20

La voiture s’immobilisa sur la route dans un grincement de freins. L’un des hommes en sortit et se mit à courir. Lui et le chauffeur n’étaient pas d’accord sur ce qui venait de se passer. À cause du brouillard, il n’y avait aucune visibilité. Les roues avaient écrasé quelque chose. Il fallait espérer que c’était bien le corps de Miss Hilary Carew.

L’homme parvint à l’endroit où il aurait dû se trouver. Pas trace de cadavre. Un vélo en miettes, aucun doute, dont les fragments éparpillés n’étaient pas sans danger. Il marcha sur une jante de roue et une demi-douzaine de rayons brisés dardèrent leurs pointes vers sa jambe de pantalon, qu’ils déchirèrent avant de lui rentrer dans la paume de la main quand il essaya de les écarter. Il jura, cria, s’égratigna le tibia contre une pédale, et, après s’être dépêtré de ce fouillis, revint en courant à la voiture.

Cela avait pris une minute ou deux. On échangea force explications et récriminations, on sortit une lampe électrique d’un vide-poches très encombré, mais Hilary s’était déjà depuis longtemps égarée dans une autre haie. Si elle avait eu tous ses esprits, elle aurait foncé droit devant elle dans le grand champ et elle se serait sans doute fait cueillir, car les deux hommes ne tardèrent pas à découvrir par où elle avait traversé la haie. Le brouillard aidant, elle avait pu s’échapper, mais ils étaient deux, des hommes dynamiques et en bonne santé, et disposaient d’une lampe torche. Sans compter qu’ils jouaient gros. Pas moins qu’elle. Aussi, bien qu’affaiblie et commotionnée, elle y trouva un avantage, car elle était incapable de courir sans dévier de sa trajectoire. La tête lui tournait, et sans s’en rendre compte elle se déporta beaucoup sur la droite. Cela l’amena dans un recoin du champ où elle se retrouva bloquée par une haie qui dévalait du bord de la route. Elle se fraya tant bien que mal un passage au travers, assez chanceuse pour tomber sur une trouée, puis, comme ses pieds s’étaient posés sur un terrain un peu en pente, elle les suivit. Ils la conduisirent dans une sorte de dépression profonde tout entourée de buissons. Alors elle s’arrêta et s’accroupit, tremblant de tous ses membres. Ces mêmes buissons, invisibles dans le brouillard, la cernaient et la dissimulaient. Cet endroit sombre, horrible et solitaire était son sanctuaire, elle s’y sentait comme une bête sauvage pourchassée. La terre était témoin des tremblements de son corps. Les ténèbres l’abritaient. Les arbustes nus et froids veillaient. Si un pied avançait vers elle, menaçant, si une main se tendait pour lui faire du mal, l’alarme serait donnée par le craquement d’une brindille ou une branche cassée.

Elle finit par se détendre. Son cœur s’apaisa. Ses idées devinrent plus claires. Elle écouta – pas le moindre bruit révélant qu’on la poursuivait.

Un long moment s’était écoulé, lui sembla-t-il, quand elle perçut comme un bruit de voix, atténué. Rien d’autre – des voix, un murmure incompréhensible dans le lointain. L’angoisse la submergea, elle s’attendait à ce qu’ils approchent, qu’ils la débusquent. Mais c’est le silence qui lui répondit. Puis, soudain, le bruit sec et distinct d’une portière claquée, et les vibrations d’un moteur qui démarrait.

Ses mains s’étreignirent et elle demeura ainsi, les serrant de toutes ses forces. Ils étaient remontés dans la voiture, ils avaient fermé les portières et mis le moteur en route. Ils avaient renoncé à la trouver, ils s’en allaient. Ô joie, joie, joie, incommensurable joie !

Brusquement, elle sentit un froid glacial s’insinuer entre ses omoplates. Et si c’était un piège ? Et s’ils faisaient semblant de s’en aller ? Et si, une fois remontée sur la route, ils l’attendaient ? Elle imagina une main saisissant sa gorge, d’un seul geste, dans le noir. Elle entendit le murmure d’une voix étouffée, derrière l’écran du brouillard : « Dépêche, faut terminer le travail ! » Ils ne la rateraient pas une seconde fois. La voiture l’écraserait comme elle avait écrasé son vélo. Plus jamais elle ne reverrait Henry. La douleur fut telle qu’elle lui redonna des forces. Tout, plutôt que ne jamais revoir Henry. Elle était prête. Peu importe ce qu’ils feraient, elle était prête au combat.

Aussitôt, elle se sentit tranquille, sûre d’elle-même. C’était une forme de courage inconnue. Ce n’était pas le courage qui n’a pas connu l’épreuve du feu, qui dit, le cœur léger, « Les malheurs n’arrivent qu’aux autres – c’est dans les journaux – mais cela ne peut pas m’arriver, à moi ou aux gens que j’aime ». C’est à elle que tout cela était arrivé, et à Marion, et à Geoffrey Grey. Si, maintenant, elle retrouvait du courage, c’était cette forme de courage qui vient du fond des temps, un courage déterminé qui dit : « Il faut se battre et c’est à moi de me battre. »

Elle s’assit, repoussa en arrière les cheveux qui lui tombaient sur le visage, grimaça de douleur au contact d’une longue et profonde éraflure et entendit le bruit de la voiture qui s’éloignait, là-bas. Elle se dirigeait vers Ledlington. Le bruit fut peu à peu avalé par le brouillard. Il ne s’interrompit pas brusquement, comme cela aurait été le cas s’ils avaient roulé un moment avant de s’arrêter. Il faiblit régulièrement et s’évanouit dans le lointain.

Pourtant, comment savoir si ce n’était pas un piège ? Ils étaient deux. L’un des hommes aurait pu rester en arrière pour l’attraper quand elle regagnerait la route. Il était certain qu’ils escomptaient qu’elle y reviendrait pour s’orienter. Elle eut la vision d’une silhouette sombre, impassible, vision du mal à l’état brut, qui guettait, près de la haie. C’était une pensée calme, insistante. Il ne fallait pas retourner sur la route. Ni prendre le risque d’arrêter une voiture de passage. Ce serait sans doute impossible avec un tel brouillard.

Elle commença à s’interroger : que devait-elle faire ?

Tout champ a un propriétaire. Il y avait sans doute un sentier, quelque part, non loin, ou un cottage – un endroit où se réfugier sans être obligée de passer par la route. Elle essaya de se remémorer le trajet qu’elle avait parcouru à l’aller, pour mieux se situer. Elle estimait être à mi-chemin de Ledlington, mais elle ne gardait aucun souvenir d’une dépression entourée de buissons et elle ignorait à quelle distance elle se trouvait de la route. Pas très loin, à en croire le bruit du moteur, qui avait semblé étonnamment proche.

De fait, mais comment l’aurait-elle su, elle se trouvait dans l’étang que lui avait signalé le garçon aux cheveux en broussaille quand il lui avait décrit l’itinéraire menant au cottage de Humpy Dick. Il avait oublié de lui préciser qu’il était à sec maintenant, aussi ne l’avait-elle pas remarqué en passant devant. Elle avait cherché à apercevoir le reflet de l’eau, et, ne voyant rien, elle avait raté le bon sentier.

Cette fois, pourtant, elle le trouva. Elle remonta les berges de l’étang, traversa les buissons et tomba presque aussitôt sur le sentier, une sorte d’ornière creusée par le passage de lourdes charrettes. Puisqu’il passait des charrettes par ici, on devait trouver des gens dans le voisinage, une maison pour le moins. Elle se mit à suivre l’ornière, s’éloignant de la route.

Ce n’était pas facile. Si la trace des roues n’avait pas été si profonde, elle se serait perdue, mais elle pouvait se fier aux sillons. Dès qu’elle ne trébuchait plus, ne se tordait plus les chevilles, elle savait qu’elle quittait la piste, et elle revenait sur ses pas, jusqu’au moment où il lui devenait difficile de progresser. C’était extrêmement pénible. Et si elle ne rencontrait pas d’habitation ? Et si ce n’était rien qu’un coin perdu ? Et si elle vivait un cauchemar, suivant un sentier qui n’allait nulle part, mais continuait sans fin dans le brouillard ? Quelle idée stupide ! Il fallait vraiment être la dernière des imbéciles pour se laisser gagner par ce genre de pensée quand on cherchait à retrouver son chemin dans le brouillard. C’est le moment que choisit son petit génie pour lui envoyer une pique : « C’est parce que tu es la dernière des imbéciles que tu es dans une telle situation. » Il en fit une comptine, qui se mit à chanter toute seule dans sa tête :

T’avais qu’à rester chez toi au lieu de foncer dans
[le brouillard
,

Si t’étais restée chez toi, tu n’aurais pas un tel cafard.

Elle continua à progresser, se fiant aux ornières sous ses pieds, la main tendue devant elle au cas où elle rencontrerait un mur ou une nouvelle haie.

C’est un portail qu’elle toucha. Elle le tâta de la main et elle comprit qu’elle était devant une barre métallique, qui lui arrivait à hauteur de la taille, et qu’une autre se trouvait au niveau de ses genoux. Elle chercha la clenche, la souleva et entra. C’était trop petit pour être une barrière à la limite d’un champ et il n’y avait plus d’ornières sous ses pas, rien qu’un chemin en dur qui avait dû, jadis, être recouvert de gravier. Cela semblait très ferme sous le pied – ferme et étroit. Elle se déporta un peu trop sur la droite et s’enfonça jusqu’aux chevilles dans la terre meuble d’un carré de jardin. Soudain, avant de l’atteindre, elle prit conscience qu’il y avait là une maison. Il faisait beaucoup trop sombre pour rien distinguer, et sa main tendue en avant ne rencontra que le vide, pourtant, quelque sixième sens lui disait qu’il y avait une maison. Elle avança encore de deux enjambées prudentes, et elle y arriva – un mur couvert de plantes grimpantes, le bois d’un cadre de fenêtre, le froid d’un carreau. Comme elle avait quitté le sentier, elle dut y retourner. Avançant à tâtons, elle parvint à une marche, puis atteignit une porte en bois munie d’un lourd heurtoir métallique. La vision enchanteresse d’une pièce allumée – d’un feu, d’un thé brûlant – s’éleva somptueusement au-dessus du brouillard. Sésame, ouvre-toi ! Il suffisait de frapper à la porte et on ouvrirait. L’enchantement deviendrait réalité. Elle avait soulevé le heurtoir de la main, et il n’y avait rien de plus facile que de le laisser retomber – rien de plus facile et rien de plus difficile.

Elle demeura figée, et, à chaque seconde qui passait, il était plus difficile de bouger. Sa main était collée au gros anneau de métal. Si jamais on l’avait suivie depuis la route, le bruit du heurtoir contre la porte la dénoncerait. Peut-être n’y avait-il personne dans la maison. On ne voyait aucune lumière, à aucune fenêtre, et le silence était total. Elle laissa aller doucement le heurtoir contre la porte et entreprit de contourner la maison.

Ce n’était vraiment qu’un cottage, car elle se retrouva presque aussitôt à l’angle d’un mur qu’elle suivit à l’aveuglette. Encore un, et elle se trouverait à l’arrière de la maison. S’il y avait quelqu’un, c’est ici qu’elle le trouverait. Dans un cottage, la vie s’organise autour de la cuisine, qui se situe toujours à l’arrière de la maison.

Comme elle tournait le coin du mur, elle aperçut une lueur dans le brouillard, une lueur argentée qui dévoila ses secrets. La lueur provenait d’une fenêtre du rez-de-chaussée et le brouillard semblait évoluer autour comme un très lent mouvement de marée montante. Pour Hilary, cette lueur vague ressemblait à l’invention du feu – la vie renaissait. Elle brisa la chape de ténèbres qui pesait sur son esprit et le cauchemar s’évanouit. Elle s’approcha de la fenêtre pour regarder à l’intérieur.

Il n’y avait pas de rideau, du moins n’était-il pas tiré. Sous le rebord de la fenêtre, elle vit un évier et des robinets. La pièce n’était pas éclairée – on aurait dit une arrière-cuisine, minuscule –, mais une porte ouverte donnait sur la véritable cuisine, et une lampe posée sur la table de cette cuisine projetait un halo de lumière vers la fenêtre et le brouillard. Lumière qui frappa Hilary et l’éblouit, aussi ne put-elle tout d’abord rien distinguer d’autre que la lampe et les carreaux bleus et blancs de la nappe sur laquelle celle-ci était posée. Bien qu’éblouie, elle garda les yeux grands ouverts et regarda par l’embrasure de la porte. C’est alors qu’elle vit quelque chose d’autre. Mrs. Mercer contournait le fourneau, une théière à la main. Le fourneau se trouvait plus loin que la table et la lampe – un gros et très vieux fourneau dont le foyer rougeoyait. Mrs. Mercer le contourna, la théière à la main. Elle la posa sur un plateau – un vieux plateau en fer-blanc décoré d’un motif doré. Puis elle se redressa, comme si elle portait une lourde charge.

Hilary tapa au carreau.

D’abord, il n’y eut aucune réaction. Enfin, Mrs. Mercer dépassa la table et traversa l’arrière-cuisine. Elle ouvrit la fenêtre au-dessus de l’évier, en poussa les battants, et demanda, d’une voix faible et traînante :

— C’est le lait ? Je vous attendais plus avec ce brouillard.

Hilary se pencha bien en avant par-dessus le rebord. Il n’était pas question qu’on lui claque la fenêtre au nez. Si c’était humainement possible d’avoir un peu du thé de cette grosse théière brune, elle ferait tout pour y parvenir. Elle espérait que le pot de lait qu’elle apercevait sur le plateau n’était pas vide et elle fut toute revigorée quand elle se rendit compte qu’il n’y avait qu’une seule tasse. Alfred n’était pas attendu pour le thé, pas de doute. Elle se plaça en pleine lumière et dit :

— Bonsoir, Mrs. Mercer.

Mrs. Mercer se retint au bord de l’évier, comme si elle allait tomber. La lampe se trouvait dans son dos et son visage n’était qu’une masse confuse. Une bonne minute s’écoula avant qu’elle parvienne à articuler, d’une voix faible :

— C’est Miss Carew ?

Hilary confirma de la tête.

— Ne voulez-vous pas me laisser entrer ? J’aimerais boire une tasse de thé… Vous n’avez pas idée comme j’en meurs d’envie. J’ai fait une chute de vélo. Je dois ressembler à quelqu’un qui est passé sous une haie. Est-ce que je peux entrer et me nettoyer ?

Mrs. Mercer s’accrochait toujours à l’évier d’une main. L’autre se leva.

— Oh, mademoiselle… vous m’avez fait une de ces peurs ! s’écria-t-elle.

— J’en suis vraiment désolée.

Elle fixa Hilary.

— Vous avez peut-être un train à prendre ? demanda-t-elle.

— Je ne sais même pas comment me rendre à la gare… mon vélo est en miettes. Vous ne voulez pas me laisser entrer et m’offrir un thé ?

— Il aime pas les visites, mon mari. Et je l’attends.

— Il n’y a qu’une seule tasse sur le plateau.

Mrs. Mercer commença à trembler.

— Je reçois qui je veux chez moi, d’accord ? C’est pas moi qui vous ai demandé de venir, non mais ? S’il vous reste deux sous de jugeote, partez. Vous n’avez donc rien d’autre à faire que de vous balader pour suivre des gens qui vous ont rien demandé ? Dépêchez-vous de filer ! Et le plus tôt sera le mieux, parce que si Mercer revient… si Mercer revient…

Sa voix, qui était un murmure de colère, défaillit quand elle prononça le nom de cet homme. Ses yeux, remplis de terreur, étaient fixés non pas sur Hilary mais sur quelque vision née des paroles qu’elle prononçait, quelque image d’Alfred Mercer revenant chez lui et les découvrant – toutes les deux.

La voix d’Hilary se fit insistante :

— Mrs. Mercer… j’ai une question à vous poser. Je ne veux pas rester… je dois rentrer à Londres.

De la pointe de sa langue pâle, Mrs. Mercer s’humecta les lèvres.

— Partez ! s’écria-t-elle. Partez… partez… oui, partez pendant qu’il est encore temps…

Hilary acquiesça d’un signe de tête.

— Croyez-moi, j’en ai vraiment aussi envie que vous. Je partirai dès que vous m’aurez dit ce que je veux savoir. Et, si vous ne voulez pas que Mercer me trouve ici, nous ferions mieux de commencer. Mais je voudrais vraiment que vous me laissiez entrer.

De nouveau, la langue pâle toucha les lèvres pâles.

— Je n’ose pas. Il me… il m’arracherait le cœur.

Hilary en eut un frisson dans le dos, non pas tant à cause des mots qu’à cause du regard de terreur maladive qui les accompagnait. Tout cela ne menait à rien. Elle se pencha aussi loin qu’elle put et lança sa main vers le poignet de Mrs. Mercer. Il était glacé et les doigts de sa main se crispèrent sur le rebord de pierre de l’évier.

— Écoutez-moi bien, dit Hilary, je veux savoir ce que vous aviez l’intention de dire quand vous m’avez raconté votre tentative pour voir Mrs. Grey, lors du procès.

Mrs. Mercer tenta de s’éloigner de l’évier et d’Hilary.

— C’est vrai que j’y suis allée… que j’ai essayé… personne pourra dire le contraire. Je crois bien qu’il aurait pu me tuer à ce moment.

— Vous avez voulu la voir et elle se reposait. Pourquoi avez-vous fait cela ? Qu’aviez-vous à lui dire ?

Elle sentait le pouls qui battait sous sa main, affolé. Elle resserra sa prise. La tête lui tournait, comme si elle ne supportait plus tout ce qu’elle avait dû endurer. Non, ce n’était pas la lutte, le meurtre, l’imminence de la mort qui étaient les plus difficiles à supporter, c’était d’avoir à continuer à vivre après qu’on eut fait le vide complet dans votre existence. Elle songea à Marion, à celle qu’elle avait connue avant et à celle qu’elle était devenue maintenant. Elle dit, d’une voix qui se brisa :

— Vous m’avez interrogée sur Marion. Elle a tellement changé. Si jamais vous la rencontriez, vous ne le supporteriez pas, vous ne le pourriez pas. Ne voulez-vous pas me dire pour quelle raison vous vouliez la voir, et pour lui dire quoi ? Vous avez répété, si seulement elle vous avait rencontrée… vous l’avez dit dans le train. Si elle vous avait vue… qu’est-ce que vous lui auriez dit dans ce cas ?

Mrs. Mercer n’essayait plus de s’écarter. Sa main libre retomba mollement le long de son corps.

— C’est trop tard, fit-elle d’une voix misérable, à bout de forces.

— Dites-moi ! insista Hilary.

Mrs. Mercer secoua la tête, sans y mettre aucune énergie, comme si elle ne pouvait s’en empêcher, trop faible pour cela.

— Lâchez-moi ! protesta-t-elle.

Mais Hilary maintint sa prise sur le poignet glacé.

— Qu’est-ce que vous vouliez lui dire ?

Mrs. Mercer commença à pleurer. Son nez se contracta et les larmes coulèrent de part et d’autre, pénétrant dans la bouche.

— Ça ne servira à rien, fit-elle, avec un sanglot. J’ai reçu une éducation religieuse, et je sais le mal que j’ai fait. Je n’ose plus lire ma Bible, et je ne peux plus dire mes prières, mais je n’ose pas revenir sur ce que j’ai promis à Mercer. Si je lui avais parlé, à ce moment-là, peut-être que les choses ne seraient pas allées aussi loin, mais ce qu’on pourrait dire maintenant ne réparera pas ce qui a été fait, et je devrai quand même payer pour l’avoir fait. Sauf que si Mercer l’apprend, il me tuera, et après, j’irai en enfer !

Elle avait cessé de sangloter. Les mots venaient, tout d’un trait, et sa voix se brisait, mais sans jamais s’interrompre.

Hilary secoua le poignet qu’elle tenait.

— C’est maintenant que vous y êtes, en enfer… quand vous commettez un acte abominable. Pas étonnant, si vous êtes malheureuse. Dites-moi ce que vous vouliez dire à Marion, s’il vous plaît. Je ne partirai pas avant. Est-ce que vous voulez que Mercer revienne et me trouve ici ? Pas moi. Mais je ne partirai pas avant de savoir.

Mrs. Mercer se pencha vers elle, au-dessus de l’évier.

— Il vous tuera, dit-elle dans un souffle… avec le couteau à pain ou n’importe quoi d’autre… et soyez sûre qu’il affirmera que c’est moi… prétendant que je suis folle. Il le raconte à tout le monde, et quand il vous aura tuée, c’est ce qu’il fera : « C’est ma femme qui a fait ça. » Et on m’enfermera… parce qu’il jurera que je suis folle.

Hilary sentit son cœur cogner dans sa poitrine. Était-ce la vérité ? Oui ou non ? Oui ? Elle demanda, lentement et remplie de crainte, comme une enfant :

— Est-ce que vous êtes folle, Mrs. Mercer ?

La pauvre femme fondit en larmes.

— Non, non ! Pourtant, avec tout le mal qu’il me fait, j’aurais des raisons de l’être ! Oh, mademoiselle, je préférerais mourir… je préférerais mourir !

Hilary cessa d’avoir peur. Elle s’arrangea pour lui tapoter l’épaule, qui tremblait, et qu’elle trouva si dure et maigre que c’était pitié.

— Mrs. Mercer, je vous en supplie, arrêtez de pleurer. Si vous avez menti au procès… et moi je le crois, parce que je suis sûre que Geoff n’a jamais tué personne, j’en suis certaine… si vous avez commis un acte aussi abominable, ne comprenez-vous pas que votre seule chance est de dire la vérité, maintenant, et d’arranger les choses ? Vous savez, je ne m’étonne pas que vous ayez peur de l’enfer, avec Geoff en prison et Marion si malheureuse. Mais imaginez un peu comme cela aurait été pire pour vous, si Geoff avait été pendu et que vous ne puissiez plus rien faire pour le sauver et rétablir la vérité ? Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu mieux ? Parce que vous pouvez réparer, tout de suite. Vous ne voulez pas continuer à mener cette existence misérable… n’est-ce pas ?

Mrs. Mercer se détourna violemment.

— Je sais pas de quoi vous parlez ! cria-t-elle. Sortez d’ici ou ça va mal tourner !

Hilary sentit le picotement des larmes qui venaient. Comme elle avait cru.. comme elle avait été sûre… elle avait nourri les plus folles espérances… et tout était fini soudain !

Mrs. Mercer s’était reculée jusqu’à la porte. Elle se tenait debout contre le chambranle. Il y avait une nuance de triomphe – bien pauvre triomphe – dans sa voix.

— Retournez sur la route et prenez à gauche, vous arriverez à Ledlington ! Où est votre vélo ?

Hilary se redressa. Elle se sentait toute courbaturée de s’être penchée au-dessus du rebord.

— Ce n’est qu’un tas de ferraille.

Et d’ajouter :

— Ils ont essayé de me tuer.

Mrs. Mercer leva la main vers ses lèvres avant de la laisser retomber. Sa bouche s’entrouvrit.

— Qui ça ? demanda-t-elle.

— Comme si vous ne le saviez pas ! lança Hilary d’une voix quelque peu méprisante.

Mrs. Mercer alla se réfugier dans la cuisine. Après avoir franchi la porte, elle la repoussa des deux mains et du genou. La porte se referma en claquant. Hilary resta seule dans le brouillard et dans le noir.

Elle parvint à s’orienter pour contourner la maison et franchit le portail. Puis elle se remit à suivre les ornières.