21

Marion Grey présentait une robe baptisée Clair de lune. Elle couvrait à peine la peau, mais ce qu’on en voyait justifiait amplement son nom. Il était cinq heures de l’après-midi. Le showroom d’Harriet St. Just bruissait de femmes, dont certaines étaient là pour se distraire, sans aucune intention d’acheter. La plupart l’appelaient Harry ou ma chérie. Si ses vêtements étaient hors de prix, depuis ses débuts, il y avait trois ans, elle était parvenue à faire un tabac. Marion et elle étaient amies d’école, mais, dans le travail, l’amitié n’entrait pas en ligne de compte. De dix heures du matin à six heures du soir, Marion n’était plus que Vania, un des premiers mannequins de Londres.

Une femme brune, voûtée, aux traits marqués, à la mine défaite, l’interpella au milieu d’une demi-douzaine d’autres personnes.

— Harry, c’est divin ! Je la prends telle quelle. Demande-lui seulement de se retourner, je voudrais revoir le dos.

Marion se retourna lentement, gracieuse, fit vaguement semblant de regarder par-dessus son épaule et garda la pose. Ses cheveux bruns étaient ramenés au-dessus de sa nuque. Son maquillage la rendait encore plus lisse, plus pâle même. Les ombres sous ses yeux les faisaient paraître artificiellement plus grands et plus sombres. Elle semblait ailleurs. La robe épousait les lignes adorables de son corps, comme une brume vaporeuse.

— C’est bon, intervint Harriet St. Just. Tu peux montrer la robe de velours noir.

Marion sortit avec sa robe clair de lune bleu-gris. Une fille, du nom de Celia, qui avait présenté un costume sport d’un vert brillant, se mit à pouffer quand la porte du showroom se referma derrière elle.

— La vieille Katie ne se sent vraiment plus ! « Je la prends ! »

Elle imita la voix de la femme brune.

— Elle m’aura tout l’air d’une vieille sorcière là-dedans. C’est ridicule… une robe pareille !

Marion ne dit rien. Elle fit glisser la robe pardessus sa tête, avec une maestria qui était le fruit d’une longue expérience – elle y parvint sans toucher un seul de ses cheveux. Puis elle saisit une robe de velours noir et la cape assortie, et commença à l’enfiler.

Une petite femme blonde, aux sourcils épais, passa la tête par la porte.

— Vania, téléphone !

Celia se remit à glousser.

— Ouh là là, j’aimerais pas être à ta place si Harry l’apprend ! Au beau milieu d’une présentation ! Dis donc, Flora, faut vraiment que je présente cette espèce d’horrible machin rose ? C’est pas du tout mon style. Vous me voyez me balader là-dedans du côté de Tottenham Court Road… et puis quoi encore !

— Tu ferais mieux de te dépêcher ! lança Flora, et elle referma la porte.

Marion décrocha le téléphone dans le petit bureau qui servait de cabine. Flora aurait mieux fait de répondre qu’elle était occupée. Elle ne voyait pas qui pouvait l’appeler ici. Personne n’aurait dû l’appeler ici. Flora était trop bonne – c’était une vague cousine d’Harriet, qui travaillait comme quatre et ne se mettait jamais en colère, mais elle était incapable de dire non. Elle porta le récepteur à son oreille et entendit une voix d’homme, plutôt faible.

— Mrs. Grey ?

— Oui.

La robe noire glissait de son épaule. Elle la remonta de la main.

— C’est vous, Marion ?

Elle sut aussitôt qui l’appelait. Son visage se transforma. Elle répondit, d’une voix grave, dure :

— Qui êtes-vous ? Qui est au bout du fil ?

Comme si elle avait pu l’ignorer.

— Bertie Everton, dit la voix. Écoutez, ne raccrochez pas… c’est important.

— Je n’ai rien à vous dire.

— Je sais, je sais ce que vous pensez. Tant pis pour moi. Je ne voudrais pas vous ennuyer, mais c’est à propos de Geoffrey. J’estime que vous devez savoir. Une toute petite chance, mais elle existe. Je pensais devoir vous prévenir.

De sa main libre, elle s’appuya de tout son poids contre le bureau d’Harriet et répondit :

— Je ne peux pas vous voir. Si vous avez quelque chose… à dire… adressez-vous à mon avocat.

Ses lèvres étaient si dures qu’elle avait du mal à prononcer les mots. Après quelques secondes de confusion, elle se demanda si elle avait réussi à parler, car il poursuivit :

— Bon, je vous appellerai à dix-huit heures.

Cela eut au moins pour effet de la libérer. Elle répondit, sans dissimuler sa colère :

— Il n’est pas question que vous veniez ici… vous le savez.

— Dans ce cas, je passerai vous voir, chez vous, à dix-huit heures trente. Vous serez rentrée ?

— Je ne peux pas vous rencontrer. J’ai une présentation. Je serai en retard.

— J’attendrai, dit Bertie Everton.

Il y eut un déclic, il avait raccroché.

Marion retourna présenter la robe de velours noir – Lucrèce Borgia. La partie inférieure était raide et le corsage serré et brodé de perles, à la mode Renaissance. Les lourdes manches de satin ivoire foncé tombaient net des épaules aux poignets. Quand elle se découvrit dans une glace, en ouvrant la porte du showroom, ce ne fut pas la robe qu’elle remarqua mais ses yeux étincelants de colère.

La robe eut beaucoup de succès. Elle fut achetée par une blonde aux cheveux clairsemés qui ne cessait de renifler et de se tapoter le bout du nez avec un petit mouchoir en mousseline rouge. C’était l’amie provinciale d’une cliente, et si elle se voyait bien en Lucrèce Borgia, cela la regardait, après tout.