Hilary émergea d’un état qui n’était pas tout à fait le sommeil et entendit l’horloge du salon sonner minuit. Elle ne voulait pas dormir avant d’être sûre que Marion fût endormie, et c’est avec une sorte de mépris qu’elle se reprocha d’avoir cédé à la somnolence. Cela avait tout l’air d’une fuite dans le rêve alors que Marion était éveillée et souffrait. Mais peut-être que Marion dormait.
Elle se glissa hors du lit et, pieds nus, se rendit dans la salle de bains. La fenêtre de la salle de bains et celle de la chambre de Marion étaient proches l’une de l’autre. En se retenant de la main gauche au porte-serviettes et en se penchant au-dehors, on pouvait atteindre avec la main droite le rebord de la fenêtre de Marion, puis, en n’hésitant pas à se tordre le cou, tendre suffisamment l’oreille vers la chambre pour savoir si Marion dormait ou non. Hilary avait déjà procédé de la sorte un nombre incalculable de fois et ne s’était jamais fait surprendre. Le pan du rideau empêchait qu’on la vît depuis le lit. Des dizaines et des dizaines de fois, elle avait écouté ; Marion poussait des soupirs, ou pleurait, et sans oser aller la trouver, elle était restée éveillée, pour lui tenir compagnie, éprouvant des sentiments d’amour et de pitié envers elle et Geoff.
Mais, ce soir, Marion dormait. Seul le bruit faible et régulier de sa respiration troublait la tranquillité de la chambre.
Hilary se coula en arrière d’un mouvement acrobatique qu’elle avait appris à exécuter à la perfection. C’est avec un léger frisson de soulagement qu’elle s’enfouit dans son lit et s’emmitoufla douillettement. Maintenant, elle pouvait dormir sans avoir mauvaise conscience.
Depuis toute petite, elle conservait à l’esprit une image très nette de ce rituel qui consistait à se préparer à dormir. Il existait deux pays : l’un était celui du sommeil, l’autre celui de la veille. Un mur très haut entourait le pays du sommeil. Il était impossible d’y pénétrer, sauf à trouver une porte, et l’on ne savait jamais trop sur quelle porte on allait tomber – chaque approche du monde du sommeil était donc une aventure. Parfois, bien sûr, on ouvrait une porte sans aucun intérêt, qui menait à une pièce vide, nue. Parfois, comme la pauvre Marion, on ne trouvait pas de porte du tout, et on ne pouvait que tâtonner le long du mur, et à chaque pas on se sentait plus fatigué. Hilary avait très rarement connu cette situation. Les portes s’ouvraient devant elle avant même que ses doigts aient cherché à saisir le loquet.
Ce soir cependant, elle ne pouvait trouver le sommeil. Elle avait froid après son escapade sur la fenêtre de la salle de bains, et elle tira ses couvertures jusqu’aux yeux. Mais, brusquement, elle commença à se sentir en nage, et elle les repoussa. L’oreiller était trop haut – ou trop bas – ou trop mou – ou trop dur. Enfin, comme elle pensait avoir trouvé la bonne position, son nez commença à la chatouiller.
Et, pendant tout ce temps, quelque chose tournait et retournait dans son esprit, comme un disque. Comme un disque que quelqu’un aurait écouté dans la pièce à côté – et on en entend assez pour devenir presque fou, mais aussi tendu soit-on, on ne peut en saisir l’air. Et ça tournait, tournait, tournait et tournait sans discontinuer dans l’esprit d’Hilary – ça tournait, tournait, tournait et tournait encore. Mais elle ne pouvait rien en tirer. Ce n’était qu’une multitude de détails entendus ou appris à propos du meurtre d’Everton et du procès de Geoffrey Grey, mais ils ne formaient pas un ensemble cohérent et cela n’avait pas de sens. On ne saurait trouver un sens à un acte absurde – et peu lui importait ce qu’on pouvait en dire, il était absurde de croire que Geoff avait tué son oncle.
Hilary redressa une fois encore son oreiller et se jura de ne plus bouger avant d’avoir compté jusqu’à cent, mais son nez recommença à la chatouiller bien avant, elle sentit une mèche de cheveux dans son oreille et elle avait des fourmis dans le bras sur lequel elle s’appuyait. Elle repoussa drap et couverture et se mit sur son séant. Cela ne servait à rien, mieux valait se lever et faire quelque chose. Soudain, l’idée lui vint d’aller au salon, de dénicher le compte rendu du procès et de le lire dans sa totalité. Elle savait où le trouver – au fond du coffre en chêne – et, Marion endormie, elle aurait toute la nuit devant elle pour en prendre connaissance du début à la fin. Elle voulait lire le compte rendu de l’enquête, car elle l’avait complètement manquée, se trouvant alors au Tyrol avec des cousins d’Henry – c’est d’ailleurs à cette occasion qu’elle l’avait rencontré et qu’ils s’étaient pratiquement fiancés, ou presque.
Elle enfila sa robe de chambre, mit ses pantoufles, traversa le couloir sur la pointe des pieds et referma la porte du salon. Elle alluma les deux lampes et prit le dossier. Puis elle s’installa dans le grand fauteuil et commença à lire tout ce qui concernait l’affaire Everton.
James Everton avait été abattu d’un coup de feu entre vingt heures et vingt heures vingt, le soir du mardi 16 juillet. À vingt heures il était vivant, car c’est à ce moment-là qu’il avait téléphoné à Geoffrey Grey, mais, vingt minutes plus tard, il était mort – Geoffrey venait d’ouvrir la porte et les Mercer s’étaient précipités dans le bureau. Mrs. Mercer affirma qu’elle venait juste d’entendre le coup de feu. Elle prêta serment et déclara : « J’étais montée à l’étage pour ouvrir le lit de Mr. Everton et, comme je passais dans le hall, j’ai entendu des éclats de voix dans le bureau. On aurait dit qu’on se disputait. J’ignorais qu’il y avait quelqu’un avec Mr. Everton, aussi ai-je pris peur, et je me suis approchée de la porte pour écouter. J’ai reconnu la voix de Mr. Geoffrey Grey, et je ne me suis pas attardée, car, puisqu’il s’agissait de Mr. Geoffrey, j’estimais que tout allait bien. C’est alors que j’ai entendu une détonation. J’ai hurlé et Mercer est accouru de son office, où il nettoyait l’argenterie. Il a secoué la porte, mais elle était fermée à clef. Puis, Mr. Geoffrey l’a ouverte, il tenait un pistolet à la main et Mr. Everton était affalé en travers de son bureau. »
Comme le coroner insistait pour savoir si elle avait entendu ce que disait Mr. Grey quand elle avait reconnu sa voix, Mrs. Mercer était devenue très nerveuse et avait répondu qu’elle préférait ne rien dire. Quand on lui eut expliqué qu’elle ne pouvait refuser de répondre à cette question, elle éclata en larmes et affirma qu’il s’agissait de quelque chose à propos d’un testament.
Le coroner : Dites-nous exactement ce que vous avez entendu.
Mrs. Mercer, en larmes : Je ne peux pas en dire plus que ce que j’ai entendu.
Le coroner : Personne ne vous le demande. Je veux seulement que vous nous disiez ce que vous avez véritablement entendu.
Mrs. Mercer : Rien dont je puisse me souvenir avec des mots… seulement leurs voix, et quelque chose à propos d’un testament.
Le coroner : Quelque chose à propos d’un testament, mais vous ne savez pas quoi.
Mrs. Mercer, avec des sanglots hystériques : Non, monsieur.
Le coroner : Apportez un verre d’eau au témoin. Reprenons, Mrs. Mercer. Vous dites avoir entendu des éclats de voix dans le bureau et avoir pensé qu’on se querellait. Vous dites avoir reconnu la voix de Mr. Geoffrey Grey. Vous êtes absolument certaine qu’il s’agissait de sa voix ?
Mrs. Mercer : Oh, monsieur… monsieur, je ne veux rien dire contre Mr. Geoffrey.
Le coroner : Vous êtes certaine que c’était sa voix ?
Mrs. Mercer, éclatant de nouveau en sanglots : Oh, oui, monsieur. Je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas m’évanouir… la détonation a été si forte, juste derrière la porte. J’ai hurlé et Mercer est arrivé en courant de l’office.
Témoignage accablant, terriblement accablant de Mrs. Mercer, corroboré par Alfred Mercer, qui confirmait aussi avoir entendu la détonation et le hurlement de son épouse. Il avait essayé d’ouvrir la porte, mais elle était fermée à clef, et, quand Mr. Grey l’avait ouverte, il tenait un pistolet à la main et Mr. Everton était affalé sur son bureau, mort.
Le coroner : S’agit-il de ce pistolet ?
Mercer : Oui, monsieur.
Le coroner : L’aviez-vous vu auparavant ?
Mercer : Oui, monsieur… il appartient à Mr. Grey.
Au fur et à mesure qu’elle lisait, Hilary sentait son cœur battre la chamade. Comment se faisait-il que l’on puisse réunir tant d’éléments à charge contre un homme innocent ? Qu’avait bien pu ressentir Geoff, assis dans son box, obligé d’écouter ces témoignages dramatiques qui s’accumulaient contre lui ? Au début, il avait dû estimer que personne n’y croirait, et puis sans doute avait-il commencé à comprendre qu’on y croyait. Il avait remarqué qu’on le regardait avec horreur, parce qu’on pensait qu’il avait abattu son oncle dans un mouvement de colère, à la suite d’une querelle d’ordre financier.
Un instant, ce sentiment d’horreur se transmit à Hilary. Ce n’était pas la vérité. Même si elle devait être la seule au monde à le croire, elle le savait. Les Mercer mentaient. Pourquoi ? Quel pouvait être leur mobile ? Ils avaient une bonne place, de bons gages. Pourquoi Mercer aurait-il tué son patron ? Car on était bien obligé d’envisager cette hypothèse. S’ils mentaient à propos de Geoffrey Grey, c’était pour se couvrir. Mais il n’y avait aucun mobile. Ils avaient un emploi agréable et ils n’auraient pas risqué de le perdre. Le nouveau testament de James Everton, signé le matin même de sa mort, l’établissait clairement. Leur part d’héritage était la même que dans le testament précédent : dix livres à chacun par année de service. Or ils étaient à son service depuis près de deux ans – les dix livres représentant la seconde année de service n’étaient pas encore totalement dues. Est-ce qu’un homme abandonne une place excellente, et des perspectives d’avenir florissantes, pour commettre un meurtre qui plus est, et tout ça pour partager vingt malheureuses livres avec son épouse ?
Hilary s’assit pour y réfléchir… Pourquoi pas ? L’argent et le confort n’étaient pas tout. Ils avaient pu agir pour de sinistres raisons – jalousie, haine, esprit de vengeance –, et s’il y avait eu un conflit de la sorte, ils pouvaient avoir négligé leur sécurité et leurs propres intérêts. Encore eût-il fallu qu’un tel mobile existât. On avait cherché – on avait dû chercher – mais on n’avait pas trouvé. Hilary se promit d’y repenser.
Elle lut la déposition de Geoffrey et en eut le cœur retourné. Son oncle lui avait téléphoné à vingt heures. Les autres témoins parlaient toujours de « la victime », Geoffrey seul disait : « mon oncle ». Tout au long de sa déposition, il ne dérogeait pas à cette règle : « Mon oncle m’a téléphoné à vingt heures. “C’est toi, Geoffrey ? a-t-il dit. Je veux que tu viennes chez moi tout de suite… tout de suite, mon garçon.” Il semblait extrêmement troublé. »
Le coroner : En colère ?
Geoffrey Grey : Non… pas avec moi… je ne sais pas. Il semblait très remonté, mais certainement pas contre moi, ou il ne m’aurait pas appelé « mon garçon ». « Est-ce qu’il y a un problème ? » ai-je demandé. « Je ne peux pas en parler au téléphone, a-t-il répondu. Je veux que tu viennes chez moi… aussi vite que possible. » Et il a raccroché.
Le coroner : Vous y êtes allé ?
Geoffrey Grey : Aussitôt. Il faut environ un quart d’heure de chez moi à chez lui. Je prends un bus au bout de ma rue. Il me dépose à moins de cinq cents mètres de sa grille.
Le coroner : Dans leur déposition, Mr. et Mrs. Mercer affirment que vous n’avez pas sonné. Selon eux, la porte d’entrée était fermée à clef. Vous ne l’avez donc pas utilisée ?
Geoffrey Grey : C’était une belle soirée, il faisait chaud, et je savais que je trouverais la porte du bureau ouverte… c’est une porte vitrée, voyez-vous, qui donne sur le jardin. Je l’empruntais toujours quand mon oncle était chez lui, et j’étais venu pour le voir.
Le coroner : Vous aviez l’habitude de le voir ?
Geoffrey Grey : Constamment.
Le coroner : Vous avez vécu chez lui, à Solway Lodge, jusqu’à votre mariage ?
Geoffrey Grey : Oui.
Le coroner : J’aimerais savoir, Mr. Grey… aviez-vous des relations cordiales avec votre oncle ? À cet instant, le témoin a semblé bouleversé. Il a répondu à voix basse : « Très cordiales… affectueuses. »
Le coroner : Pas de disputes ?
Geoffrey Grey : Non… aucune.
Le coroner : Dans ce cas, comment expliquez-vous qu’il ait détruit le testament qui vous était favorable et qu’il en ait rédigé un autre, dans lequel votre nom n’apparaît plus ?
Geoffrey Grey : Je ne saurais l’expliquer.
Le coroner : Vous n’ignorez pas qu’il avait rédigé un nouveau testament le matin du 16 juillet ?
Geoffrey Grey : Aujourd’hui, je le sais… à ce moment-là, je l’ignorais.
Le coroner : Vous l’ignoriez quand vous êtes allé le voir ?
Geoffrey Grey : Oui !
Le coroner : Vous ignoriez aussi qu’il avait détruit le testament rédigé en votre faveur ? Vous avez prêté serment, Mr. Grey. Maintenez-vous que vous ignoriez qu’il avait modifié son testament ?
Geoffrey Grey : Je n’en savais rien.
Le coroner : Il ne vous en a pas parlé au téléphone ?
Geoffrey Grey : Non.
Le coroner : Ou quand vous êtes arrivé à Putney ?
Geoffrey Grey : Quand je suis arrivé à Putney, il était mort.
Le coroner : Vous dites être arrivé à Solway Lodge à vingt heures vingt ?
Geoffrey Grey : Plus ou moins. Je n’ai pas regardé l’heure.
Le coroner : La maison est construite sur un hectare de terrain, à peu près, et l’on y accède par une petite allée, c’est bien cela ?
Geoffrey Grey : Oui.
Le coroner : Voudriez-vous nous dire par où vous êtes entré ?
Geoffrey Grey : J’ai emprunté l’allée qui mène à la porte d’entrée, mais je ne suis pas allé jusqu’à la porte… j’ai contourné la maison par la droite. Le bureau se trouve derrière, et il y a une porte vitrée qui donne sur le jardin. La porte était grande ouverte, comme je m’y attendais.
Un juré : Est-ce que les rideaux étaient tirés ?
Geoffrey Grey : Oh, non. Il faisait encore très clair… il faisait très beau et très chaud.
Le coroner : Poursuivez, Mr. Grey. Vous êtes entré dans le bureau…
Geoffrey Grey : Exact. Je m’attendais à être accueilli par mon oncle. Je ne l’ai pas vu tout de suite. Il faisait beaucoup plus sombre dans la pièce qu’au-dehors. J’ai trébuché sur quelque chose et j’ai vu le pistolet par terre, à mes pieds. Je l’ai ramassé, sans réfléchir. Et puis j’ai vu mon oncle.
Le juré : D’abord vous dites qu’il faisait bien jour, et maintenant vous affirmez qu’il faisait sombre dans la pièce. Nous aimerions avoir plus de détails à ce sujet.
Geoffrey Grey : Je n’ai pas dit qu’il faisait sombre dans la pièce… j’ai dit qu’il faisait plus sombre qu’au-dehors. Dehors, il faisait très clair, et, quand j’ai contourné la maison, j’avais le soleil dans les yeux.
Le coroner : Allez, continuons, Mr. Grey. Vous dites avoir vu Mr. Everton…
Geoffrey Grey : Il était affalé sur son bureau. J’ai cru qu’il s’était évanoui. Je me suis approché, et j’ai compris qu’il était mort. Je l’ai touché… il était bien mort. Puis j’ai entendu un hurlement et quelqu’un a essayé d’ouvrir la porte. J’ai vu qu’elle était fermée, avec la clef à l’intérieur. Je l’ai ouverte. Il y avait les Mercer. Ils semblaient croire que j’avais tué mon oncle.
Le coroner : Vous teniez toujours le pistolet à la main ?
Geoffrey Grey : Oui… je l’avais oublié.
Le coroner : S’agit-il de ce pistolet ?
Geoffrey Grey : Oui.
Le coroner : On l’a identifié comme étant le vôtre.
Geoffrey Grey : C’est le mien, mais il n’est plus en ma possession depuis un an. Je l’ai laissé à Solway Lodge quand je me suis marié. J’y ai laissé beaucoup d’affaires personnelles. Nous avions emménagé dans un appartement et il n’y avait pas de place pour des objets que nous n’utilisions pas.
Le juré : Nous aimerions savoir pourquoi vous aviez un pistolet ?
Geoffrey Grey : Mon oncle me l’avait donné, il y a environ deux ans. Je devais passer des vacances en Europe de l’Est. On disait que le coin était plutôt mal famé, et il a insisté pour que je prenne ce pistolet. Je n’ai jamais eu l’occasion de m’en servir.
Le coroner : Est-ce que vous êtes bon tireur ?
Geoffrey Grey : Je suis un tireur moyen.
Le coroner : Au tir à la cible ?
Geoffrey Grey : Au tir à la cible.
Le coroner : Pourriez-vous atteindre un homme dans une pièce ?
Geoffrey Grey : Je n’ai jamais essayé.
Le coroner : Mr. Grey… quand vous avez emprunté l’allée et contourné la maison, avez-vous rencontré quelqu’un ?
Geoffrey Grey : Non.
Le coroner : Avez-vous entendu le bruit d’une détonation ?
Geoffrey Grey : Non.
Le coroner : Vous n’avez rien vu et rien entendu au moment où vous approchiez du bureau ?
Geoffrey Grey : Rien.
Pourquoi n’avait-il rien vu ou entendu alors qu’il arrivait à la maison en cette belle fin de journée ? Le meurtrier ne pouvait pas être allé très loin. Pourquoi Geoffrey ne l’avait-il pas rencontré par hasard, ou du moins aperçu en train de s’enfuir ?… Pourquoi ? Parce que celui-ci avait pris grand soin de ne pas être vu. Parce qu’il savait que Geoffrey ne devait pas le voir, ce qui prouvait qu’il se doutait de sa venue imminente, et donc qu’il n’ignorait pas que James Everton lui avait téléphoné et qu’il lui faudrait un quart d’heure pour arriver à Solway Lodge, quart d’heure qu’il aurait mis à profit pour abattre James Everton et prendre la fuite. Il ne fallait donc pas s’étonner si Geoff n’avait vu personne et rien entendu – le meurtrier y avait soigneusement veillé. Mais les Mercer avaient dû entendre le coup de feu. Bien avant que Mrs. Mercer ne descende de l’étage et ne hurle dans le hall, et que Mr. Mercer arrive en courant de son office, où il astiquait l’argenterie. Marion avait affirmé qu’il était occupé à cela – il avait du produit sur les mains. Mais il n’avait pas laissé son argenterie et Mrs. Mercer n’avait pas hurlé avant que Geoff ne soit dans le bureau, le pistolet à la main.
Il y avait toute une partie technique concernant le pistolet. La balle qui avait tué James Everton avait sans aucun doute possible été tirée par cette arme. Arme sur laquelle on avait relevé les empreintes de Geoff. Évidemment. Ne l’avait-il pas ramassée par terre ? Mais c’étaient les seules empreintes. C’étaient les seules empreintes. Il ne s’agissait donc pas d’un suicide. C’était impossible, même si Geoff n’avait pas maintenu sa version, quelque peu maladroite – à savoir qu’il avait trébuché dessus, juste derrière la fenêtre. Elle se souvint que, lors du procès, ce détail avait donné lieu à des discussions animées. En effet, la porte vitrée se trouvait à environ trois mètres du bureau et James Everton était sans doute mort sur le coup. Aussi, même si l’on ne tenait pas compte des empreintes, le témoignage de Geoff suffisait à exclure la thèse du suicide.
Hilary émit un profond soupir.
Il était probable que les Mercer avaient menti, car il fallait choisir entre eux et Geoff. Mais le jury les avait crus, tant lors de l’enquête que lors du procès.
Elle lut la déposition de Marion… Rien ou à peu près. Quelques questions et réponses. Mais Hilary, le cœur serré, pouvait se représenter Marion debout, en train de prêter serment, avant de répondre. Elle et Geoff avaient connu un bonheur complet, absolu – c’était comme un rayon de soleil qu’ils emportaient partout avec eux, mieux, qui rendait les gens heureux. Et dans cette sombre arène de justice, où se pressait une foule compacte, le rayon de soleil avait cessé de briller. Dehors, la journée était chaude et ensoleillée – les journaux n’avaient jamais manqué de faire allusion à la chaleur qui régnait alors – mais, dans cette pièce, au milieu de cette foule, Marion et Geoff avaient vu s’éteindre leur rayon de soleil.
Le coroner : Étiez-vous présente quand votre mari a reçu un coup de téléphone, le 16 au soir ?
Marion Grey : Oui.
Le coroner : Savez-vous l’heure qu’il était ?
Marion Grey : Oui… la pendule sonnait vingt heures. Il a attendu qu’elle ait fini de sonner avant de décrocher.
Le coroner : Qu’avez-vous entendu ?
Marion Grey : J’ai entendu Mr. Everton demander à mon mari de venir à Solway Lodge.
Le coroner : Voulez-vous dire que vous pouviez entendre les mots mêmes de Mr. Everton ?
Marion Grey : Oui, je pouvais les entendre clairement. Il lui demandait de venir le voir immédiatement. Il l’a répété : « Tout de suite, mon garçon. » Et quand mon mari a demandé s’il y avait quelque chose qui n’allait pas, il a dit : « Je ne peux pas en parler au téléphone. Je veux que tu viennes chez moi… aussi vite que possible. » Puis mon mari a raccroché et a dit : « C’est James. Il veut me voir tout de suite. » « Oui, ai-je dit, je sais, j’ai entendu. » Et mon mari : « Il m’a l’air dans un drôle d’état. Je me demande bien pourquoi. »
Puis on l’avait interrogée sur le pistolet. Elle avait affirmé ne l’avoir jamais vu auparavant.
Le coroner : Vous ne l’aviez jamais vu entre les mains de votre mari ?
Marion Grey : Non.
Le coroner : Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
Marion Grey : Un an et une semaine.
Le coroner : Pendant tout ce temps, vous n’avez jamais vu ce pistolet ?
Marion Grey : Non.
Le coroner : Vous habitez dans un appartement, à Maudslay Road ?
Marion Grey : Oui.
Le coroner : Vous y vivez depuis votre mariage ?
Marion Grey : Oui.
Le coroner : Ce n’est pas très grand ?
Marion Grey : Non, plutôt petit… quatre pièces.
Le coroner : Si le pistolet s’y était trouvé, vous l’auriez sans doute remarqué ?
Marion Grey : Il aurait été difficile qu’il s’y trouve sans que je m’en aperçoive.
Le coroner : Il n’y avait pas de placards ou de coffrets fermés à clef ?
Marion Grey : Non.
Le coroner : Et donc vous ne l’avez jamais vu ?
Marion Grey : Je ne l’ai jamais vu auparavant… nulle part.
Le coroner la libéra après cette question.
Hilary tourna une page.