13

Toute moquerie disparut du regard d’Henry et il fronça les sourcils. Cela n’était pas destiné à Hilary mais trahissait plutôt sa perplexité devant le couple Mercer, l’affaire Everton et le problème que posait la reconstitution d’une aiguille brisée en quatre dont les morceaux étaient dispersés dans plusieurs bottes de foin. Si Hilary trouvait passionnant de se lancer dans un jeu de piste pour retrouver l’assassin, il y avait un hic : son opinion à lui, pour ne pas dire sa conviction, était que l’assassin était déjà connu et expiait maintenant son accès de colère meurtrier contre l’oncle qui l’avait écarté de son testament. Selon lui, et cela ne datait pas d’hier, Geoffrey Grey s’en était tiré à bon compte et pouvait s’estimer heureux de ne pas avoir été pendu.

Le régiment d’Henry se trouvait alors en Égypte, et, après une permission très agréable dans le Tyrol, il était retourné au Caire. James Everton avait été abattu deux jours avant la fin de sa permission. À l’époque, Henry s’inquiétait d’abord d’amener Hilary à considérer l’éventualité de leurs fiançailles dans l’optique qui était la sienne. Mais leurs divergences à ce propos finirent plus ou moins par les séparer, Henry affirmant qu’ils étaient fiancés, Hilary se récriant que c’était vieux jeu. Des bribes du procès lui parvinrent en Égypte. Hilary lui envoya un courrier volumineux s’y rapportant, courrier dans lequel elle exprimait un point de vue très personnel et partisan, mais, en fait, il n’avait jamais été mis au courant des preuves à charge. Il accepta le verdict, en fut très chagriné pour Marion, et attendit patiemment de pouvoir rentrer chez lui et d’épouser Hilary. Maintenant qu’il l’avait retrouvée, elle n’avait pas la moindre intention de l’épouser et voulait l’entraîner dans une tentative aussi hasardeuse que vaine pour faire rouvrir le dossier de l’affaire Everton. Il réagit avec autant d’obstination que de naturel, concentra son froncement de sourcils sur Hilary et déclara, aussi autoritaire qu’à son habitude :

— Tu ferais mieux de laisser tomber… l’affaire est close.

Hilary claqua de nouveau des mains.

— Pas du tout… c’est impossible ! Elle ne sera pas close avant que le véritable assassin soit sous les verrous et Geoff à l’air libre… Plus j’y réfléchis, plus je suis persuadée, intimement persuadée que Mrs. Mercer connaît son nom. Henry, c’est un pressentiment !

Mot qui ne fit qu’accentuer le froncement de sourcils d’Henry.

— À quoi bon parler comme ça ? Tu as dit toi-même qu’au premier abord tu avais eu l’impression que cette femme était folle. Je ne veux pas dire une folle furieuse, mais une personne morbide, hystérique. Si elle avait de l’affection pour les Grey, elle ne pouvait qu’être marquée par son témoignage contre Geoffrey. Dans tout ce que tu m’as raconté, je ne vois rien d’intéressant, hormis le fait qu’après avoir témoigné elle a sans doute voulu s’introduire chez Marion pour avoir une petite explication.

— Non, dit Hilary, non. Non, ce n’était pas la raison. Il y avait quelque chose qui la minait… j’en suis sûre. Pourquoi a-t-elle dit : « Si seulement je l’avais vue » ?

— Les hystériques savent-elles ce qu’elles disent ?

— Et pourquoi a-t-elle dit des choses comme « Je n’ai pas pu avoir une autre occasion… il y a veillé », sans parler de tout ce qu’elle a raconté sur le fait que, Dieu merci, Mercer ne m’avait pas reconnue, car il ne nous aurait jamais laissées seules ensemble. Pourquoi a-t-elle dit ça ?

Henry haussa les épaules.

— Si tu es marié avec une foldingue, tu fais de ton mieux pour l’empêcher d’embêter le monde… Je ne vois rien de particulier là-dedans. Crois-moi, elle est vraiment dérangée.

— Je détesterais être mariée à Mercer, dit Hilary.

Henry éclata de rire.

— Hilary, tu es vraiment…

Hilary le regarda d’un air attendri qu’il lui avait fallu beaucoup de temps et de peine pour mettre au point. Elle imitait en cela le jeu d’une vedette de cinéma et voulait savoir quel effet cela aurait sur Henry. Cela sembla ne lui faire ni chaud ni froid et, comme elle sentait qu’elle allait finir par loucher, elle laissa filtrer dans ses yeux une étincelle de colère bien naturelle.

Henry, quand vous lui faites les yeux doux

Il fait celui qui n’a rien vu du tout,

lui souffla son petit génie, tel un moustique cherchant à piquer au vif, férocement. L’étincelle de colère se transforma en un éclair brillant… Henry n’était qu’une brute, rien qu’une brute. Dans le film qu’elle avait vu, l’homme avait fondu sur place. Non, faire les yeux doux à Henry, c’était vraiment perdre son temps, et même s’il était le dernier mâle vivant à Londres, elle refuserait de l’épouser. Elle aurait presque préféré Mercer. Non, jamais de la vie. Elle en eut froid dans le dos et elle s’empressa d’ajouter :

— Tu vois ce que je veux dire. Cela suffirait à conduire n’importe qui dans un asile, voilà ce que je pense.

— Tu es donc d’accord, elle est folle.

— Non. Et plus Mercer aura tendance à me suivre et à évoquer sa folie toutes les deux phrases, moins j’aurai envie de le croire.

Henry se leva.

— De quoi parles-tu ?

— De Mercer. Henry, il s’appelle Alfred, n’est-ce pas horrible ?

— Hilary… est-ce qu’il t’a suivie ?

Elle fit oui de la tête.

— Oui, mon cher… je te l’ai dit… un vrai crampon. Il me semble bien qu’il m’a suivie de Solway Lodge à Pinman’s Lane, où j’ai trouvé un bus, et tout ce temps il n’a pas cessé de me parler, notamment de Mrs. Mercer, qui n’aurait pas eu toute sa tête, et après qu’il l’eut répété plus de six fois, j’ai commencé à m’interroger.

Henry s’assit sur le bras du fauteuil, près d’elle. Il y avait juste la place pour deux.

— Parce que c’était vrai, peut-être, fit-il remarquer.

— Ou peut-être parce que ça ne l’était pas.

Leurs épaules se touchaient. Elle tourna les yeux vers lui, un soupçon de méfiance dans le regard, prête à l’affronter. Mais Henry avait abandonné son point de vue. Il lui mit un bras autour des épaules, comme si de rien n’était, à croire qu’ils étaient restés fiancés.

— C’est bizarre, dit-il.

— Quoi donc ?

— Cette façon qu’il a eue de te suivre, Mercer.

Hilary approuva de la tête. Le bras d’Henry faisait un dossier solide, quelque chose d’agréable contre quoi s’appuyer.

— Il doit avoir découvert que j’étais dans le train, poursuivit-elle. J’imagine qu’il l’aura obligée à parler, la pauvre. Et comme il n’était pas sûr de ce qu’elle m’avait dit, il voulait s’assurer que, peu importe ce qu’elle avait raconté, je ne le croirais pas. Et puis, s’il avait pu me persuader qu’elle était folle… Henry, est-ce que tu comprends ?

Henry resserra son étreinte.

— Je ne sais pas… elle est peut-être vraiment folle, dit-il. Mais c’est bizarre… Est-ce que c’est aujourd’hui qu’il t’a suivie ?

— À l’instant… juste avant que j’arrive. Pourquoi cette question ?

— Eh bien, c’est drôle qu’il t’ait dit ça aujourd’hui, au moment même, ou peu s’en faut, où Bertie Everton en faisait autant avec moi.

Hilary pivota sur elle-même si brusquement qu’elle serait tombée si Henry ne l’avait pas soutenue.

— Hé… ne tombe pas !

— Bertie Everton ! s’exclama-t-elle, ne tenant aucun compte de son geste.

— C’est ce que j’ai dit. Il sortait quand tu es arrivée. Tu ne l’as pas vu ?

— Évidemment… il n’est pas du genre à passer inaperçu. Est-ce qu’il t’a raconté que Mrs. Mercer était dérangée ?

— Plusieurs fois… tout comme Mercer avec toi.

— Henry, tu n’es pas en train d’essayer de me mener en bateau, ou de me jouer un de tes tours ? Parce que si jamais…

— Oui, quoi ? demanda Henry, intéressé.

Hilary le regarda en plissant le bout de son nez.

— Je ne sais pas, mais je commencerai sans doute par ne plus jamais t’adresser la parole.

— Cela te donnera tout le temps voulu pour te demander quoi faire ensuite ! Très bien, ça ne me dit rien pour une fois, et je n’essaye pas de te monter un bateau.

— Bertie Everton est donc venu te voir dans le but de t’apprendre que Mrs. Mercer était dérangée ?

— À première vue, non… ce n’était pas aussi direct. Il connaissait le vieux Henry Eustatius – il lui aurait acheté une série de fauteuils Chippendale et il faisait de la broderie pour les housses des coussins… du petit point* ou quelque chose dans le genre. Comme j’avais peur qu’il ne découvre la minceur de mes connaissances en ce domaine, le petit point, n’est-ce pas, j’ai essayé de l’orienter vers la porcelaine… Je me suis pas mal usé les yeux sur le sujet ces jours-ci… Et il a lâché un « Oh, oui » suivi d’un « tout à fait ». C’est alors qu’il t’a mentionnée, demandant si tu étais une amie à moi, et j’ai dit « Oui »… Ce qui n’était pas exactement la vérité, bien sûr.

Henry marqua alors une pause. Il était clair qu’il cherchait à provoquer l’une des trois réactions suivantes chez Hilary : soit elle éclatait en larmes, soit elle le contredisait, soit elle tombait dans ses bras.

Hilary ne réagit d’aucune de ces trois manières. Son visage se colora vivement et elle lui tira la langue.

Henry fronça les sourcils et continua comme si de rien n’était.

— Ensuite, il me semble qu’il m’a amené à prononcer le nom de Marion. Dès lors, ça a coulé tout seul. Il a été question du côté déplaisant du drame pour la réputation de toute la famille, un peu du caractère de Geoffrey, et puis de Mrs. Mercer, manière de dire que tout le monde aimait Geoff, et puis il a fait cette remarque : « La gouvernante de mon oncle ne s’est jamais remise d’avoir dû témoigner contre lui. Je crois qu’elle en a perdu la boule. » Ensuite, un petit aparté sur cette grande jarre bleue dans la boutique, et retour rapide de Mrs. Mercer sur la scène, et il m’a dit comme il était étrange qu’elle soit tellement bouleversée par l’affaire Everton. « Elle ne peut penser ou parler de rien d’autre », disait-il, « c’est pas de chance pour son mari, vous voyez un peu. » Enfin, un petit discours pour vanter la grande dignité de Mercer, puis quelques mots sur la jarre bleue. À ce moment tu es arrivée et il est parti. Voilà.

— Hum… fit Hilary.

Elle commença à se balancer doucement d’arrière en avant. Elle aurait voulu qu’Henry suive le mouvement, mais il n’en avait pas l’intention. Son bras était aussi ferme qu’un pied-de-biche mais heureusement pas aussi dur. Elle cessa de se balancer et se mit à évoquer le cas Bertie Everton, avec sérieux, et une certaine tristesse.

— C’était vraiment le meurtrier idéal, si seulement il n’avait pas eu d’alibi. Ces alibis, quelle plaie, tu ne crois pas ?

— Mais de quoi parles-tu ?

— De Bertie Everton, bien sûr.

— Il a un alibi ?

— Une douzaine, dit Hilary. Il ne sait tout bonnement plus où les mettre. Et le plus fort, Henry, c’est qu’il en avait un sacré besoin, car ce pauvre James venait justement de rédiger un testament en sa faveur alors qu’ils ne se parlaient pour ainsi dire plus depuis des lustres. Bertie avait donc un mobile très sérieux. Mais il ne suffit pas d’avoir tous les mobiles du monde, encore faut-il être capable de tuer quelqu’un à Putney quand on se trouve à Édimbourg.

— Et Bertie était à Édimbourg ?

Hilary hocha la tête, découragée.

— Tout un tas de monde jure qu’il était au Caledonian Hotel. James a été abattu vers huit heures, le soir du 16 juillet. Bertie avait dîné avec lui la veille, le soir du 15 – à peu près vingt-quatre heures trop tôt pour être l’assassin. Ensuite, il est monté dans un train à King’s Cross et est arrivé à temps au Caledonian Hotel pour prendre son petit déjeuner en milieu de matinée, le 16. À partir de ce moment, et jusqu’à seize heures quinze, la moitié de l’hôtel semble l’avoir aperçu. Il s’est plaint de la sonnette d’appel de sa chambre, la femme de chambre l’a vu rédiger son courrier, et, peu après seize heures, on le rencontre à la réception, où il attend un coup de téléphone. Ensuite, il est sorti et a un peu forcé sur la boisson. La femme de chambre l’a revu vers vingt heures trente, parce qu’il a sonné pour commander des biscuits, et encore une fois le lendemain matin à neuf heures, quand elle lui a servi son thé. Si tu sais comment il a bien pu tuer ce pauvre James, je te prie de me le dire. J’ai passé la plus grande partie de la nuit d’hier à relire de bout en bout les deux rapports, d’enquête et d’audience, et je ne vois pas qui aurait pu commettre le meurtre, hormis Geoff. Aujourd’hui, j’ai déniché la femme de ménage qui travaillait à Solway Lodge, et ce qu’elle m’a dit est encore plus accablant. Pourtant, je suis sûre que ce n’était pas Geoff. Henry, j’en suis sûre, j’en suis sûre, j’en suis sûre !

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? s’empressa de demander Henry.

— Je ne peux pas te le répéter… je ne peux pas, parce que je l’ai obligée à me parler, alors je ne peux rien dire, à personne.

— Hilary, dit Henry avec une véhémence certaine, tu dois laisser tomber ! Tu ne fais que remuer la boue et Marion ne t’en sera pas reconnaissante. À quoi penses-tu que tu es en train de jouer ?

Elle s’écarta de lui et se remit debout.

— Je veux découvrir ce que cache Mrs. Mercer.

— Abandonne ! dit Henry, se levant à son tour. Laisse les choses se calmer. Tu ne seras utile ni à Geoff ni à Marion ! Laisse tomber !

— Cela m’est impossible, s’obstina Hilary.