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Hilary essaya de rassembler tout son courage. En mettant les choses au pire, elle devrait se précipiter vers la porte en hurlant. « Il y a une femme de l’autre côté qui hurle trois fois par semaine quand son mari la frappe, et personne n’y fait attention. Inutile de crier. » Guère encourageant de penser à ça. Réfléchis – réfléchis bien à la pièce – à l’aménagement de la pièce. Il sera surpris. Tu dois bien te représenter la position de la table, et des chaises. Les chaises. Essaye d’en attraper une si tu peux – oui, et tu te jettes sur lui en la tenant par un pied – tu le frappes aux genoux – ou à la tête. Une chaise peut être une arme efficace et son couteau ne lui servira à rien.

Elle appuya sur le pêne de la porte de la penderie. La porte s’ouvrit, d’un rien, juste une fente, imperceptible – fente qui permettait de voir. Elle distingua un long rai de lumière et, dans ce rai, Mrs. Mercer, penchée en arrière, les mains sur son giron, le visage vide de toute expression. Toute la terreur qu’elle éprouvait était concentrée dans son regard. Il était fixé sur Alfred Mercer, qui lui faisait face, de l’autre côté de la table. Hilary ne pouvait pas le voir. Elle n’osait pas ouvrir un peu plus la porte. Elle retenait le pêne pour empêcher le ressort de se détendre. Elle n’apercevait que les mains de Mercer. L’une d’elles tenait le couteau. Il le posa au bout de la table. Le champ de vision d’Hilary allait jusqu’à l’endroit où il l’avait posé, la lame renvoyant la lumière – manche en corne, fine lame brillante, pointe effilée. Pointe qui touchait presque la feuille de papier sur laquelle Mrs. Mercer avait écrit. Le stylo avait roulé contre la bouteille d’encre, une petite bouteille bon marché, dont le bouchon en liège était posé juste à côté.

Elle s’obligea à ne pas regarder. Il y avait deux chaises. Mrs. Mercer en occupait une. Où était l’autre ? Elle devait se trouver du côté le plus éloigné de la table, derrière Alfred Mercer. Les mains de ce dernier quittèrent le champ de vision d’Hilary avant d’y revenir, tenant un petit paquet enveloppé de papier blanc. Hilary le regarda défaire le paquet et laisser tomber le papier. Un petit flacon en verre, à bouchon vissé, apparut – rien qu’une fiole de six centimètres de haut environ. Les yeux pâles, terrifiés, de Mrs. Mercer étaient fixés dessus. Hilary aussi regarda.

Tenant la fiole dans la main gauche, Alfred Mercer en dévissa le bouchon et fit tomber une douzaine de pilules blanches au creux de sa main. Le cœur d’Hilary se mit à battre la chamade. Il allait empoisonner cette pauvre victime, sous ses yeux, et, dès qu’il passerait à l’action, il lui faudrait jaillir de la penderie et faire ce qu’elle pourrait pour l’en empêcher. Elle essaya de réfléchir, mais c’était difficile. Il devrait faire fondre ces pilules dans de l’eau – sans eau, il est impossible d’en faire avaler une douzaine à quelqu’un. Y avait-il de l’eau dans la pièce, oui ou non ? Bonne question. Il n’y en avait pas sur la table. S’il devait aller en chercher à la cuisine, elle aurait l’ombre d’une chance de déguerpir et de sauver sa peau.

La main gauche d’Alfred Mercer reposa la fiole et repoussa négligemment le petit bouchon vers la feuille tachée d’encre sur laquelle Louisa Mercer avait écrit sa confession. Sa main droite se referma sur les comprimés.

— Nom de Dieu !… j’ai oublié l’eau ! jura-t-il.

Il ramassa le couteau et disparut du champ de vision d’Hilary. Il le traversa de nouveau quand il se dirigea vers la porte et, cette fois, elle surprit rapidement l’expression de son visage, de profil. Elle fut horrifiée de voir à quel point il avait son air habituel, son air de respectable maître d’hôtel. Il aurait aussi bien pu aller chercher de l’eau pour les invités de son employeur.

Au moment où il passa sous ses yeux, Hilary s’apostropha, se faisant des recommandations, urgentes, insistantes – « Compte jusqu’à trois quand il aura franchi la porte, laisse-le s’éloigner de la porte et compte jusqu’à trois. Ensuite, tu cours. Tu l’obliges à courir, elle aussi. Tu dois le faire, c’est impératif. C’est la seule chance. »

Il contourna le pied du lit et franchit la porte. Hilary laissa la porte de la penderie s’ouvrir en grand et compta jusqu’à trois. Puis elle se précipita vers Mrs. Mercer, la saisit aux épaules, la secoua, lui lançant, d’une voix haletante :

— Courez… courez ! Vite… c’est votre seule chance !

Mais sa chance était déjà passée. Mrs. Mercer paraissait sans vie, incapable de bouger, de réagir. Sa tête était retombée en arrière. Son regard vitreux fixait le plafond. Ses bras pendaient, inertes.

« C’est raté, se dit Hilary. C’est raté. »

D’un geste vif, elle s’empara de la bouteille d’encre sur la table et quitta précipitamment la pièce. La porte de la cuisine était ouverte et celle donnant sur l’escalier fermée. Elles se faisaient face – il n’y avait pas plus d’un mètre entre elles. Un bruit d’eau qui coulait lui parvint de la cuisine. Il s’interrompit. Hilary attrapa le bouton de la porte de l’escalier, mais avant qu’elle ait pu le tourner, la main d’Alfred Mercer lui saisit l’épaule et la fit pivoter. Ils se fixèrent pendant de longues, intolérables secondes. Il devait avoir mis le couteau dans sa poche, car elle n’en voyait pas trace. D’une main, il l’agrippait, dans l’autre il tenait un verre à moitié rempli d’eau, et l’on voyait des bulles d’air qui montaient au-dessus du petit tas de pilules en train de se dissoudre. Le visage du respectable maître d’hôtel n’était plus qu’un masque féroce.

Hilary hurla de toute la force de ses poumons et le frappa violemment au visage avec la bouteille d’encre.