3

Il y eut une pause. Hilary regarda la photo, et Marion regarda Hilary, un petit sourire amer aux lèvres.

— C’est Mrs. Mercer, dit-elle… la gouvernante de la maison de James.

Elle récupéra l’album et l’ouvrit sur ses genoux.

— Sans elle, Geoffrey s’en serait sorti. Son témoignage a fait pencher le plateau de la balance. Tu sais, elle n’a pas arrêté de pleurer en témoignant, et, bien sûr, le jury en a été influencé. Si elle avait été vindicative, ou dure, à l’égard de Geoff, cela ne lui aurait pas fait la moitié du mal qu’elle lui a fait, mais quand elle a juré, avec force sanglots, qu’elle l’avait entendu se quereller avec James à propos du testament, elle l’a condamné. Il subsistait un léger espoir qu’ils croient que James était mort quand Geoff l’avait trouvé, mais elle l’a ruiné.

La voix de Marion était au bord de la rupture. Au bout d’un moment, elle dit, d’un ton curieusement perplexe :

— J’avais toujours cru que c’était une femme très gentille. Elle m’avait donné la recette de ses scones. Elle semblait m’aimer.

Hilary était accroupie sur ses talons.

— Elle a affirmé qu’elle t’avait toujours aimée.

— Alors pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi ? J’ai beau me dire que je suis bête et aveugle, je ne vois pas la moindre raison qui l’aurait poussée à agir ainsi.

— Oui… pourquoi ? demanda Hilary.

— Elle mentait. Mais pourquoi a-t-elle menti ? Elle aimait Geoff. Quand elle a témoigné contre lui, elle donnait l’impression de subir le martyre… c’est cela qui a rendu son témoignage si accablant. Mais, d’ailleurs, pourquoi a-t-elle raconté tout ça ? Je n’ai pas de réponse, je n’ai aucune réponse. James était mort quand Geoff est arrivé. Nous n’avons pas cessé d’y penser et d’y repenser tous les deux. Il était huit heures du soir quand James lui a téléphoné. Nous venions de finir de dîner, et il est parti sans attendre… Oh, et puis tu as entendu cette histoire des centaines de fois, mais c’est la vérité, voilà ce qui compte. James lui a vraiment téléphoné. Et Geoff est vraiment allé à Putney, comme il l’a répété dans sa déposition. Il est resté planté là, a raccroché et a dit : « James veut me voir tout de suite. Il m’a l’air dans tous ses états. » Il m’a embrassée et a dévalé l’escalier. Quand il est arrivé, James était mort… affalé sur sa table de travail. Le pistolet traînait par terre, et Geoff l’a ramassé. Si seulement il ne l’avait pas ramassé ! Il a affirmé avoir réagi sans réfléchir. Il est entré par la porte du jardin et n’a rencontré personne avant de voir James, qui était mort. Le pistolet traînait par terre et il l’a pris. Ensuite, quand Mercer est venu frapper à la porte, elle était fermée à clef. Hilary… qui l’avait fermée ? Elle était fermée de l’intérieur, la clef était dessus et on a seulement trouvé les empreintes de Geoff sur la clef et sur la poignée, parce qu’il avait essayé d’ouvrir quand Mercer avait frappé. Puis il a tourné la clef et l’a fait entrer. Mrs. Mercer l’accompagnait et Mercer a dit : « Oh, mon Dieu, Mr. Geoff ! Qu’est-ce que vous avez fait ? »

— Arrête ! s’écria Hilary. Arrête avec ça, je t’en supplie… tu te fais du mal.

— Crois-tu que je resterais assise à te parler si je pouvais faire quelque chose ? dit Marion d’une voix faible, pleine de lassitude. Mercer a prétendu qu’il n’avait rien entendu, sauf un bruit qu’il a pris pour celui d’un pneu qui éclatait ou d’une moto qui pétaradait, une minute auparavant. Il était à l’office, occupé à astiquer les verres et l’argenterie avant de les ranger. Et c’est vrai – il avait tout sorti et il avait du produit nettoyant sur les mains. Mais Mrs. Mercer était à l’étage, en train d’ouvrir le lit de James et, selon elle, en arrivant dans le hall elle avait perçu des éclats de voix dans le bureau. Elle affirme avoir écouté parce qu’elle avait peur, et elle a juré que Geoffrey se querellait avec James. Puis elle a juré avoir entendu le coup de feu. Elle a hurlé et a couru chercher Mercer.

Elle se leva et l’album de photos s’étala sur les genoux d’Hilary.

D’un mouvement brusque mais gracieux, Marion repoussa son fauteuil et se mit à marcher de long en large. Sa pâleur n’avait d’égale que la frayeur d’Hilary. L’extrême lassitude qu’exprimait son visage avait laissé la place à une agitation douloureuse.

— Je n’ai fait qu’y penser, y repenser et y penser encore. J’y ai tellement pensé que j’en ai rêvé la nuit et ça n’a aucun sens. Rien de tout cela n’a de sens. Ça a fini par ressembler au procès – un bruit de fond – rien que des mots. Et cette bonne femme qui pleurniche et brise l’existence de Geoff en faisant un faux témoignage, tout cela sans aucune raison, pas le moindre motif nulle part… personne n’avait de raison de tuer James. Sauf Geoffrey, à supposer qu’il ait perdu la tête et agi dans un moment de fureur, quand James lui a annoncé que, dans son nouveau testament, il le déshéritait. Hilary, ce n’est pas lui… ce n’est pas lui ! Je te jure que ce n’est pas lui ! Ils ont fait tout un plat de son mauvais caractère, mais je te jure que ce n’est pas lui ! James l’avait élevé comme son héritier et il n’avait pas le droit de changer d’avis comme ça. Ni de le recevoir dans son bureau, de lui promettre de travailler en partenariat et de revenir sur sa promesse, si telle était son intention. Mais Geoff ne l’aurait pas touché… je le sais. Il ne l’aurait même pas frappé et il est tout simplement impossible qu’il lui ait tiré dessus.

Arrivée près de la fenêtre, elle interrompit son va-et-vient et resta debout, tournant le dos à la pièce, silencieuse un instant.

Puis elle dit :

— Ce n’est pas lui… sauf dans un cauchemar… mais c’est depuis si longtemps un cauchemar que… parfois… je… sens… que… je… pourrais… commencer… à… y… croire.

— Non ! s’écria Hilary, étouffant un sanglot.

Marion se retourna.

— Pourquoi James a-t-il détruit son testament pour en faire un autre ? Pourquoi a-t-il tout laissé à Bertie Everton ? Il n’a jamais eu un seul mot en faveur de celui-ci, et il aimait Geoff. Ils avaient passé ensemble toute la journée de la veille. Ils ne s’étaient pas disputés – rien, rien du tout. Et, le lendemain, il détruit son testament et en rédige un autre, puis, à huit heures du soir, il appelle Geoff et, à l’arrivée de Geoff, il est mort.

— Tu ne penses pas que… dit Hilary.

— Penser, je ne fais que cela… à en devenir folle.

Hilary tremblait d’excitation. Cela faisait près d’une année qu’elle vivait avec Marion, et jamais, jamais, jamais celle-ci n’avait évoqué l’affaire. Elle la tenait enfermée, comme un horrible secret, tout au fond de son être, sans cesser d’y penser un seul instant, qu’elle fût éveillée ou endormie, mais jamais, jamais au grand jamais elle n’en parlait.

Or Hilary bouillonnait d’idées brillantes à propos de l’affaire. Si Marion voulait seulement en parler, ouvrir son horrible coffre secret, dissiper les ténèbres et y accueillir les brillantes idées d’Hilary, elle était à peu près certaine de tomber sur quelque détail négligé, et tout pourrait être tiré au clair.

— Non… non… écoute-moi bien, Marion, s’il te plaît. Tu ne crois pas que quelqu’un a falsifié le testament ?

Marion se tenait près du coffre, tournant à moitié le dos à la pièce. Elle eut un rire qui avait tout du sanglot.

— Oh, Hilary, quel enfant tu fais ! Crois-tu par hasard qu’on n’a pas songé à cela ? Que tout cela n’a pas été vérifié ? Il s’est rendu à la banque en voiture et le directeur et un employé peuvent en témoigner.

— Pourquoi ? demanda Hilary. Je veux dire, pourquoi n’a-t-il pas envoyé les Mercer ? En général, on ne se rend pas à la banque pour signer son testament.

— Je n’en sais rien, dit Marion avec lassitude. Quoi qu’il en soit, c’est ce qu’il a fait. Les Mercer ne pouvaient pas signer parce qu’ils héritaient de quelque chose. James a convoqué son notaire et a détruit le premier testament en sa présence. Puis ils ont rédigé le second et ils sont allés ensemble à la banque, où James l’a signé.

— Où était Bertie Everton ? demanda Hilary.

— À Édimbourg. Il est parti par le train de nuit.

— Il était donc présent, la veille ?

— Certainement… il est allé à Putney et a vu James… en fait, ils ont dîné ensemble. Mais tu ne pourras rien en conclure, sauf qu’à l’évidence, à la suite de ce qui s’est dit ou passé, James a changé d’avis… et modifié son testament. Il avait toujours détesté Bertie et il aura suffi d’une heure et demie environ pour qu’il décide de lui laisser jusqu’à son dernier penny. Moi, dans le premier testament, je devais hériter d’un millier de livres, et même ça il l’a enlevé. Mieux, le frère de Bertie, Frank, à qui, incapable comme il est de garder un emploi, il versait depuis toujours une pension, se l’est vu supprimer. Dans le premier testament, la pension devait continuer à être versée. C’est un bon à rien et un vagabond, mais il était autant le neveu de James que Bertie ou Geoff, et James avait toujours eu l’intention de lui léguer quelque chose. Il disait qu’il lui manquait une case, mais il ne le détestait pas comme il détestait Bertie. Bertie était tout ce qu’il haïssait… et il lui a tout laissé.

Hilary s’appuya en arrière, les deux mains posées sur le sol.

— Pourquoi le détestait-il ? Quel est le problème avec Bertie ?

Marion eut un haussement d’épaules aussi soudain que bizarre.

— Il n’y en a pas. C’est ce qui mettait James en rogne. À l’entendre, Bertie n’en avait jamais fichu une rame de sa vie, et il n’avait pas l’intention de changer. Tu sais, il a un peu d’argent, et il se la coule douce, très douce, il collectionne les objets en porcelaine, il joue du piano, il invite toutes les filles à danser, et comme il se montre plein d’égards pour leurs mères et leurs tantes, sans oublier leurs grand-mères… tu ne le verras jamais parler avec un homme. Aussi, quand James a appris qu’il restaurait la tapisserie d’un lot de fauteuils Louis XV, déniché dans une vente… eh bien, je peux te dire, avec Geoff on a cru qu’il allait piquer une crise.

— Marion, comment sais-tu que ce Bertie se trouvait en Écosse quand James… est mort ?

— Il s’y est rendu par le train de nuit. Il logeait au Caledonian Hotel, à Édimbourg. Il y était depuis quelques jours quand il est venu voir James, personne ne sait pour quelle raison. Bref, il l’a rencontré et s’en est retourné. Selon l’employée qui s’occupe de sa chambre, il a pris son petit déjeuner et son déjeuner à l’hôtel et, après le déjeuner, il s’est plaint de la sonnette d’appel de sa chambre, qui était hors d’usage, enfin, à seize heures, il était préoccupé à cause d’un coup de téléphone qu’il attendait.

Elle leva la main et la laissa retomber sur le couvercle du coffre.

— Tu vois… il n’aurait pu être à Putney. James était mort vers vingt heures quinze. En outre… ce Bertie… si tu le connaissais…

— Je pensais à l’autre, dit Hilary… Frank, le pas grand-chose qui joue les vagabonds.

— Mauvaise piste, j’en ai peur, répondit Marion. Frank était à Glasgow. C’est lui qui a le meilleur alibi de tous. Il a encaissé sa pension, juste avant dix-huit heures. James la lui versait chaque semaine, par l’intermédiaire d’un notaire de Glasgow, sachant que Frank était incapable de garder le moindre argent plus d’une semaine, quelle que soit la somme. Ce jour-là, il a appelé, juste avant dix-huit heures, pour prévenir qu’il passerait la chercher, et, quand il a quitté l’étude du notaire, il n’était pas loin de dix-huit heures quinze. Oui, ça aurait été tellement mieux, tellement plus simple, si c’était lui le meurtrier… mais ce n’est pas le cas.

— Mais qui, alors ? ne put s’empêcher de demander Hilary.

Marion était calme. La question d’Hilary sembla la plonger dans un état plus profond que le calme. La vie est une respiration, et la respiration s’accompagne de mouvement. Marion semblait avoir cessé de respirer. Pendant une minute interminable, effrayante, il sembla à Hilary qu’elle ne respirait plus. Elle la fixait, les yeux ronds, terrifiés, et Hilary devina que Marion n’était pas sûre – n’était pas sûre de Geoff. Elle aimait Geoff à la folie, mais elle n’était pas certaine qu’il n’avait pas tué James. Hilary en fut si choquée qu’elle ne trouva rien à dire ou à faire. Elle s’appuya en arrière sur ses mains, jusqu’à les sentir s’engourdir.

Marion sortit de sa torpeur. Soudain, elle se retourna, et toute la maîtrise de soi dont elle avait fait preuve pendant cette année de misère et de lutte acharnée pour ne pas flancher vola en éclats.

— Je ne sais pas, dit-elle… personne n’en saura jamais rien. On va continuer à vivre, on va vivre, oui, on va vivre et on ne saura jamais. J’ai vingt-cinq ans, Geoff vingt-huit. Peut-être qu’on aura encore cinquante ans à vivre. Cinquante ans.

Sa voix sembla disparaître dans un puits glacé.

Hilary prit appui sur ses mains engourdies et se remit debout.

— Marion… s’il te plaît… arrête ! Ça ne dure pas toute la vie… tu sais… ils les libèrent.

— Vingt-cinq ans, dit Marion d’une voix angoissée. Vingt-cinq ans, et on sort, comme qui dirait, pour bonne conduite. Allez, disons vingt… vingt ans. Tu n’as pas idée de ce qu’il a subi depuis un an. Mieux aurait valu qu’ils le tuent tout de suite. Maintenant, ils le font mourir à petit feu, chaque jour, et il sera définitivement mort bien avant que les vingt ans soient écoulés. Je ne retrouverai rien en lui de ce que j’ai connu ou aimé. Il y aura un corps, portant le nom de Geoffrey Grey, parce que, physiquement, il ne mourra pas. Il est fort, et on dit que c’est une vie très saine, donc, physiquement, il ne mourra pas. Mais le Geoff que j’ai connu est en train de mourir… maintenant… maintenant… pendant que nous discutons.

— Marion !

Marion la repoussa.

— Tu ne sais pas ce que c’est. Chaque fois que j’y vais, je me dis : « Aujourd’hui je vais le toucher, le toucher pour de bon… rien ne m’empêchera de le toucher aujourd’hui. Je me fiche du garde, je me fiche de tout… nous serons de nouveau ensemble… rien d’autre ne compte. » Mais, quand j’arrive là-bas…

Elle fit un geste de désespoir.

— … nous ne sommes pas ensemble. Je ne peux pas l’approcher… je ne peux pas le toucher… ils m’empêchent de le toucher… ils m’interdisent de l’embrasser. Si je pouvais le prendre dans mes bras, je pourrais le ramener à la vie. Il s’éloigne de moi de plus en plus… il s’éteint, à cause de mon absence… et je suis impuissante.

Elle saisit le dossier du fauteuil et s’appuya dessus, tremblante.

— Tu l’imagines, dans vingt ans, à moitié mort ! Qu’est-ce qu’on peut faire pour un mort ? Il sera mort, ou ce sera tout comme. Et moi, à quoi je ressemblerai ? Peut-être que moi aussi je serai morte.

— Marion… Marion… s’il te plaît !

Marion frissonna de la tête aux pieds.

— Non, il ne faut pas… pas vrai ? Il faut continuer à vivre. Si mon bébé n’était pas mort…

Elle se tut, se redressa et dissimula son visage dans ses mains.

— Je n’aurai plus jamais d’enfants dorénavant. Ils font mourir Geoff et ils ont tué mes enfants. Mon Dieu… pourquoi, pourquoi est-ce arrivé ? Nous étions si heureux !