31

Le visage fut visible le temps de reprendre souffle. Puis il s’écarta du carreau et disparut.

Hilary continua à observer la fenêtre. C’était au cinquième étage, à gauche de l’escalier principal. Cela faisait sans doute un bon moment que Mrs. Mercer regardait par la fenêtre. Hilary ne doutait pas que c’était le sien, car, même si elle l’avait imaginé, elle n’aurait pu inventer une telle expression d’horreur. Jamais elle n’en avait vu de semblable sur un visage humain et elle espérait bien que ce serait la dernière fois. En repensant à ces yeux désespérés qui la fixaient, à cette mâchoire qui s’affaissait, sous le coup de la peur, Hilary sut qu’elle ne pouvait pas attendre – elle devait agir, tout de suite. Elle ne pensa même pas à Henry. Elle traversa la rue en courant et s’enfonça dans les ténèbres de l’escalier.

Au deuxième étage, elle s’arrêta, la respiration coupée. On ne peut pas grimper cinq étages quatre à quatre, et à quoi bon essayer ?

Plus haut, plus haut, toujours plus haut.

Plus bas, plus bas, toujours plus bas.

« Non, pas plus bas – plus haut. Et garde la tête froide, ne t’essouffle pas ou tu ne seras bonne à rien une fois là-haut. »

Elle ne rencontra personne, hormis une douzaine d’enfants regroupés par deux ou trois sur les paliers. Ils étaient tous très petits, car les plus âgés étaient à l’école. Ils ne firent pas attention à elle et elle aussi les ignora. Parvenue au cinquième, elle frappa à la première porte à sa gauche et ce ne fut qu’après avoir entendu le bruit que cela faisait qu’elle se demanda comment elle réagirait si c’était Alfred Mercer en personne qui ouvrait. Horrible pensée, mais à quoi bon s’appesantir – n’était-il pas trop tard, maintenant ? Elle ne pouvait pas s’enfuir… Elle ne voulait pas s’enfuir.

Personne ne répondit à ses coups. Elle leva la main pour frapper de nouveau, mais celle-ci s’immobilisa, à deux centimètres de la porte, sans trouver la force d’achever son geste et de produire un son. Une sorte de terreur glacée l’envahissait. Elle dut faire un effort violent pour s’y arracher et abaissa la main vers le bouton de la porte. Sa main tourna, entraînant le bouton. La porte s’ouvrit vers l’intérieur avec un déclic.

Hilary demeura sur le seuil. Elle vit un couloir vide sur lequel ouvraient trois portes. Ouvraient, étrange manière de parler, car elles étaient toutes trois fermées. Ce devait être dans la pièce derrière la porte de gauche que se tenait Mrs. Mercer quand elle regardait par la fenêtre. Elle ferma la porte d’entrée, s’avança et, à ce moment, une sensation de froid, un frémissement glacé lui parcourut la colonne vertébrale. Maintenant, elle avait dépassé les autres pièces. « Suppose qu’Alfred Mercer sorte de l’une d’elles, te saute à la gorge et t’étrangle… » Non, il ne le ferait pas. Quelle raison aurait-il eue ? Une de ses voix lui disait cela. Mais une autre affirmait : « Il en serait capable s’il pensait que tu en sais trop. »

Elle écouta à la porte mais n’entendit rien. À l’extérieur, l’immeuble bourdonnait de vie, ici, dans l’appartement, ne régnait qu’un silence vide. Si elle avait pris le temps de réfléchir, elle aurait couru retrouver le monde du bruit. Elle se prit brusquement les mains, posa une paume brûlante sur le bouton froid de la porte et entra.

La pièce était nue et misérable. Une couverture sale qui servait de rideau était ramenée d’un côté de la fenêtre où elle avait surpris le visage. Un grand lit, délabré, était disposé face à la lumière du jour et, le long du mur, à main droite, il y avait une espèce de penderie ou de placard. Une table branlante, flanquée de deux chaises, occupait le milieu de la pièce. En entrant, Hilary heurta la tête de lit avec la porte et, tout d’abord, elle crut qu’il n’y avait personne.

Elle fit quelques pas et découvrit Mrs. Mercer, debout contre le mur. Elle s’était réfugiée aussi loin que possible. D’une main elle s’agrippait à un montant du lit, de l’autre elle se pressait le côté. Hilary se dit qu’elle se serait écroulée si elle n’avait pas été à ce point figée par la terreur. Il y avait sur son visage la même expression de panique que celle qui avait poussé Hilary à grimper cinq étages pour savoir ce qui n’allait pas. Et puis, subitement, la tension retomba. Mrs. Mercer abandonna le montant du lit, s’affaissa sur le matelas et se mit à pleurer.

Hilary ferma la porte.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Hilary. De quoi avez-vous peur ?

Rien ne lui répondit que des sanglots étranglés, noyés de larmes.

— Mrs. Mercer…

— Je croyais que c’était lui… oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ?

Hilary lui mit une main sur l’épaule et ne la retira pas.

— Vous avez cru que j’étais Mercer ? Il est dans l’appartement ou il est sorti ?

Les yeux pâles la regardèrent, terrifiés.

— Il va revenir… d’un instant à l’autre… pour m’achever. C’est pour ça qu’il m’a conduite ici… pour m’achever !

Elle saisit l’autre main d’Hilary, d’une étreinte froide et moite.

— Je n’ose pas dormir, j’ai peur de manger ! Un jour, il a laissé le robinet du gaz ouvert… et j’ai trouvé un drôle de goût amer au thé… mais il a dit que ce n’était rien… sauf qu’il n’a pas bu la tasse que je lui ai servie… et quand je lui ai demandé : « Est-ce que tu ne bois pas ton thé, Alfred ? », il a saisi la soucoupe et l’a repoussée, en renversant la moitié… « Bois-le toi-même, et bon débarras ! » il a dit… puis il m’a insultée d’une manière inadmissible… parce que je suis sa femme et on me doit des égards… peu importe ce qui est arrivé dans le passé… et il est mal placé pour me lancer ça au visage… mon Dieu, vraiment mal placé !

Hilary posa une main ferme sur son épaule maigre.

— Pourquoi restez-vous avec lui, Mrs. Mercer ? Pourquoi ne partez-vous pas ? Qu’est-ce qui vous en empêche ? Venez avec moi… tout de suite, avant qu’il revienne !

Mrs. Mercer se détourna d’elle avec une sorte d’énergie désespérée.

— Parce que vous croyez qu’il va me laisser partir ? Où que j’aille il me suivra pour en finir avec moi. Oh, Seigneur… je voudrais que ça s’arrête… je préférerais mourir.

— Pourquoi veut-il vous tuer ? demanda Hilary posément.

Mrs. Mercer frémit et se tut.

Hilary insista :

— Voulez-vous que je vous le dise ? Je le sais, et vous aussi. C’est ça le problème… vous en savez trop. Il veut vous tuer parce que vous en savez trop sur l’assassinat d’Everton. Il veut vous tuer parce que vous savez que Geoffrey Grey est innocent. Et moi, je me fiche qu’il nous tue toutes les deux ou non… Maintenant vous allez me dire la vérité… tout de suite.

Mrs. Mercer cessa de pleurer. Elle était assise sur le lit, accablée, docile et lasse dans ses dignes vêtements noirs. Elle posa son regard terne sur le visage d’Hilary et dit, avec une simplicité déchirante :

— On me pendra.

Le pouls d’Hilary se mit à battre. L’espoir renaissait. Elle parla à mi-voix, très rapidement :

— Non, je ne le crois pas. Vous êtes malade. Ce n’est pas vous qui avez agi… n’est-ce pas ?

Les yeux pâles se détournèrent avec un tressaillement.

— Mrs. Mercer… vous n’avez pas tiré sur Mr. Everton, n’est-ce pas ?… Vous devez me le dire… vous devez parler !

Mrs. Mercer sortit le bout de sa langue pour s’humecter les lèvres.

— Non, dit-elle.

Elle força sa voix pour le répéter, un peu plus fort :

— Non.

— Qui a fait ça ? demanda Hilary.

C’est alors qu’elles perçurent toutes les deux le déclic de la porte extérieure.

Mrs. Mercer se remit sur ses pieds d’un mouvement nerveux qui n’avait rien de naturel. Elle repoussa Hilary et lui désigna la penderie. Elle émit un son de gorge qui se brisa.

Il n’y avait ni le temps ni le besoin de parler. Alfred Mercer était revenu et, dans cette pièce nue, la penderie offrait la seule cachette possible. Il n’y avait même pas le temps de la réflexion. Un pur instinct primitif en tint lieu. Sans avoir conscience des gestes qu’elle faisait, Hilary se retrouva, porte fermée, dans les ténèbres de la penderie, qui ne sentait guère bon. Il y avait très peu d’espace. Son épaule touchait un coin de bois dur. Son dos appuyait contre le mur. Quelque chose se balançait et pendait contre elle dans le noir. Les mots de Mrs. Mercer lui revinrent en mémoire, et ses lèvres, ses tempes, se mouillèrent de terreur. « On me pendra. » Et, là, il y avait quelque chose qui pendait…

Elle revint violemment à la réalité. Pas étonnant s’il y avait quelque chose qui pendait – c’est à accrocher des vêtements que servaient les penderies. Mrs. Mercer y avait suspendu son manteau, qui se balançait et bougeait contre la joue d’Hilary. Elle sentit de nouveau la sueur l’inonder. Elle entendit la voix d’Alfred Mercer dans la pièce. Il parlait avec rudesse.

— Tu fais encore la tête ?

— Non, Alfred.

Hilary s’étonna de la capacité qu’avait eue cette femme de se reprendre. Les mots résonnaient presque comme ils auraient dû résonner – presque, seulement.

— Non, Alfred ! répéta Mercer en la parodiant. Tu n’as que ce mot à la bouche… n’est-ce pas ? Est-ce que tu as renseigné cette maudite fille ? Non, Alfred ! Est-ce que tu l’as vue ? Est-ce que tu lui as parlé ? Est-ce qu’elle est venue fourrer son nez au cottage ? Non, Alfred ! Alors que chaque fois… chaque fois c’était oui… oui… oui… saleté de pleurnicheuse !

Hilary dut deviner l’effort éprouvant que fit Mrs. Mercer pour lui répondre.

— Je ne vois pas de quoi tu parles… non, vraiment pas.

— Oh que si… tu vois très bien ! Je suppose que tu ne lui as pas parlé dans le train ?

— J’ai simplement demandé des nouvelles de Mrs. Grey… je te l’ai dit, Alfred.

De nouveau elle craquait. L’effort l’avait épuisée. Sa voix se décomposait.

— Et quel besoin tu avais de lui parler, aussi ? C’est toi qui as tout relancé. L’affaire était close, non ? Mr. Geoffrey Grey était en taule. Si tu l’avais bouclée, on vivrait comme des rois. Comment veux-tu que je te fasse confiance, maintenant ?

— Je n’ai jamais rien dit… je le jure.

La voix d’Alfred Mercer se transforma en un horrible murmure.

— Ah oui ? Et pourquoi elle s’est ramenée à Ledlington ? Et pourquoi elle est allée fouiner sur la route de Ledstow ? Et pourquoi elle est venue au cottage, si ce n’est parce que tu lui as bel et bien raconté que tu savais quelque chose qui pourrait faire sortir Mr. Geoffrey de prison ?

— Je n’ai rien dit, Alfred… jamais !

— Bien sûr… tu ne dis jamais rien ! Si je n’avais pas remarqué les traces de ses chaussures au bas de la fenêtre de l’arrière-cuisine, tu ne risquais pas de me dire qu’elle était venue espionner. Et comment savoir ce que tu lui as raconté à ce moment ? Et comment être sûr que tu n’as pas prévenu la police ?

— Je le jure sur la Bible ! dit Mrs. Mercer d’une voix sauvage, tremblante.

Puis vint un premier sanglot, suivi d’une véritable avalanche.

— Ça va ! lui ordonna Mercer. Ça ne te servira à rien ! Cette porte est fermée et la porte de l’escalier aussi. Tu peux hurler à tue-tête, personne ne t’entendra. Il y a bien trop de bruit dehors pour qu’on entende… je te l’ai déjà dit. C’est pour ça que nous sommes venus ici, Louie. Il y a un type, de l’autre côté du palier, qui prend sa cuite trois fois par semaine, sans parler du dimanche. Quand il est bourré, il frappe sa femme et quand il la frappe, elle crie, c’est horrible, à ce qu’on m’a dit. J’en parlais avec quelqu’un dans l’escalier l’autre soir. C’est horrible comme elle crie. Et quand j’ai demandé au type : « Est-ce que les voisins n’interviennent pas ? », il a rigolé et a dit : « Ça risque pas… ils ont l’habitude. » Puis j’ai demandé : « Personne n’appelle la police ? », et il m’a dit : « La police a autre chose à faire qu’à venir se mêler d’une scène de ménage, et si ça leur prenait, ça pourrait leur coûter cher. » Alors, inutile de hurler, Louie.

Il y eut une pause et le bruit d’une démarche traînante. Hilary put se représenter la vision qu’elle avait eue en entrant dans la pièce : Mrs. Mercer plaquée contre le mur, s’accrochant au montant du lit. Elle se dit que si la porte de la penderie était ouverte, elle l’apercevrait, exactement dans cette position, terrorisée.

À ce bruit de pas qui traînaient succéda le silence. Silence rompu par la voix d’Alfred Mercer.

— Maintenant, ça suffit, ma fille ! lança-t-il, d’un ton peu amène. Tu vas t’asseoir et écrire ce que je vais te dicter !

Hilary put entendre le hoquet de soulagement de Mrs. Mercer. Ce n’était pas encore ce qu’elle avait craint, quoi que ce fût. Elle s’était raidie, prête à affronter quelque acte horrible. Quand il lui ordonna de s’asseoir et d’écrire, elle retrouva son souffle, haletante.

— Qu’est-ce que tu veux que j’écrive, Alfred ?

Hilary perçut de nouveau la démarche traînante de deux pieds qui avançaient de mauvais gré sur le parquet en bois, puis le bruit d’une chaise qu’on tirait, et un froissement de papier. Enfin, la voix d’Alfred Mercer :

— Tu vas écrire ce que je vais te dicter, et n’y passe pas la journée ! Tu sais écrire, quand tu t’en donnes la peine. Et ne t’avise pas d’oublier des choses, ou d’en rajouter, parce que ça pourrait aller mal pour toi ! Allez ! Tu inscris la date en haut, le 27 novembre, et tu écris : « Je suis incapable de le supporter plus longtemps… J’ai commis un acte horrible et je dois raconter ce qui s’est passé, afin que Mr. Geoffrey Grey recouvre la liberté. »

Il y eut le bruit d’une chaise que l’on repoussait en arrière. D’une voix affaiblie, à peine un murmure, Mrs. Mercer demanda :

— Qu’est-ce que tu veux faire ? Tu m’as dit que tu m’arracherais le cœur si je parlais.

— Tu écris ce que je te dis d’écrire ! tonna Alfred Mercer. Sinon… tu vois ce couteau, Louie… tu le vois bien ? Il est affûté. Tu veux que je te le prouve ? Très bien, alors écris ce que j’ai dit !

Elle écrivit. Le calme régnait dans la pièce, à tel point qu’Hilary pouvait percevoir le léger crissement de la plume sur le papier. Puis la voix d’Alfred Mercer. Et de nouveau le crissement de la plume, suivi de la voix… enfin, un long soupir, comme un frémissement.

— C’est noté ? Très bien, continue : « Je n’avais pas l’intention de tuer Mr. Everton… Alfred et moi, nous nous aimions, il y a longtemps… Il m’avait dit que si nous nous présentions chez Mr. Everton, en tant que mari et femme, il m’épouserait, aussi ai-je accepté… Mais il a toujours remis à plus tard, et, un jour, Mr. Everton a découvert la vérité… »

Hilary perçut le bruit de quelqu’un qui reprenait lentement son souffle.

— Mais qu’est-ce que j’écris là ? murmura Mrs. Mercer.

— Tu le sauras quand tu l’auras écrit, ma fille, répondit Alfred Mercer. C’est noté : « Un jour il a découvert la vérité » ? Très bien, on continue : « C’était le jour où Mr. Bertie Everton est venu d’Écosse lui rendre visite… Il n’a pas eu le temps d’en parler… Il était très en colère… Alfred a dit qu’il arrangerait tout, et qu’il ferait publier les bans… mais ça n’a pas du tout marché… Mr. Everton nous a demandé de partir… et a ajouté qu’il était de son devoir de nous dénoncer… Alors, j’ai pris le pistolet que Mr. Geoffrey avait laissé dans le tiroir du bas de son bureau… C’était le 16 juillet… Notre voisine, Mrs. Thompson, dînait avec nous… Je me suis rendue au salon… et, au moment où je passais devant la porte du bureau… j’ai entendu Mr. Everton qui téléphonait à Mr. Geoffrey Grey… Il voulait qu’il vienne tout de suite… J’ai pensé qu’il allait tout lui dire à propos d’Alfred et de moi… Il était vingt heures… J’ai pris ma décision… Je savais exactement quand arriverait Mr. Geoffrey… Un peu avant le moment où j’ai affirmé devoir ouvrir le lit… je suis allée prendre le pistolet de Mr. Geoffrey… »

— Alfred !

C’était plus un halètement qu’un mot. Puis il y eut un faible cri d’effroi.

— Si tu le cherches, ça va être bien pire ! Allez ! Tu y es ? « Le pistolet de Mr. Geoffrey »… c’est noté ?… Bon ! « Je l’ai caché sous mon tablier et je suis entrée dans le bureau… J’ai demandé à Mr. Everton d’avoir pitié de nous et de ne rien dire à personne… Il m’a insultée… et je l’ai tué… »

Hilary entendit un froissement, comme si on avait brutalement repoussé la feuille de papier.

— Non… je ne l’écrirai pas… je serais pendue !

C’était un murmure de terreur.

— Tu en as déjà assez écrit pour être pendue, répliqua Alfred Mercer. Mais on ne te pendra pas, Louie… inutile d’avoir peur. On n’en aura pas l’occasion, parce que, dès que tu auras écrit ça et que tu l’auras signé, tu boiras ce qu’il y a dans cette bouteille et, ensuite, tu t’endormiras, et tu oublieras tout.

— Non, fit la voix, mourante… Non !

— Ah oui ? C’est ce que tu crois ? Dans ce cas…

Sa voix baissa d’un ton, et Hilary fut incapable de saisir aucun mot, rien qu’une sorte de bruit hargneux – quelque chose de dur, de grinçant comme un animal qui gronde.

Mrs. Mercer cria de nouveau et hoqueta, frémissante de peur.

— Non… non ! Je ferai ce que tu voudras !

— Vaudrait mieux ! Au travail ! J’ai pas l’intention d’y passer la journée. Et tant pis pour les taches d’encre, vu que tu as salement froissé la feuille. « Je l’ai tué »… voilà ce que tu écris ! Et que ce soit lisible ! Dépêche !

Il y eut un bruit de papier, suivi du crissement de la plume. Mrs. Mercer gémit. La voix de Mercer poursuivit, froidement déterminée : « J’ai fermé la porte à clef… et j’ai essuyé la clef et la poignée… J’ai aussi essuyé le pistolet… et je l’ai déposé sur le paillasson devant la porte du jardin… Puis j’en ai fait le tour en courant et je suis rentrée par une des fenêtres du salon que j’ai ensuite refermée… Elles étaient toutes fermées à l’arrivée de la police… mais j’en avais laissé une ouverte à dessein, afin de pouvoir retourner rapidement dans la maison… J’ai attendu jusqu’au moment où j’ai aperçu Mr. Geoffrey qui entrait dans le bureau, par la porte vitrée… Alors je me suis précipitée dans le hall en hurlant… Alfred est accouru, puis Mrs. Thompson… ils ont cogné à la porte… Tout le monde a cru que c’était Mr. Geoffrey le coupable… et je n’ai rien dit… Je ne l’ai pas dit à mon mari non plus, ni à personne d’autre… Alfred n’en a jamais rien su, sauf ce que je lui ai raconté… Lui aussi pensait que c’était Mr. Geoffrey le coupable, comme les autres… Puis j’ai fait un faux témoignage lors de l’enquête et du procès… mais, aujourd’hui, je ne peux plus le supporter… Alfred et moi, nous nous sommes mariés comme il l’avait promis… et il a été bon avec moi. Mais je ne peux plus le supporter… Je suis une femme misérable et je préférerais mourir. »… Tu signes proprement, en mettant ton nom de femme mariée… Louisa Kezia Mercer !

Hilary sentait ses cheveux collés sur ses tempes à cause de la transpiration. Une goutte de sueur froide perla entre ses omoplates. C’était comme vivre le plus terrible des cauchemars, où tous les ingrédients d’une scène d’horreur se trouvaient réunis : l’odeur de crasse de l’endroit, l’impression d’être perdue dans les ténèbres et d’une menace accablante qui pesait. Avait-elle bien entendu ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire dictée par Alfred Mercer ? Était-ce un mensonge qu’il essayait d’imposer à cette pauvre créature brisée en la menaçant d’un couteau, ou était-ce la vérité ? Car cela pouvait très bien être vrai. Tout concordait, tout s’expliquait. Non, cela n’expliquait pas pourquoi James Everton avait modifié son testament. Mais peu importe. Rien d’autre ne comptait si on pouvait innocenter Geoff.

Toutes ces pensées flottaient dans les brumes et les terreurs qui occupaient son cerveau, et elle entendit Mrs. Mercer pousser un appel déchirant.

— Alfred… au nom du Ciel ! Je ne peux pas signer ça ! Alfred, je ne dirai rien… je te jure que je ne dirai rien ! J’irai me cacher là où personne ne me retrouvera et je n’en dirai jamais un mot… je le jure sur la Bible !

De l’autre côté de la porte, Alfred Mercer se dégagea de la femme qui rampait à ses genoux et s’y cramponnait. Il lâcha un juron de colère puis parvint à se maîtriser. Peu importe ce qui arriverait, elle devait signer cette confession, elle devait signer.

— Relève-toi, Louie ! Debout ! dit-il d’une voix aussi glaciale que tranquille.

Mrs. Mercer leva vers lui un regard stupide. La terreur ne lui permettait plus de penser. Elle avait peur d’être pendue, elle avait peur de mourir, et aussi du couteau que tenait Alfred – surtout du couteau. Elle se remit debout et, quand il lui ordonna de s’asseoir, elle obéit, et, quand il lui ordonna de signer, elle saisit le stylo d’une main qui tremblait de froid.

— Signe-moi ça ! ordonna Alfred Mercer.

Il s’approcha d’elle et lui montra le couteau.

Hilary luttait contre sa propre terreur et essayait de ne pas perdre une miette de ce qui se disait. Elle prêta l’oreille au plus petit crissement de plume sur le papier quand celle-ci dessina les pleins et les déliés de la signature de Louisa Kezia Mercer. « Si elle signe, il la tuera… sur-le-champ. Je ne peux pas rester là et la laisser se faire assassiner. Mais il a un couteau. Moi aussi, il me tuera. Personne ne sait où je suis. Même Henry… Henry… »

— Est-ce que tu vas signer ce papier ou il faut que je t’y oblige ? dit Alfred Mercer.

Et Mrs. Mercer signa.