Hilary s’éveilla dans le noir. Une minute auparavant, elle était profondément endormie, plongée dans des abîmes où aucun rêve ne survient et, l’instant suivant, elle était tout à fait éveillée et un peu effrayée. L’air nocturne entrait par la fenêtre ouverte, sorte de fumée de brouillard froid. Bien que le rideau fût complètement tiré, la chambre était dans le noir. Il régnait cette sorte d’atmosphère qui s’installe vers le milieu de la nuit, pourtant, si la nuit n’était pas plus avancée, elle n’avait pu dormir longtemps, car elle s’était couchée longtemps après minuit.
Quelque chose l’avait réveillée, elle ignorait quoi, quelque chose qui l’avait effrayée. Elle avait quitté brutalement les profondeurs du sommeil et s’était réveillée avec un sentiment de peur. Peur, mais de quoi ?
Elle sortit du lit, s’approcha doucement de la porte et l’ouvrit. Celle du salon aussi était ouverte. Par l’embrasure, la lumière éclairait le hall et, dans la pièce, Marion parlait à quelqu’un, sur un ton bas et désespéré. Hilary surprit ces mots :
— Pourquoi ne me dis-tu pas que c’était toi ? Je préférerais savoir.
Après quoi, Hilary retourna s’asseoir sur le rebord de son lit, ne sachant que faire. Marion… à une heure pareille ! À qui parlait-elle ? Qui pouvait-ce bien être ? Non, ça n’allait pas, ce n’était pas vrai, cela ne ressemblait en rien à Marion. Comment réagir quand ce que vous voyez, ce que vous entendez vous semble invraisemblable ?
Très bien, si vous n’y croyez pas, que faites-vous ?
Hilary se leva, enfila sa robe de chambre et traversa le hall. La porte du salon était à moitié ouverte. Sans la toucher ou la pousser, elle s’immobilisa près du montant gauche et regarda dans la pièce.
Il ne s’y trouvait personne d’autre que Marion Grey. La chemise de nuit qu’elle portait, vert clair, la faisait paraître plus pâle qu’en réalité. Sa chevelure tombait en fines vagues noires caressant les épaules avant de rebiquer en un semblant de boucles. Dans la douceur de l’ensemble, son visage était à la fois juvénile et tourmenté. Le masque d’indifférence et de fierté était tombé. Ses yeux étaient remplis de larmes. Ses lèvres, amollies, tremblaient. Elle était agenouillée sur l’âtre, tendant les mains vers le feu qui était éteint depuis une heure.
Hilary éprouva un tel mélange de pitié et de soulagement qu’elle crut que son cœur allait se briser.
— Chérie… souffla-t-elle à mi-voix.
Marion, alors, se mit à parler, d’une voix faible, lourde de chagrin :
— Tu ne veux pas me dire. Je pourrais le supporter si je savais… si je savais pourquoi. Il doit bien y avoir une raison… tu n’aurais pas fait ça sans raison. Geoff, tu ne l’aurais pas fait ! Geoff… Geoff.
Hilary retenait son souffle. Ce n’est pas à elle-même que Marion parlait, mais à Geoff. Geoff, qui se trouvait à Dartmoor.
Elle commença à supplier Geoffrey Grey, dont la personne physique était à Dartmoor, mais dont l’image visible vivait et parlait dans sa rêverie. Elle leva la main, comme pour le toucher.
— Geoff… Geoff… pourquoi ne me parles-tu pas ? Tu vois, je suis au courant. Elle me l’a dit… cette femme, l’aide-ménagère. Tu ne le savais pas. Mais elle est revenue sur ses pas. Elle avait laissé tomber quelque chose dans le bureau et elle est revenue le chercher. C’est alors qu’elle t’a entendu parler… te disputer. Elle a aussi entendu James. Elle a entendu qu’il disait « Mon propre neveu ! », et puis la détonation. Alors tu vois, je suis au courant. Cela ne fera aucune différence si tu me l’avoues maintenant… ils ne te pendront plus. La femme, elle ne dira rien… elle a promis. Geoff, ne comprends-tu pas que je dois savoir ? Ça me tue !
Elle se redressa et se mit à marcher dans la pièce, de long en large, pieds nus, muette, laissant les larmes couler sur son visage. Elle ne dit plus rien, mais, à un moment, elle soupira.
Hilary ne savait plus où se mettre. Elle ne savait pas quoi faire. Ce soupir profond était pire qu’un sanglot. Elle craignait autant de réveiller Marion que de la laisser poursuivre ce rêve sinistre.
Enfin, Marion cessa d’aller et venir et se dirigea vers la porte. Hilary eut à peine le temps de s’écarter. Cela lui aurait été impossible si la main de Marion, tendue devant elle, n’avait pas cherché le commutateur. Il y eut un clic et la lumière s’éteignit. L’ampoule brilla avant de se fondre dans le noir. Hilary sentit les doigts de Marion contre sa joue – une sensation froide, glaciale, qui la fit frissonner.
Hilary ne bougea pas et n’entendit aucun bruit – être touchée ainsi dans le noir, dans un silence absolu, lui flanqua une peur bleue. Elle dut faire un gros effort pour retourner dans sa propre chambre et allumer la lumière. Elle se rendit compte alors que la porte de Marion était entrouverte, mais on ne voyait aucune lumière. Hilary prit une bougie, poussa doucement la porte et regarda à l’intérieur. Marion était couchée, emmitouflée sous les couvertures et seule sa tête brune était visible sur l’oreiller.
Hilary referma la porte et se glissa dans son lit, tremblante de froid. Dès qu’elle se fut réchauffée, elle s’endormit et se mit aussitôt à rêver. Dans son rêve, elle discutait avec Mrs. Mercer dans un compartiment de train, sauf que dans ce compartiment il y avait un comptoir de bar d’un côté. Mrs. Mercer, debout derrière, mesurait quelque chose avec un de ces mètres qu’utilisent les marchands de tissus. Hilary, de l’autre côté du comptoir, se demandait ce qu’elle pouvait bien faire. Tout ce qui se déroulait dans le rêve était clair, mais l’objet que tenait Mrs. Mercer entre ses mains glissait, changeait de forme ou l’éblouissait, aussi ne parvenait-elle pas à savoir ce que c’était. Elle interrogea donc Mrs. Mercer – et sa propre voix l’effraya, car elle résonna comme une cloche :
— Qu’est-ce que vous mesurez ? dit-elle.
Mrs. Mercer répondit, l’objet lui échappant des mains, tout glissant et brillant :
— Oh, ce n’est que mon témoignage, Miss Hilary Carew.
Alors, Hilary demanda :
— Vous vendez des témoignages ? Je ne savais pas que c’était permis.
— Le mien, je l’ai vendu.
— Qu’est-ce que vous avez reçu en échange ? reprit alors Hilary.
Mrs. Mercer répondit :
— Une chose pour laquelle j’aurais donné mon âme.
Et elle se mit à gémir et à pleurer :
— Ça n’en valait pas la peine… ça n’en valait pas la peine, Miss Hilary Carew.
Soudain apparut Alfred Mercer, dans l’uniforme des contrôleurs, mais il ressemblait aussi à un chef de rayon. Il sortit un couteau à pain de la poche de son pantalon et déclara, d’une voix forte et agressive :
— La maison ne rembourse pas les achats.
Le couteau fit un tel effet sur Hilary qu’elle se précipita tout au bout du train et jusqu’à Fulham Road. Et juste comme elle arrivait à la boutique d’Henry, une voiture lui fonça dessus et elle se réveilla.