16

Hilary prit le train de quatorze heures pour Ledlington. Elle s’installa dans un compartiment occupé par un couple d’amoureux, une jolie fille et une femme encombrée de neuf paquets. Du moins auraient-ils dû être neuf, mais il apparut bientôt qu’ils n’étaient que huit. Le train était parti et la dame en était réduite à fouiller partout sur les banquettes, et au-dessous, avec une mine vaguement désolée et en s’excusant de plus belle. Hilary participa aux recherches, la jolie fille lisait un roman à l’eau de rose et les amoureux se tenaient les mains.

La propriétaire du paquet égaré était une femme corpulente, à l’air inquiet, qui n’arrêtait pas de parler à tort et à travers sans cesser de sauter du coq à l’âne.

— Pour sûr que je me demande où j’ai bien pu l’oublier, chez Perry’s peut-être. À tous les coups, c’est les chaussettes de Johnny… deux bonnes paires. Oh, mon Dieu… si c’est pas du gâchis, qu’est-ce que c’est ! Et j’ose pas imaginer ce qu’il va en penser, Mr. Brown. J’ai jamais vu un gosse qui se rapproche autant de son père que Johnny, ce qui ne veut pas dire qu’Ella n’ait pas aussi ses bizarreries. Excusez-moi, mademoiselle, vous ne seriez pas assise sur un de mes petits paquets, des fois ? C’est mou au toucher, alors vous l’avez sans doute pas remarqué. Je vous ai pas déjà demandé, non ? Je saurais vraiment pas comment m’excuser si je l’avais fait, mais si ça ne vous dérangeait pas… Bon, eh bien je vais les recompter… Non, pas moyen d’en trouver plus que huit, j’ai beau essayer. Et si jamais c’est l’écharpe de Mabel, alors j’ai pas fini d’en entendre, et je me demande ce qu’il va dire, Mr. Brown.

Hilary en apprit bien plus sur Mr. Brown, le mari de la femme corpulente, sur Johnny et Mabel, son fils et sa fille, presque adultes maintenant, et sur Ella, venue sur le tard et beaucoup plus jeune que les deux autres. Elle fut mise au courant de tout ce qu’avait fait Mr. Brown pendant la guerre, comment Johnny avait connu trois rechutes quand il avait eu la scarlatine et comme cela avait été pénible pour Mabel de porter un appareil dentaire pour ses dents de devant.

— Elles ressortaient comme des dents de lapin, mais si elles ont fini par pousser bien droites, qu’on aille pas dire qu’elle y a mis du sien, ah ça non ! Et que je pleurniche, et que je gémis, et que je me plains toute la journée. « Je dois vraiment porter ce machin horrible, maman ? » Vous n’avez pas idée ! Le mal que je me suis donné pour elle, personne me croira, et maintenant que c’est fini, pas un mot de remerciement… Voilà comment elles sont, les filles. D’ailleurs, quand Ella a eu la coqueluche…

Hilary n’ignora rien de la coqueluche d’Ella, des oreillons de Johnny et de la période que vécut Mr. Brown quand il perdit tout appétit, n’acceptant plus de manger qu’un œuf à la coque – jusqu’au jour où il en avala un qui était pourri, et Hilary fut également informée de ce qu’avait proféré Mr. Brown après l’avoir recraché.

À cause de ce déballage de souvenirs, elle pouvait considérer le voyage comme du temps perdu autant qu’une occasion gâchée de préparer un plan de campagne. Car, si elle avait eu l’intention de garder les yeux fermés et de réfléchir tout le temps du trajet vers Ledlington, elle fut entièrement accaparée par les efforts nécessaires pour suivre le fil des acrobaties verbales de Mrs. Brown entre les diverses maladies de sa petite famille – sans oublier d’avoir la présence d’esprit de lâcher, aux moments opportuns, les formules consacrées : « Que c’est embêtant ! » ou « Quelle horreur ! » Elle quitta donc la gare de Ledlington sans avoir aucune idée sur la manière dont elle allait procéder. Un coup d’œil autour d’elle la plongea dans un accablement sans fond. Ledlington n’avait rien d’une simple bourgade. En fait, la cité de Ledlington aurait été très vexée de n’être pas considérée par un étranger comme une ville à part entière. Et comment trouver l’adresse d’une femme inconnue dans une ville digne de ce nom ? À la poste, on ne lui aurait pas donné son adresse, à la rigueur aurait-on fait suivre une lettre. D’ailleurs, il n’était pas très malin d’écrire à Mrs. Mercer, car Mercer ne manquerait pas de lire son courrier. Non. Il fallait qu’elle parvienne à obtenir ce qu’elle avait eu auparavant et qu’elle avait négligé – un petit entretien de dix minutes en tête à tête avec la femme qui avait fait condamner Geoff à la prison à vie. Briser la volonté d’une femme comporte un inconvénient – et Mercer devrait l’apprendre à ses dépens. Si le ressort était brisé, le verrou ne fonctionnait plus – il avait perdu sa résistance et la première main décidée saurait entrouvrir la porte. Hilary ne doutait pas de sa capacité à tirer les vers du nez de Mrs. Mercer, mais elle ignorait comment la retrouver.

Elle s’attarda dans la cour de la gare pour y réfléchir, à l’écart du mouvement de la foule. Puisque la poste ne lui serait d’aucune aide, il fallait compter sur les magasins d’alimentation – boucheries, boulangeries, épiceries, crémeries. Les Mercer devaient bien se nourrir et, à moins qu’ils ne fassent eux-mêmes toutes leurs commissions, qu’ils payent rubis sur l’ongle et rapportent chez eux leurs provisions, l’un de ces commerçants connaîtrait sans doute leur adresse. Le lait est le produit de base qu’on est le moins susceptible d’aller acheter soi-même. Presque tout le monde se fait livrer par le laitier. Hilary décida de s’intéresser d’abord aux crémeries. Elle se renseigna et on lui communiqua quatre adresses.

Comme elle marchait vers Market Square, il lui sembla avoir mis au point un plan magnifique, un plan qui ne manquerait pas de réussir, à moins que :

a) Les Mercer vivent sous un nom d’emprunt.

b) Ils logent dans une pension ou à l’hôtel, auquel cas ils n’achetaient pas eux-mêmes leur nourriture.

Elle ne pensait pas qu’ils aient changé de nom. Cela aurait paru par trop bizarre et Mercer ne pouvait se le permettre. Il devait continuer à jouer le rôle du parfait maître d’hôtel, homme honnête affligé d’une épouse à l’esprit dérangé. Elle ne croyait pas non plus qu’ils s’étaient installés à l’hôtel ou dans une pension, à cause du danger que représentaient les jérémiades et les crises de nerfs de Mrs. Mercer. Dans les pensions, dans les hôtels, tout se sait et tout se répète, tant parmi le personnel que parmi la clientèle. Non, Mercer n’aurait pas couru ce risque.

Parvenue au coin de Market Square, elle découvrit devant elle la première crémerie. On n’y connaissait aucun client du nom de Mercer, mais la femme derrière le comptoir essaya de vendre à Hilary un fromage frais qu’elle qualifia de spécial et un miel qui hérita du qualificatif de très spécial. Elle était tellement bonne commerçante que si Hilary avait eu dans son porte-monnaie autre chose que son billet de retour, sept pence et un demi-penny, elle aurait certainement succombé. De fait, elle sortit de là quelque peu prise de court et espéra que tous les commerçants de Ledlington ne feraient pas preuve d’autant de dynamisme et de savoir-faire.

Dans la deuxième crémerie, le dynamisme et le savoir-faire brillaient par leur absence. Un homme morose, d’un certain âge, dit ne pas avoir de Mercer parmi sa clientèle habituelle, puis il toussa et la rappela sur le pas de la porte pour lui demander si c’était bien Perkins la personne qu’elle cherchait.

Dans la troisième crémerie, un petite lueur brilla en la personne de la jeune fille qui servait. Lueur vive, forte, pleine d’espérances, mais qui s’éteignit de manière on ne peut plus décevante. La fille, créature toute rose et bien en chair, réagit immédiatement au nom de Mercer.

— Ils sont deux, Mr. et Mrs… un demi-litre chaque jour. Ce sont eux ?

Le cœur d’Hilary bondit de joie. Elle n’avait pas encore vraiment pris conscience de la difficulté de la tâche à laquelle elle s’était attelée – autant chercher une aiguille dans une botte de foin – avant que son petit génie ne lui murmure à l’oreille ces vers réconfortants :

Petit pot de lait chaque matin,

C’est la fin de tous les chagrins.

— Oui ! s’écria-t-elle, pleine d’enthousiasme, ce doit être eux. À quoi ressemblent-ils ?

La fille eut un petit rire niais.

— Elle semblait complètement sous sa coupe. Ce n’est pas moi qui me laisserais faire comme ça par un homme. Faut être stupide, je vous dis pas.

— Pouvez-vous me donner leur adresse ? demanda Hilary.

— Ils habitaient chez Mrs. Green, du côté d’Albert Crescent… ce sont des chambres à louer, vous savez.

— Quel est le numéro ? s’enquit aussitôt Hilary.

La fille bâilla, cachant sa bouche derrière une main potelée.

— Oh, ils ne sont plus là. Ils n’y sont restés qu’une nuit.

La déception fut horrible, c’est peu de le dire.

— Ils ne sont plus là ?

La fille secoua la tête.

— Des amis à vous ? fit-elle sur un ton de curiosité familière.

— Oh, non, je veux simplement les rencontrer… pour affaires.

— Dans ce cas, je vous conseillerais d’être prudente, l’avertit la fille.

Elle posa deux coudes grassouillets sur le comptoir et se pencha vers Hilary.

— Puisque ce ne sont pas des amis, autant vous affranchir. Mrs. Green n’était pas du tout mécontente d’en être débarrassée. Lui, elle l’aimait bien, mais elle, elle lui donnait la chair de poule. À l’entendre, elle errait dans la maison comme un fantôme, et plutôt bizarre, au dire de tout le monde. Mais, ce qui l’a vraiment mise hors d’elle, c’est quand elle a réveillé toute la maison en hurlant au beau milieu de la nuit. Jamais rien entendu de pareil, qu’elle a dit, Mrs. Green. Et lui qui faisait de son mieux pour la calmer et s’excusait tout le temps. Un vrai gentleman, d’après elle. Et quand il lui a laissé entendre qu’elle n’avait pas toute sa tête, « Mr. Mercer », a dit Mrs. Green – je le sais parce que c’est une amie de ma tante et c’est à elle qu’elle l’a raconté –, « Mr. Mercer, je suis désolée pour vous, et si votre femme est malade, croyez que j’en suis désolée de même, mais nous ne sommes pas équipés pour recevoir des malades et je regrette de devoir vous demander d’aller ailleurs. » Selon ma tante, elle a eu parfaitement raison, parce qu’il faut d’abord penser à sa clientèle, et quelqu’un qui hurle au milieu de la nuit, il n’y a rien de tel pour vous faire une mauvaise réputation. Mr. Mercer s’est confondu en excuses et a affirmé que cela ne se reproduirait plus, et qu’ils partaient, de toute façon.

— Ils sont partis ? dit Hilary avec la voix d’un enfant chagriné.

La fille fit oui de la tête.

— Au matin. Ils ont réglé leur note et tout.

— Vous ne savez pas où ils sont allés ?

La fille secoua la tête.

— Pas vraiment. Il y avait un cottage à louer, sur la route de Ledstow. Mrs. Green y a fait allusion.

Un cottage – exactement ce qu’elle avait imaginé –, un endroit où Mrs. Mercer ne pourrait parler à personne, un cottage isolé où une femme pouvait hurler sans être entendue. C’est en frissonnant de la tête aux pieds qu’elle demanda :

— Vous pourriez me dire comment y aller ?

La fille fit encore non de la tête.

— Désolée… je ne sais pas…

— Mrs. Green doit savoir.

Nouveau mouvement négatif de la tête.

— Pas elle ! Le fait est qu’elle a dit à ma tante que quelqu’un lui avait parlé du cottage, mais elle ne savait pas qui. Ma tante a alors pensé que les agents immobiliers devraient être au courant, mais Mrs. Green a affirmé que c’était une location privée et que cela ne concernait pas les agences. Et puis, tout d’un coup, elle s’est souvenue de la personne qui lui avait parlé du cottage.

— Oui ? dit Hilary. Alors ?

La fille gloussa et se laissa aller sur le comptoir.

— C’était Mr. Mercer en personne. Assez drôle, non ?… Ça lui est revenu, aussi sûr que deux et deux font quatre. Il avait entendu parler du cottage par un ami et il pensait pouvoir s’y rendre pour y jeter un coup d’œil. Alors, c’est sans doute ce qu’il a fait. Sur le moment, elle n’y a pas prêté attention, mais elle s’en est souvenue plus tard.

La lueur d’espoir avait cessé de briller.

— On est à combien de Ledstow ? demanda Hilary, découragée.

— Onze kilomètres à peu près.

Onze kilomètres ! Hilary n’aurait pas pu se sentir plus abattue qu’elle ne l’était. Sale après-midi, désagréable, gris et brumeux. Il ferait bientôt nuit, d’ailleurs le crépuscule n’allait pas tarder. S’il y avait onze kilomètres entre Ledlington et Ledstow, il lui faudrait peut-être les parcourir entièrement avant de parvenir au cottage, et les mots de la fille – « sur la route de Ledstow » – risquaient de se révéler d’une inexactitude cauchemardesque, à en rester les jambes coupées. Hilary se voyait mal se lancer dans le brouillard avec la perspective de devoir peut-être couvrir vingt-deux kilomètres, sans parler du retour dans la nuit. Tout au fond de son esprit surgit la pensée que Mercer l’avait suivie le matin et, dès lors, elle n’eut de cesse de savoir comment il s’était arrangé pour se trouver à Putney et pourquoi il l’avait suivie. Les Mercer s’étaient rendus à Ledlington l’après-midi de la veille, apparemment pour visiter le cottage situé sur la route de Ledstow. Ils avaient dormi chez Mrs. Green – plutôt, ils n’avaient pas dormi, à cause des hurlements de Mrs. Mercer qui avaient réveillé la maison. Mrs. Green les avait expulsés et ils étaient partis « au matin ». Bref, cela laissait le temps à Mercer d’aller faire un tour à Putney et à Solway Lodge. Mais qu’avait-il fait de Mrs. Mercer ? Et pourquoi était-il allé à Putney ? Et pourquoi Mrs. Mercer hurlait-elle la nuit ? Oui, pourquoi Mrs. Mercer hurlait-elle la nuit ?