Miss Silver leva les yeux de son cahier, l’air très obligeant.
— Ah, oui… bien évidemment. J’ai quelques informations pour vous, capitaine Cunningham. Je n’ai pas eu l’occasion de vous voir depuis que j’ai été mise au courant.
— Oui ? dit Henry.
Miss Silver se pencha au-dessus de la table et ramassa la petite veste d’enfant à moitié terminée et la pelote de laine bleu pâle. Puis elle se cala dans son fauteuil et se mit à tricoter.
— Oui, reprit-elle. J’ai passé une petite annonce dans le journal. Il est heureux que Mrs. Mercer ait un nom de jeune fille aussi rare qu’Anketell. On pouvait être à peu près certain qu’il n’y aurait pas d’autre Louisa Kezia Anketell, du moins pas plus d’une dans une seule génération. En général, ces noms si particuliers se transmettent en famille. Moi-même, mon deuxième prénom est Hephzibah… ce qui ne va pas du tout avec Maud, mais il y a une Hephzibah dans notre famille depuis au moins deux siècles…
Elle toussota.
— Je m’égare… je vous prie de m’excuser.
Elle fit une maille à l’endroit, une autre à l’envers.
— Pour me résumer : je me suis entretenue, hier, avec une femme qui se dit la cousine de Mrs. Mercer. Elle m’avait écrit en réponse à l’annonce et je lui ai rendu visite à Wood Green. Elle s’appelle Sarah Akers, née Anketell… une personne plutôt désagréable, mais à laquelle on peut se fier, à mon avis. Elle semblait en vouloir à sa cousine, mais je ne vois aucune raison de mettre en doute ce qu’elle m’a dit.
— Et que vous a-t-elle dit ? demanda Hilary.
— Eh bien, tout d’abord que Louie, comme elle l’appelle, s’était toujours considérée comme mieux qu’elle n’était – je cite ses mots, qui traduisent bien sa manière de penser. Louie, donc, avait une très haute idée de sa personne et s’estimait supérieure à des gens qui la valaient en tout point. À ce moment-là, elle a fait preuve d’une grande animosité, et d’un plaisir non moins grand en m’informant que plus dure avait été la chute et que Louie, avec ses belles manières et son langage châtié, n’avait pas évité les ennuis. Elle avait eu un bébé, qui n’avait pas vécu, selon cette Mrs. Akers.
— Oh ! s’exclama Hilary, voilà pourquoi elle semblait si concernée par le fait que Marion ait perdu le sien.
Miss Silver leva et abaissa les yeux – un drôle de regard flottant.
— Le prénom du père, c’était Alfred. Mrs. Akers ignorait son nom. Peut-être était-ce Alfred Mercer, peut-être pas. Bon. Il y a trente ans, une jeune femme dont l’honneur avait été sali ne pouvait guère espérer retrouver une autre place, c’est indéniable. On considéra que Louisa Anketell eut beaucoup de chance car elle s’attira la sympathie et provoqua l’intérêt d’une dame qui voulait lui donner une seconde chance. Cette dame avait pris connaissance de l’histoire de Louisa un jour qu’elle était en visite dans le quartier. Elle avait bon cœur et beaucoup d’argent. Quand elle repartit, elle avait engagé la jeune fille, qui devrait apprendre le métier sous les ordres de sa propre cuisinière. Sarah Anketell ne vit plus sa cousine et n’entendit plus parler d’elle que par ouï-dire. Elle pensait que Louie était devenue cuisinière et était restée dans la même maison plusieurs années, jusqu’au décès de la dame. Cela peut vous paraître de peu d’importance, capitaine Cunningham. Moi-même, je commençais à me sentir déçue, mais, tout à la fin, j’ai eu la bonne idée de demander à Mrs. Akers si elle connaissait le nom de cette fameuse dame. Elle le connaissait, et quand elle me l’a répété, je me suis sentie amplement récompensée.
— Oh ! s’écria Hilary.
— Quel est son nom ? demanda aussitôt Henry.
Miss Silver laissa tomber son ouvrage sur son giron.
— Everton… Mrs. Bertram Everton.
— Quoi ? s’exclama Henry.
Puis, après un moment de stupéfaction :
— Qui… enfin, comment est-ce possible ? Bertie Everton n’est pas marié.
— Il y a trente ans ! fit Hilary, le souffle coupé. La mère de Bertie… tante Henrietta… celle qui a apporté les cheveux roux dans la famille.
— Exactement, confirma Miss Silver.
— Est-ce que rien n’a transpiré ? demanda Henry, après qu’on lui eut tout expliqué en détail. Hilary, est-ce que Marion savait que cette femme, Mercer, avait été au service de la famille Everton avant d’être employée par James Everton ?
Hilary sembla déconcertée.
— Elle ne l’a jamais dit.
Le regard de Miss Silver alla de l’un à l’autre.
— Il est certain que l’existence de relations, qui plus est de longue date, entre Mrs. Mercer et la famille de Bertie Everton, a sans aucun doute été mentionnée au moment du procès… si on en avait connaissance. Dans le cas contraire, on l’ignorait.
— Mais écoutez, Miss Silver, intervint Henry. Comment ces relations auraient-elles pu demeurer secrètes ? Si cette Louisa Anketell Mercer était la cuisinière de son frère depuis des années, James Everton doit l’avoir connue, de vue pour le moins.
— On peut l’envisager. Mais la cuisinière d’une grande demeure peut ne jamais être aperçue par un invité.
— Mais il n’en était pas un ! s’exclama Hilary. Je veux dire, il ne lui rendait pas visite. Pas James Everton, enfin ! Je le sais par Marion. Il avait eu une terrible dispute avec son frère Bertram parce qu’ils voulaient tous les deux épouser Henrietta, et James n’est jamais allé là-bas, ne les a plus vus, ni rien.
— Cela rend certainement les choses plus faciles, dit Miss Silver. Je pense qu’il nous faut supposer que Mrs. Mercer a dissimulé ses relations antérieures avec la famille Everton. Elle a pu agir de la sorte parce qu’elle sentait que cela ne serait pas à son avantage, ou… pour une autre raison, plus grave. Nous voilà amenés à considérer que le neveu de son employeur, Bertie Everton, loin d’être pour elle un complet étranger, était une personne qu’elle avait vue grandir, et envers la mère duquel elle avait une dette.
— Tout ça, c’est bien beau, dit Henry. Mais dette ou pas dette, est-ce que vous êtes en train de me raconter que Mrs. Mercer a fait un faux témoignage et a condamné à vie un homme totalement innocent pour la seule raison qu’elle a naguère fait la cuisine chez la mère du meurtrier ? En considérant que, désormais, vous placez Bertie Everton dans le camp des assassins. Hilary, bien sûr, est tout à fait certaine que c’est lui, et peu lui importent les preuves… ce qui n’est pas votre cas, j’imagine.
— Il nous faudra pas mal de preuves, capitaine Cunningham, si nous voulons tirer Geoffrey Grey de sa cellule. Je ne suppose pas que Mr. Bertie Everton est l’assassin. J’ai simplement suggéré que vous et Miss Hilary alliez vérifier cet alibi en or dont il dispose.
— Vous dites ne pas supposer que Bertie Everton est l’assassin… et, à moins que son alibi ne s’effondre, il n’aurait pu l’être. Pour la raison bien simple qu’il était à plus de cinq cents kilomètres de Putney quand James Everton a été abattu. Mais imaginez que son alibi soit bidon et qu’il ait vraiment tué son oncle, voudriez-vous nous faire croire qu’une pauvre créature apeurée comme Mrs. Mercer aurait, dans le feu de l’action, inventé une histoire qui accuse Geoffrey Grey, et, mieux, s’y serait tenue malgré un interrogatoire serré ?
— Je n’ai en rien évoqué ce qui a pu se passer dans le feu de l’action, répondit Miss Silver avec gravité. Le meurtre de Mr. Everton est un acte soigneusement prémédité. Remarquez qu’Alfred Mercer a épousé Louisa Anketell le lendemain. Les bans ont dû être publiés. Je crois que ce mariage faisait partie du plan, et qu’il avait deux fonctions : une fonction corruptrice et une fonction de sauvegarde. Pensez également à la femme sourde qui a été invitée à dîner. Son témoignage a innocenté les Mercer comme, je le pense, on l’espérait, et sa surdité garantissait qu’elle ne saurait préciser à quelle heure fut réellement tiré le coup de feu. Tout, dans cette affaire, a été réglé comme du papier à musique, aucun détail n’a été oublié. Celui qui a conçu ce plan est un être sans pitié, ingénieux et rusé. J’aimerais beaucoup être sûre que Miss Carew se trouve en sécurité durant les quelques jours critiques qui nous attendent.
— Vous croyez vraiment qu’elle est en danger ? s’inquiéta Henry.
— Qu’en pensez-vous, capitaine Cunningham ?
Hilary frissonna et, tout aussitôt, Henry fut d’avis qu’il aurait aimé partir en avion avec elle vers les Monts de la Lune. Il se souvint alors de la route brumeuse de Ledstow et il sentit ses pieds tout froids. Il ne répondit pas. Miss Silver le fit à sa place.
— Oui, capitaine Cunningham. Elle est en danger.
Hilary frissonna de nouveau.
— Je pense toujours à Mrs. Mercer, dit-elle. Elle a peur… horriblement peur de lui. C’est pour cela qu’elle ne m’a pas parlé hier soir. Croyez-vous qu’elle soit en sécurité… dans ce cottage… seule avec lui ?
— Je pense qu’elle court un très grand danger, dit Miss Silver.