Après avoir été soignée et dorlotée pendant cinq jours par Hilary, Marion Grey retourna travailler. À peu près à la même époque, Jacques Dupré écrivit à sa sœur, qui vivait en Provence :
J’ai croisé Marion dans la rue, aujourd’hui. Cela brise le cœur – on dirait une ombre gravée dans la pierre…
Mais Jacques était poète, et il l’avait aimée, en vain, pendant des années – un de ces amours qui s’éternisent, sans espoir.
Hilary avait insisté pour qu’elle se repose plus longtemps, mais elle fut prise de court devant la réponse de Marion.
— Ne m’empêche pas de travailler, Hilary. Si j’arrête, je vais mourir. Et si je meurs, Geoff n’aura plus personne.
Ce furent ces mots qui, plus que tout, ramenèrent Hilary vers Ledlington, juste une semaine après sa dernière visite infructueuse.
Cette fois, elle ne se laisserait pas surprendre par la nuit. Elle partit donc par le train de neuf heures trente, trouva seule son chemin depuis la cour de la gare et le long de Market Street, et il lui restait encore une bonne partie de la matinée, sans parler de l’après-midi – sauf qu’elle espérait avoir retrouvé Mrs. Mercer bien avant. Comme prévu, elle avait mis au clou la bague de tante Arabella et les quatre livres, dix shillings et six pence que contenait son porte-monnaie lui donnaient l’agréable sentiment d’être une capitaliste. Elle avait emporté la totalité de la somme, car on ne sait jamais, et, face à un étranger, les loueurs de bicyclettes ont tendance à demander une caution avant de louer leurs engins. Et même une caution ne suffit parfois pas à les convaincre d’accepter ce qu’ils considèrent comme une transaction hasardeuse.
Hilary essaya trois boutiques de loueurs de vélos avant de rencontrer un jeune homme aussi aimable qu’impressionnable, qui, non content de lui proposer un vélo, lui fournit une foule d’informations sur tous les cottages entre Ledlington et Ledstow. Il avait une chevelure étonnante – ses cheveux blonds se dressaient à la verticale du front, constellé de taches de rousseur, sur huit bons centimètres –, et c’était un des êtres les plus chaleureux qu’Hilary eût jamais rencontrés. Il n’avait pas entendu parler d’étrangers qui loueraient des cottages.
— Mais allez savoir, mademoiselle… Je vais juste regonfler un peu le pneu arrière. Ça pourrait être le cottage de Mr. Greenhow, vous roulez deux kilomètres et demi sur la route de Ledstow, puis vous tournez à gauche dans le chemin… il n’y en a qu’un dans les parages. Je sais qu’il devait vivre à Londres avec sa fille, qui est mariée, mais Fred Barker m’a dit qu’il était revenu. À moins que ce soit la nouvelle maison que Mr. Carter faisait construire pour sa fille, sauf qu’elle s’est pas mariée du tout et ça a été mis en location. Je pense pas qu’on puisse parler d’un cottage, mais vous devriez essayer par là-bas. Il y a aussi les demoiselles Soames. Elles louent toujours en été, mais on peut pas dire qu’on soit en été et elles sont à près d’un kilomètre de la grand-route.
— Je ne crois pas que ce puisse être celui-là.
Le jeune homme cessa de pomper et se dressa.
— Il y a aussi chez Humpy Dick, dit-il, sans trop de conviction. Une vieille baraque qui tombe en ruine. Je vois pas qui pourrait s’y intéresser, mais allez savoir… pas vrai ?
Cela n’avait pas l’air engageant, mais Hilary n’était pas à la recherche de jolies demeures.
— Comment puis-je m’y rendre ? demanda-t-elle.
Elle fut récompensée par un deuxième flot de renseignements.
— Au troisième pont, vous verrez un chemin qui part sur la droite… enfin, pas vraiment un chemin, mais presque. Bon, vous n’en tenez pas compte, vous filez tout droit et vous arrivez dans un petit bois, puis à un étang, mais vous n’allez pas jusqu’à l’étang. Il y a un sentier qui longe le bois et vous restez dessus jusqu’à ce que vous arriviez chez Humpy Dick. Mais ça m’étonnerait qu’il y ait quelqu’un, parce que c’est resté vide depuis qu’Humpy a fait une chute dans la carrière, dans le noir, en janvier dernier, et c’est son frère qui a dû le ramener. J’ai bien entendu qu’un monsieur de Londres… le genre artiste… l’avait acheté, mais il viendrait pas à cette époque de l’année, à mon avis. Bref, c’était vide il y a quinze jours, j’ai pu m’en rendre compte moi-même quand je suis passé par là.
Il continua à lui parler des cottages, et elle finit par avoir l’impression réconfortante que la route de Ledstow était devenue un axe de développement privilégié pour la construction de maisons individuelles, et qu’en somme une multitude de cottages parsemaient le chemin tout au long de ses onze kilomètres.
Elle remercia le jeune homme, laissa une caution de deux livres et s’empressa de filer. Elle aurait beaucoup mieux aimé continuer à l’écouter la renseigner chaleureusement plutôt que de se lancer dans la tournée des agences immobilières avant de se mettre à la recherche de Mrs. Mercer.
Dans les agences, le fiasco fut total. Les agents ne se montrèrent ni loquaces ni coopératifs. Le nom de Mercer ne leur disait rien. La location d’un cottage non plus. Les demoiselles Soames ne s’absentaient jamais durant l’hiver. Ils ne s’étaient jamais occupés du cottage de Mr. Greenhow. Mr. Carter allait vivre en personne dans sa nouvelle maison. Le cottage de feu Mr. Humphrey Richard (autrement dit, Humpy Dick) avait été vendu depuis environ un mois. Ils n’étaient pas autorisés à communiquer quelque information que ce soit sur l’identité de l’acheteur. Ainsi en fut-il dans les trois premières agences. Mais, dans la quatrième, un très jeune employé confia à Hilary que l’endroit avait été acheté pour une bouchée de pain par un certain Mr. Williams, un gentleman londonien, qui voulait le transformer en cottage d’été, pour le week-end.
Puis Hilary eut faim et il n’était pas question de se contenter d’un petit pain et d’un verre de lait. Ce n’est pas tous les jours qu’on met au clou le rubis de tante Arabella, et quand on le fait, on ne se nourrit pas de pain au lait – on voit large, on commande deux plats pour son repas et on s’offre un café bien crémeux.
Il était environ une heure trente quand elle dépassa les rangées de petites maisons neuves, en lisière de Ledlington, certaines terminées et habitées, d’autres à moitié construites, d’autres enfin qui ne se signalaient que par la délimitation de leur emplacement. Son vélo rebondissait un peu trop lorsque la route était défoncée, et Hilary se dit que le jeune homme aux cheveux en broussaille y était allé un peu fort avec la pompe. Mais, comme les vélos de location ont tendance à se dégonfler, ce n’était peut-être pas plus mal.
Une fois loin des maisons, elle découvrit, des deux côtés de la route, une étendue de champs verts, parfaitement plats, sous la voûte basse et grise du ciel. Ce matin encore il faisait beau, et le bulletin météo avait été suffisamment prudent pour donner lieu à toutes les supputations. Hilary, qui avait noté au passage deux mots agréables – « belles éclaircies » –, ne s’était pas réellement souciée du reste, mais, quand elle examina ce ciel bas et gris, des bribes lui en revinrent péniblement des recoins de la mémoire. On avait parlé de temps « plus froid » et il est certain que la température fléchissait. Cela n’était pas grave, mais il avait aussi été question d’une « détérioration rapide en fin d’après-midi » et elle eut la lugubre impression que le mot brouillard avait été cité à peu près à ce moment-là. Elle aurait dû y prêter plus d’attention, mais l’honnêteté oblige à dire qu’elle n’y tenait pas. Elle voulait s’occuper de cette histoire, et en finir, et, franchement, si, en novembre, vous vous laissez rebuter par les prévisions météo, autant abandonner et vous mettre en hibernation. N’empêche, elle aurait préféré qu’il n’y eût pas de brouillard.
C’est vers quatre heures qu’il fit son apparition. Hilary avait visité quinze cottages et six petites maisons. Partout, on lui avait répondu qu’on ne louait pas – mais parfois la réponse variait, on admettait qu’on n’aurait rien eu contre la présence estivale d’une dame tranquille ou d’un gentleman. Quelque part, on alla même jusqu’à lui dire qu’on avait l’habitude des actrices et qu’on ne leur tenait pas rigueur de leur mode de vie. Tout le monde semblait penser qu’Hilary essayait de s’imposer à un moment de l’année qui ne convenait pas, car les gens désiraient rester entre eux après les travaux correspondant à la période des vacances. Elle avait dû rater le sentier menant au cottage de Humpy Dick, car, en dépit de nombreuses zones boisées, elle fut incapable de découvrir l’étang que lui avait signalé le jeune homme. Rien de surprenant à cela, puisqu’il avait complètement oublié de lui dire que, depuis la sécheresse de 1933, il était à sec. Quand elle parvint à Ledstow, elle ne voulait plus jamais entendre parler de cottages.
À Ledstow, elle prit le thé. Elle se fit servir dans une sorte de salon, au pub du village. Il y faisait très froid et cela sentait le renfermé, à croire que les fenêtres de la pièce n’avaient pas été ouvertes depuis des mois. Tout ce qui pouvait être nettoyé était impeccablement nettoyé et tout ce qui pouvait être astiqué était merveilleusement astiqué. Le linoléum rouge et vert brillait comme un miroir et une odeur de savon, de vernis, de térébenthine, de bacon, d’oignons et de vieux meubles rembourrés remplissait l’atmosphère. Il y avait un canapé et trois fauteuils capitonnés, tapissés d’un motif très ancien dont la ou les couleurs d’origine s’étaient fondues dans une teinte triste et uniforme. Dans la cheminée, on voyait des copeaux de papier et, sur le manteau au-dessus, trônaient un vase d’un bleu vif décoré d’un bouquet de pensées peintes, un sucrier en cuivre avec une guirlande de fruits bosselés, rose et bleu, accrochée à son bord, un petit bibelot affreux, portant les armes de Colchester (pourquoi Colchester ?), un bougeoir de chambre en laiton, brillant comme de l’or, et un petit zèbre adorable, auquel ne manquait aucune zébrure, qui mangeait dans la main d’une fillette. Celle-ci avait une robe à fleurs avec un jupon jaune et le zèbre portait deux corbeilles, l’une pleine de fleurs, l’autre de fruits. Dès qu’elle le vit, Hilary l’aima passionnément et, à force de s’attarder tendrement sur ses zébrures, elle trouva le moyen d’oublier que le thé était amer, le beurre rance et qu’elle n’était pas plus avancée dans sa recherche du couple Mercer.
Peut-être était-ce mieux que la salle n’offrît ni chaleur ni confort, car même son atmosphère froide, sentant le renfermé, était difficile à quitter. S’il y avait eu un feu et un fauteuil confortable, il lui aurait été à peu près impossible de se lever et de partir dans le noir. Il ne faisait pas encore vraiment nuit, mais ce n’était qu’une question de minutes, et cela arriverait bien avant qu’elle aperçoive les lumières de Ledlington. Il y aurait sûrement du brouillard. Non, il y avait déjà du brouillard et cela semblait devoir empirer. Oui, il ne faisait pas bon s’attarder, mieux valait filer – et renoncer à retrouver les Mercer aujourd’hui, voilà tout. Elle ouvrit la porte du salon et aperçut Alfred Mercer qui approchait dans le couloir.