17

Hilary renonça. Elle se sentait aussi minuscule et insignifiante que ces petites bêtes qui s’enfuient précipitamment quand vous soulevez une pierre, mais elle abandonna. Le sentiment qu’il était urgent de retrouver Mrs. Mercer et de savoir si oui ou non elle jouissait de toutes ses facultés faiblit et s’évanouit devant la perspective d’une marche de vingt-deux kilomètres dans le noir, le long d’une route de campagne qu’elle ne connaissait pas, à la recherche d’un cottage peut-être inexistant, et d’une femme susceptible de se trouver n’importe où ailleurs en Angleterre. À midi, elle s’était contentée de lait et d’un petit pain, et elle avait besoin d’un bon thé. Sept pence et un penny et demi n’étaient pas suffisants pour lui permettre de satisfaire son envie, surtout qu’elle devait mettre deux pence de côté pour le bus une fois rentrée, mais elle se débrouilla du mieux qu’elle put.

Dans le train du retour vers Londres, elle commença à remonter dans son estime. Le thé, peut-être, ou le simple fait de renouer avec le bon sens, mais elle sentait qu’elle avait agi comme il fallait. Stupide de se perdre dans des chemins sombres et impossible de ne pas causer des frayeurs à Marion si elle ne rentrait pas avant une heure avancée de la nuit. Cette nuit, plus particulièrement, Marion aurait besoin d’une présence à la maison. Cela lui prenait toujours des jours entiers pour se remettre de ses visites éprouvantes à Geoff. Comme elle avait eu raison de rentrer ! Le comble de la bêtise avait été de partir à Ledlington l’après-midi, alors qu’elle aurait dû s’y rendre de bon matin, disons, pas plus tard que dix heures, disposant de tout le temps nécessaire pour chercher le cottage et Mrs. Mercer pendant la journée. Il n’y avait pas de mots pour décrire l’horreur d’être surprise par la nuit et d’entendre, peut-être, un bruit de pas derrière soi dans les ténèbres, comme celui de Mercer quand il l’avait suivie, ce matin-là. C’est peu dire que cela lui avait déplu alors, mais ce qui n’avait été que vaguement déplaisant dans une rue de Putney, en plein jour, devenait une véritable vision d’horreur quand elle s’imaginait dans la nuit noire, sans habitation à portée de voix.

Ces arguments aidant, elle n’eut aucun mal à apaiser sa conscience. Le cottage ne s’enfuirait pas. Si Mrs. Mercer s’y trouvait, elle ne s’enfuirait pas non plus. Demain, elle mettrait en gage la bague de tante Arabella et, grâce à l’argent retiré, pourrait filer à Ledlington. C’était la bague la plus hideuse qu’Hilary eût jamais vue – un énorme rubis, mal taillé, à peu près dissimulé sous une montagne d’or. Aussi lourde que du plomb et presque impossible à porter, mais on pouvait toujours en retirer cinq livres, si besoin était. Hilary décida que oui, le besoin s’en faisait sentir. Elle pensait louer un vélo et échapper ainsi à une interminable marche à pied. Ce problème réglé, elle dormit paisiblement, presque jusqu’au terminus. Elle rêva d’Henry – un rêve très encourageant, dans lequel il lui disait s’être trompé et n’espérait qu’une chose, son pardon. Image aussi agréable qu’improbable qui lui fut une grande consolation, mais, même en rêve, la vision d’un Henry humble et penaud semblait un peu trop belle pour être vraie. Elle s’éveilla en sursaut et ne rêva plus.

Ce soir-là, Marion Grey rentra chez elle dans un tel état qu’Hilary fut bien heureuse d’être présente et non pas à Ledlington. Marion avait froid, était tendue et épuisée au-delà du possible. Elle s’évanouit deux fois avant qu’Hilary puisse la mettre au lit, où elle demeura étendue à regarder le plafond, muette de douleur. Inutile d’envisager d’aller à Ledlington le lendemain, ou les autres jours de la semaine. Marion était malade. On devait la soigner, l’amener à se nourrir, la chouchouter, user de cajoleries pour qu’elle oublie les idées noires qui la consumaient. Elle devait se reposer, mais il était hors de question qu’elle reste seule. Il faudrait lui parler, lui faire la lecture, retenir son attention et la forcer à se nourrir. Tante Emmeline envoya un chèque mais c’est à Hilary qu’incomba tout le travail – s’occuper de l’appartement, faire les courses et la cuisine, veiller sur Marion. Pour un moment du moins, Ledlington perdit toute importance et les Mercer cessèrent d’exister.

C’est au cours de cette même période qu’Henry Cunningham rendit une seconde visite à Miss Silver. Elle lui avait téléphoné pour lui demander de passer. Le ton aimable et précis qu’elle avait au téléphone ne lui permit pas de deviner si elle détenait des informations à lui communiquer ou si elle le priait simplement de venir pour lui annoncer qu’elle n’en avait aucune.

Elle le reçut avec la même inclination légère de la tête que la première fois ; elle tricotait, semblait-il, la même chaussette de laine blanche. Une fois assise, elle se servit d’un mètre à ruban pour prendre quelques petites mesures. Puis, tout en réenroulant le mètre, elle lança brusquement, d’un ton satisfait :

— Eh bien, capitaine Cunningham, j’ai du nouveau pour vous !

Henry, bien moins satisfait, fut assez décontenancé et ne manqua pas de le montrer. Qu’est-ce qu’on allait encore découvrir maintenant ? Dans la bouche d’un détective, les nouvelles sont rarement agréables. Cette affaire Everton commençait sérieusement à l’agacer et il était très peu enclin à entendre les informations que Miss Silver voulait lui communiquer. Celle-ci le considéra avec douceur, de ce regard indéfinissable qui lui était propre. Elle dit, de sa voix distinguée :

— Un fait plutôt surprenant est apparu, capitaine Cunningham. J’ai pensé que vous deviez en être informé sans tarder.

— Oui ? dit Henry.

Il y avait une bonne part d’appréhension dans ce mot. Mais il n’avait rien trouvé d’autre à répondre – il se sentit bête, et, par réaction, en éprouva de la colère.

Les aiguilles de Miss Silver cliquetaient.

— Très surprenant, à mon avis. Mais je vous laisse juge. Après votre départ, l’autre jour, j’ai mis mon chapeau et me suis rendue à Somerset House. Vous ne pouviez me donner le nom de jeune fille de Mrs. Mercer, mais je me suis dit que je pouvais enquêter sur son mariage. Dans une affaire de ce genre, les antécédents sont très importants. Ses prénoms, dont l’un est original en lui-même, et leur association, qui est peu banale, m’ont fait envisager de bonnes chances de succès. Il était peu probable que plusieurs Louisa Kezia aient pu épouser un Alfred Mercer.

— Oui ? répéta Henry.

Miss Silver s’interrompit un moment pour compter ses mailles.

— Dix… douze… quatorze… murmura-t-elle. Une à l’endroit, une glissée, deux ensemble…

La chaussette pivota et une nouvelle aiguille s’enfonça dans la laine.

— Eh bien, capitaine Cunningham, la chance – mais je préfère invoquer la Providence – m’a souri. J’ai pu retrouver trace de leur mariage. Il apparaît que le nom de jeune fille de Mrs. Mercer était Anketell – Louisa Kezia Anketell. Le nom, peu répandu, devrait permettre de découvrir facilement ses antécédents. Mais il y a mieux. Il y a un détail qui se rapporte au mariage proprement dit… un détail concernant la date du mariage.

— Eh bien ? demanda Henry Cunningham.

Il n’était plus en colère, il était excité. Il ignorait ce qu’il espérait entendre, mais il était impatient de l’entendre.

Miss Silver cessa un instant de tricoter.

— La date donne à réfléchir, capitaine Cunningham. Alfred Mercer et Louisa Kezia Anketell se sont mariés le 17 juillet 1935.

— Quoi ? s’exclama Henry.

— Le 17 juillet, confirma Miss Silver. Le lendemain de la mort de Mr. Everton.

— Quoi ? s’exclama de nouveau Henry.

Miss Silver se remit à tricoter.

— Réfléchissez, capitaine Cunningham. Je vous ai prévenu qu’il y avait de quoi.

— Le lendemain de la mort de James Everton ? Mais ils vivaient chez lui depuis plus d’un an en tant que mari et femme.

Miss Silver pinça les lèvres.

— L’absence de sens moral n’est pas l’apanage des classes supérieures, fit-elle.

Henry quitta son fauteuil et resta à la fixer derrière son bureau.

— Le lendemain de la mort de James Everton… répéta-t-il. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— À votre avis, capitaine Cunningham ?

Henry ne fronçait plus les sourcils. Le sujet était trop sérieux. C’est d’un air extrêmement perturbé qu’il dit :

— Une femme ne peut pas témoigner contre son mari…

Miss Silver approuva de la tête.

— Tout à fait vrai. C’est un des cas où la loi considère le mari et la femme comme une seule personne, et un homme ne peut pas être obligé de se compromettre, bien qu’il puisse faire une confession, et qu’une épouse puisse témoigner, si elle le désire. La loi, si je puis dire, est extrêmement inéquitable dans sa façon de traiter les gens mariés. Elle les considère comme une seule et même personne dans le cas qui nous occupe, mais ils payent des impôts individuellement, ce qui fait augmenter pour tous deux la somme versée au fisc, cependant, quand il s’agit des droits de succession, les épouses comptent pour deux, et le survivant est financièrement pénalisé.

Henry n’écoutait pas. Les Mercer absorbaient toutes ses pensées.

— Elle ne pouvait pas témoigner contre lui, dit-il. Il estimait drôlement urgent de l’empêcher de parler…

Miss Silver approuva de nouveau.

— Cela m’en a tout l’air, c’est incontestable. J’aimerais que vous retourniez vous asseoir, capitaine Cunningham. Il est difficile de parler à quelqu’un qui domine la scène, si l’on peut dire.

— Je vous demande pardon, s’excusa Henry, et il se rassit.

— J’ai un neveu qui fait plus de un mètre quatre-vingts, fit remarquer Miss Silver, très affairée sur son ouvrage. Un peu comme vous, dirais-je. Et je dois constamment lui rappeler combien il est fatigant de discuter avec une personne qui domine la scène, pour ainsi dire. Mais revenons aux Mercer. Il se peut, bien sûr, qu’il y ait d’autres explications à ce mariage soudain, mais, à première vue, cela laisse vraiment penser qu’Alfred Mercer a voulu s’assurer que sa complice ne pourrait pas être obligée de témoigner contre lui. Cependant, si vous acceptez cette suggestion, vous serez obligé d’en venir à une conclusion bien plus sinistre.

Elle posa son ouvrage et regarda Henry droit dans les yeux.

— Considérez la date du mariage.

— Le lendemain du meurtre.

— Oui. Mais réfléchissez, capitaine Cunningham. Il ne suffit pas d’entrer dans un bureau de mariage pour convoler, il y a un délai à respecter.

— Je sais bien, mais j’en ignore la durée.

— Il doit s’écouler vingt-quatre heures, d’un jour ouvrable, entre la publication de mariage et la cérémonie. Les Mercer se sont mariés le mercredi 17 juillet. Ils ont dû se faire enregistrer au bureau de l’état civil pas plus tard que le lundi 15, et Mr. Everton n’a pas été tué avant huit heures, le soir du mardi 16. Si, d’une manière ou d’une autre, le mariage avait pour but d’offrir une garantie au criminel, cela signifie que le crime a été froidement prémédité au moins trente-six heures à l’avance… Il n’a pas été la conséquence d’une dispute inopinée, d’un soudain accès de violence ou d’un moment de ressentiment. Comme moi, il vous faut bien penser à la formule consacrée : « crime avec préméditation ».

Elle toussota.

— Comprenez-vous, capitaine Cunningham ?

Oh oui, songeait Henry, il comprenait. Il se prit la tête entre les mains et considéra nombre de faits que n’avait pas pu envisager Miss Silver : le dossier Everton allait être rouvert et tout cela ramènerait pas mal de choses déplaisantes à la surface. Et Hilary n’allait pas manquer de plonger dans le flot des révélations, de s’y éclabousser, de s’y embourber, de s’y salir. Il l’imaginait triompher sans pudeur, parce qu’elle avait eu raison et qu’il avait toujours eu tort. Il lui était à peu près impossible de croire à l’innocence de Geoffrey Grey. Il n’en voyait pas la possibilité. Si, de surcroît, les Mercer étaient impliqués, et si Alfred Mercer avait épousé sa femme pour l’empêcher de parler, cela ne faisait que rendre les choses plus compliquées pour Geoffrey Grey, car cela prouvait que le meurtre était prémédité et non, comme il l’avait cru après avoir lu le compte rendu de l’affaire, la conséquence d’un accès de colère incontrôlable de celui-ci en apprenant qu’il avait été déshérité. C’était ce qu’il avait cru, tout comme le jury, et à peu près tous ceux qui avaient suivi les débats. Maintenant, si le meurtre avait été prémédité… Il recula d’horreur à la pensée des souffrances nouvelles et du discrédit qui pourraient atteindre Marion et Hilary si cela était prouvé.

Miss Silver l’observa un moment sans parler.

Enfin, elle demanda :

— Eh bien, capitaine Cunningham ? Désirez-vous que je poursuive mon enquête ? C’est à vous de décider.

Henry leva la tête et la regarda. Il ne sut jamais vraiment comment il avait pris sa décision, ou ce qui l’y avait poussé.

— Oui, je veux que vous poursuiviez l’enquête, dit-il.