Harriet St. Just jeta un coup d’œil dans son showroom et s’en trouva satisfaite. Ces petites présentations de mode pour gens triés sur le volet avaient du bon. On se battait pour être invité, on voulait emmener ses amies, et, une fois venu, on achetait et on repartait avec l’illusion confortable d’avoir retrouvé sa jeunesse. Chaque cliente se sentait aussi mince et aérienne que Vania, aussi gracieuse et aussi belle.
Marion ne volait certes pas son argent. Malgré tout, il ne fallait plus qu’elle maigrisse. Elle présentait merveilleusement les modèles, cependant, si elle continuait à perdre du poids, ils glisseraient de ses épaules. Harriet fit la moue. En dehors du travail, elle se sentait désolée pour Marion Grey.
Pour l’heure, Marion Grey n’existait plus – il n’y avait que Vania qui présentait une robe noire d’après-midi, à col montant et longues manches serrées qui descendaient jusqu’aux poignets, Triste Journée. C’était un vêtement de crêpe, pesant, d’une coupe simple, mais qui évoquait quelque tragédie. Marion éprouvait à le porter un curieux sentiment, une manière de satisfaction intime. Oui, Geoffrey était mort, et c’était une consolation de porter cette robe de deuil, comme pour lui rendre hommage. La tête un peu inclinée, les yeux baissés, l’esprit ailleurs, elle évolua avec lenteur dans le cercle de toutes ces clientes ravies du spectacle qu’elle offrait. Des bribes de commentaires parvenaient à ses oreilles sans réellement être captées par son esprit. Son travail consistait à se tenir bien droite, à se tourner, à faire un second passage.
Harriet acquiesça d’un signe de tête et elle sortit au moment où Celia entrait, vêtue d’une robe de tweed d’une couleur orange osée, aussi gaie que la robe de Vania était triste.
Quand la porte du showroom se referma derrière elle, Marion prit conscience de l’excitation de Flora.
— Oh, ma chérie, quelqu’un veut absolument te parler… au téléphone ! C’est un appel longue distance… de Glasgow… ta jeune cousine, je pense ! J’ai eu beau lui dire que tu étais en plein travail, elle a affirmé que c’était plus important que toutes les présentations de mode du monde, alors, peut-être que…
Flora continuait à lui fournir des explications que déjà Marion répondait, le récepteur à l’oreille :
— Allô ? Allô ? Allô ?
« Hilary ! » l’entendit-elle s’exclamer, et puis : « Qu’est-ce qui se passe ? » Pour une raison ou une autre, Flora fut incapable de se retirer. Elle était parvenue à la porte, mais elle n’alla pas plus loin. Elle demeura sur le seuil et vit Marion chercher de la main le bureau d’Harriet et s’y appuyer. Elle n’avait plus dit un mot après avoir prononcé le nom d’Hilary. Elle écoutait et s’appuyait contre le bureau.
Flora se sentait incapable de s’en aller, et tout autant de ne pas regarder. Elle vit le visage de Marion se transformer sous ses yeux. C’était comme voir de la glace fondre, comme voir le soleil se lever. On aurait dit qu’une succession de vagues de couleur montaient et se mélangeaient en un tableau tendre et adorable. Flora savait très bien qu’elle n’aurait pas dû regarder, mais elle était émue jusqu’au fond d’elle-même, car elle avait un cœur doux et affectueux. Elle n’eut pas la moindre idée du temps qui s’écoula avant que Marion repose le téléphone et s’avance vers elle, le visage inondé de larmes – et, au travers de ces larmes, on voyait que ses yeux avaient retrouvé l’éclat et le goût de vivre de la jeunesse. Elle prit les mains potelées et travailleuses de Flora et les garda entre les siennes comme si c’étaient celles de son plus cher ami. Dans la vie, il est de ces instants où votre cœur voit en chacun un ami avec lequel partager son bonheur. Elle dit, avec la voix d’un enfant qui vient de s’éveiller d’un rêve terrifiant :
— Tout va bien… tout va bien, Flora.
Flora sentit ses yeux devenir humides. Elle ne pouvait s’empêcher de pleurer en face d’une personne qui pleurait.
— Ma chérie, qu’est-ce qui se passe… qu’est-ce qui est arrivé ?
Mais Marion ne pouvait rien dire d’autre que ces mots :
— Tout va bien, Flora… tout va bien. C’est ce que dit Hilary.
À l’autre bout du fil, Hilary étreignit Henry contre l’horrible affiche publicitaire de la cabine téléphonique de l’hôtel.
— Henry… elle n’a pas dit un mot… elle n’a rien dit ! Henry, je vais chialer !
— Pas ici.
— Je m’en fiche… je vais…
— Non !
Il y avait du monde dans le petit salon. Deux vieilles dames tricotaient de part et d’autre de la cheminée de la salle de réception. Quand ils trouvèrent une pièce vide, Hilary n’avait plus envie de pleurer. Elle se jeta dans les bras d’Henry, lui frottant le menton avec le sommet de sa tête.
— Aime-moi ! Aime-moi comme un fou ! Je veux des tonnes et des tonnes et des tonnes d’amour ! Tu me les donneras… tu me les donneras ?
Elle fut satisfaite de la réponse d’Henry.
— Parce que, si ça nous était arrivé, à nous… oh, chéri, ça ne pourrait pas nous arriver… pas à nous, n’est-ce pas ?
— Je ne me vois pas être accusé de meurtre, dit Henry.
— Mais on pourrait être séparés… on pourrait se disputer et être séparés… ça a failli arriver… je croyais que c’était fini entre nous… je l’ai vraiment cru ! Je me suis sentie si misérable !
— Ridicule ! dit Henry, l’entourant de ses bras.
— Je te jure !
— Parfaitement ridicule.
— Pourquoi ?
Henry eut le dernier mot :
— Toi et moi, nous ne faisons qu’un.