lui qui devait les lever. Elle songea que cette situation lui convenait tout à fait, mais elle doutait fort qu’elle puisse devenir permanente. Même maintenant, Henry ne la regardait pas. Et s’il ne voulait plus la regarder… et s’il n’avait vraiment plus envie de la regarder… C’était une pensée très difficile à accepter.

Soudain, elle se mit à regretter d’être venue. Et c’est alors qu’Henry demanda, avec une certaine rudesse :

— Est-ce que tu as un problème ?

Un sentiment nouveau, réconfortant, s’empara d’Hilary. Quand Henry parlait ainsi, il se sentait concerné, et dans ce cas, tout irait bien. Elle fit oui de la tête et expliqua :

— C’est de cela que je veux te parler. Il est arrivé certaines choses et je ne peux pas en parler à Marion, ça la traumatiserait, mais je sens que je dois me confier à quelqu’un, parce que c’est très, très, très important, bien sûr, et j’ai pensé que puisque nous… nous… nous étions amis… si je pouvais te parler, tu me dirais comment agir par la suite.

Et voilà ! Henry devait être aux anges… Les femmes, c’est ainsi qu’il les aimait, dociles et féminines. En théorie du moins, mais, dans la vie, cela devait l’ennuyer.

Henry aimerait bien que sa femme soit docile

S’il pouvait en changer comme d’une chose futile.

Henry s’anima un peu.

— Tu ferais mieux de m’en parler. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien.

Hilary secoua la tête, mélancolique.

— Sauf que je suis montée par erreur dans le mauvais train… et ce n’était pas ma faute. J’ai… parce que j’ai vu quelqu’un… qui m’a fait peur, alors je suis montée par erreur dans un train pour Ledlington et j’ai mis un bon moment à m’en rendre compte.

— Quelqu’un t’a effrayée ? Comment ça ?

— Il m’a lancé un regard furieux. C’est très perturbant, pour une jeune fille sensible, d’être regardée de cette manière sur un quai de gare.

Henry lui décocha un coup d’œil suspicieux.

— Où veux-tu en venir ?

— À toi, dit Hilary, et c’est de justesse qu’elle parvint à ne pas dire : « chéri ». Tu n’as pas idée du regard méchant que tu m’as jeté… du moins je l’espère, parce que c’est bien pire si c’était intentionnel. Mais ça m’a complètement anéantie et, le temps de m’en remettre, j’étais dans un compartiment désert, dans un train pour Ledlington, avec Mrs. Mercer dans un coin, qui essayait de ne pas piquer une crise de nerfs et qui commençait à m’attraper par le bas de mon manteau et à se confier à moi, sauf que j’ignorais que c’était Mrs. Mercer, sinon, je l’aurais encouragée à m’en dire plus.

— Mrs. Mercer ? fit Henry d’une voix plus qu’étrange.

Hilary hocha la tête.

— Alfred Mercer et madame. Tu ne t’en souviens pas parce que tu étais retourné en Égypte avant le procès… le procès de Geoff… l’affaire Everton. Les Mercer, c’est le couple qui travaillait au service de James Everton, et ils ont été les témoins clefs de l’accusation… Le témoignage de Mrs. Mercer a failli faire pendre Geoff. Et, dans le train, elle m’a reconnue et s’est mise à pleurer et à me raconter des choses très bizarres.

— Quel genre de choses, Hilary ?

Henry avait abandonné ses airs supérieurs et offensés. Il parlait d’une voix impatiente et son débit s’accélérait.

— Eh bien, c’était à propos de Marion et du procès, et le tout avec force sanglots, pleurnichements et regards mouillés. Elle m’a raconté une drôle d’histoire, comme quoi elle aurait essayé de voir Marion au cours du procès. À l’entendre, elle s’était rendue à la maison où elle logeait et avait essayé de la voir. Je la cite : « Mademoiselle, je veux bien mourir sur place si je mens, mais c’est la vérité, j’ai essayé de la voir. » Puis elle a dit qu’elle avait échappé à la surveillance de son mari. Enfin, dans une sorte de murmure effrayé, des choses comme : « Si elle m’avait vue. » Mais elle n’a pu la voir car elle se reposait. Pauvre Marion, elle était à moitié morte à l’époque… personne n’aurait pu l’approcher… Mais, à cause de cela, Mrs. Mercer semblait bouleversée. Elle a fini par dire que son mari était arrivé et qu’elle n’avait plus jamais eu d’autre occasion. Il y a veillé, a-t-elle précisé.

Pour la première fois, Henry la regardait bien en face.

— C’était vraiment Mrs. Mercer ?

— Pas de doute. Je l’ai reconnue aussitôt sur une photo que m’a montrée Marion. C’était Mrs. Mercer, sûr et certain.

— À quoi ressemblait-elle ?

— Tu veux que je te la décrive ?

— Non… non. Je veux savoir ce qu’elle paraissait ressentir. Tu as dit qu’elle avait une crise de nerfs. Est-ce qu’elle était consciente de ses paroles ?

— Oh oui, je crois bien que oui… j’en suis même sûre. Quand je parle de crise de nerfs, ça ne signifie pas qu’elle hurlait comme une folle. Elle était totalement bouleversée, tu sais… Elle pleurait, elle sanglotait et elle tremblait de tous ses membres, et puis elle parvenait momentanément à se calmer, avant une nouvelle crise.

— Quelque chose la préoccupe… énonça lentement Henry.

Puis, avec pas mal d’emphase :

— Il ne t’est pas venu à l’esprit qu’elle était peut-être folle, n’est-ce pas ?

— Non… non, pas du tout… pas après les premières minutes. Au tout début, oui, à cause de la façon qu’elle avait de me fixer, et quand elle m’a lancé qu’elle me connaissait, et des choses comme : « Dieu merci, il ne vous a pas reconnue » et « Sinon, il ne serait jamais sorti ».

— Il ?

— Mercer. Il était sorti dans le couloir. Je… je regardais par la fenêtre, et quand je me suis tournée, j’ai vu un homme qui se levait et qui sortait. J’étais en train de me remettre de mes émotions, tu sais… de ce que j’avais ressenti sur le quai, à cause de ce regard si méchant que tu as eu… et je n’avais pas prêté attention aux occupants du compartiment, mais quand je me suis sentie mieux, et que je me suis retournée, l’homme sortait dans le couloir et la femme me dévisageait. À ce moment, oui, pendant une minute, une minute et demie, j’ai cru qu’elle était folle.

— Pourquoi ?

— Pourquoi j’ai d’abord cru qu’elle était folle, ou pourquoi, après coup, je ne l’ai plus pensé ?

— Les deux.

— Disons qu’au début je l’ai crue folle à cause de sa manière de me regarder et de me lancer son « Dieu merci »… tout le monde aurait pensé comme moi. Mais, quand j’ai découvert qu’elle me connaissait réellement, parce qu’elle m’avait vue au procès avec Marion, et qu’elle était dans un tel état d’énervement et d’émotion à cause du chagrin effroyable qu’elle éprouvait pour Marion, et dont elle n’arrivait pas à se débarrasser, je n’ai plus du tout pensé qu’elle était folle. C’est le genre de personne qui s’étouffe de douleur dès qu’un être cher a des ennuis, c’est ce que je me suis dit, mais quand j’ai su qui elle était, tous les trucs bizarres qu’elle m’avait racontés me sont revenus, et je suis devenue curieuse.

— Curieuse de savoir si elle était folle ?

— Non… curieuse de savoir où elle voulait en venir.

Henry se pencha en avant, le coude appuyé sur un genou et le menton dans la main.

— Bon, tu as dit toi-même que son témoignage a failli faire pendre Geoffrey Grey.

— C’est vrai. Tu sais, elle était à l’étage en train d’ouvrir le lit de Mr. Everton, et elle jure qu’une fois redescendue, elle a entendu des voix dans le bureau, des voix qui se disputaient, selon elle. Elle a eu peur, elle s’est approchée de la porte pour écouter et elle affirme avoir alors reconnu la voix de Geoffrey. Puis, toujours selon elle, elle a pensé que tout allait bien, et elle s’éloignait quand elle a entendu la détonation. Elle a hurlé et Mercer s’est précipité de son office où il astiquait l’argenterie. La porte du bureau était fermée à clef, et quand ils ont cogné dessus, Geoff a ouvert de l’intérieur et il tenait le pistolet à la main. C’est un témoignage accablant, Henry.

— Et Grey, quelle est sa version ?

— Son oncle lui a téléphoné à huit heures du soir pour lui demander de venir sur-le-champ. Il n’était pas du tout dans son asssiette. Geoff est parti et a dû arriver sur place entre huit heures et quart et huit heures vingt. Il est entré dans le bureau en passant par la porte vitrée qui était ouverte. Selon lui, son oncle était couché en travers du bureau, le pistolet était par terre, devant la porte. Il dit l’avoir ramassé, puis avoir entendu hurler dans le vestibule et les Mercer qui cognaient à la porte. Quand il a compris qu’elle était fermée à clef, il l’a ouverte et les a fait entrer. Sur la poignée et le pistolet, on n’a retrouvé que ses seules empreintes.

— Je m’en souviens, fit Henry.

Puis il dit ce qu’il s’était interdit de dire au cours des six mois qu’avaient duré leurs fiançailles :

— C’est un témoignage on ne peut plus concluant. Qu’est-ce qui te fait penser que ce n’est pas lui ?

Hilary s’empourpra. Elle claqua violemment des mains et lança, dans un élan de sincérité évident :

— Ce n’est pas lui… ce n’est absolument pas lui ! C’est impossible ! Je le connais, Geoff, crois-moi.

Quelque chose chez Henry fut sensible à cette loyauté indéfectible. On aurait dit un vent de trompettes. Le roulement des tambours lors d’une parade. Cela fouettait le sang et vous transportait. Mais Hilary aurait été capable de siffloter d’aise si elle se rendait compte qu’elle venait de l’émouvoir. Il fronça quelque peu les sourcils et demanda :

— Marion en est-elle aussi sûre que toi ?

Le visage d’Hilary pâlit aussi vite qu’il s’était enflammé. Elle n’en était pas sûre, la pauvre Marion… elle n’en était pas sûre. Elle était trop anéantie par le chagrin pour en être convaincue. Un œil glacial, né de ses propres terreurs, l’observait et la trahissait au plus profond de son être.

Hilary détourna les yeux et affirma, avec un courage tranquille :

— Ce n’est pas Geoff le coupable.

— Qui alors ?

— Mrs. Mercer le sait, répondit Hilary.

Elle fut si surprise par les paroles qu’elle venait de prononcer qu’elle en trembla. Elle ignorait qu’elle allait prononcer ces mots. Elle ne savait même pas qu’elle le pensait.

— Pourquoi dis-tu ça ? demanda vivement Henry.

— Je n’en sais rien.

— Tu dois savoir. Tu ne peux pas te permettre de dire une chose pareille sans avoir une bonne raison.

Henry était remonté sur ses grands chevaux. Sa façon de la fouler aux pieds eut un effet revigorant sur Hilary. Peut-être épouserait-elle Henry, peut-être pas, mais il était tout à fait exclu de se laisser piétiner ainsi. Elle redressa le menton et lança :

— Si, je peux. Je ne sais pas pourquoi je l’ai dit, ça m’est venu comme ça, voilà tout. Je n’ai pas pensé « Mrs. Mercer le sait » avant de le dire à haute voix… Je l’ai dit, un point c’est tout, et, ensuite, j’ai été certaine qu’elle savait. C’est ainsi que mon esprit fonctionne – des choses auxquelles je n’ai jamais pensé surgissent dans mon esprit, puis, quand je commence à y réfléchir, il se trouve qu’elles sont vraies.

Henry redescendit lourdement sur terre. Elle était si drôle quand elle parlait ainsi, le visage en feu, l’œil scintillant comme celui d’un oiseau et ses petites boucles brunes sautillant telles des flammèches sous son drôle de chapeau. Il aurait fallu la secouer, il aurait fallu l’embrasser, mais cela ne l’empêcha pas de lui rire au nez.

— Tu peux toujours rire ! fit-elle.

Pourtant, en son for intérieur, elle aussi riait, et elle chantonnait un petit air joyeux, car comment pouvait-on continuer à se quereller quand on avait partagé un rire complice ? Impossible. Et elle en avait vraiment par-dessus la tête de ces disputes avec Henry.

— Tu es une vraie cinglée ! fit Henry, abandonnant ses manières ampoulées.

Hilary secoua la tête et mordit le coin inférieur de sa lèvre. Elle ne voulait pas céder au rire devant Henry – pas encore.

— Tu dis cela parce que, toi, tu en es incapable, voilà tout. Et tu as une terrible propension à être jaloux… je t’en ai déjà parlé… et si jamais tu dois te marier, il faudra que tu t’en méfies, parce qu’elle pourrait soit te plaquer, soit devenir une chiffe molle, vu que tu l’aurais réduite à rien en lui collant un complexe d’infériorité qui ne ferait qu’empirer.

Le regard d’Henry s’attarda sur elle avec une nuance quelque peu dérangeante. C’était le Henry qui, tout en vous examinant d’un air moqueur, pouvait soudain faire battre fort votre cœur.

— Je n’ai rien remarqué qui puisse le laisser supposer, dit-il.

— Oh, moi, je suis du genre à plaquer les types, rétorqua Hilary, et une étincelle de défi s’alluma quand elle croisa son regard.

Henry ne dit mot. Il n’avait pas l’intention de se laisser entraîner sur ce terrain. Il continua à l’observer et, paniquée, Hilary se rabattit sur Mrs. Mercer.

— Écoute, Henry, si tu ne crois pas au témoignage de Mrs. Mercer… et moi je n’y crois pas… eh bien, elle doit savoir qui est le coupable. Elle n’irait pas raconter tous ces mensonges pour s’amuser… parce qu’elle ne s’amusait pas, elle était terriblement, terriblement mal dans sa peau… ou pour faire du mal à Geoff, parce qu’elle était excessivement, excessivement malheureuse à cause de Geoff et de Marion. Alors, à supposer qu’elle ait menti… et j’en suis sûre… elle l’aura fait pour protéger quelqu’un. Et nous devons savoir de qui il s’agit… Ce n’est pas plus compliqué que ça.