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Elle prit ensuite connaissance de trois dépositions : celle du médecin légiste, celle de la police et le témoignage du notaire concernant le testament. Selon le rapport du légiste, James Everton était mort sur le coup. Le projectile l’avait touché à la tempe gauche. Le médecin, arrivé à vingt heures quarante-cinq, avait déclaré qu’il ne croyait pas que Mr. Everton eût été capable de bouger après avoir été atteint. Il n’avait sûrement pas pu laisser tomber le pistolet à l’endroit où Mr. Grey disait l’avoir trouvé, et il lui aurait été impossible de l’y lancer. Il avait dû s’affaisser en avant et mourir aussitôt. Le coup avait été tiré à une distance d’au moins un mètre, peut-être plus. Ce fait, ajouté à l’absence de ses empreintes digitales sur le pistolet, prouvait l’impossibilité du suicide. Comme d’habitude, il n’était pas facile de déterminer avec exactitude l’heure de la mort, mais rien ne contredisait les témoignages selon lesquels la victime vivait encore à vingt heures.

 

Le coroner : Aurait-il pu être mort depuis trois quarts d’heure quand vous l’avez examiné pour la première fois ?

— C’est possible.

Le coroner : Pas plus ?

— J’aurais tendance à le penser, mais il est difficile de l’affirmer.

Le coroner : Aurait-il pu être vivant à vingt heures vingt ?

— Oh, oui.

 

On abordait ensuite d’autres faits de cette nature. En fin de compte, il sembla à Hilary que les informations apportées par le médecin ne permettaient pas d’envisager un autre découpage horaire des événements que celui qui prévalait. Médicalement parlant, James Everton avait pu être tué à vingt heures vingt, heure à laquelle les Mercer affirmaient avoir entendu la détonation, ou à n’importe quel autre moment, entre vingt heures, quand il avait téléphoné à Geoffrey, et vingt heures vingt. Selon la police, la porte d’entrée était fermée au verrou à leur arrivée, et toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient fermées, sauf celles de la salle à manger, dont la partie supérieure était restée ouverte. C’étaient des fenêtres à guillotine, lourdes et très difficiles à manœuvrer.

Rappelée à la barre, Mrs. Thompson précisa que ni Mercer ni Mrs. Mercer ne s’étaient approchés des fenêtres ou des portes une fois l’alerte donnée. Mercer était allé dans le bureau, et, une fois certain de la mort de Mr. Everton, il avait voulu téléphoner, mais Mr. Grey lui avait pris l’appareil des mains pour appeler lui-même la police. Mrs. Mercer, assise sur la dernière marche au bas de l’escalier, ne faisait que pleurer, « c’était horrible ». Mrs. Thompson était persuadée que personne n’avait pu ouvrir ou fermer les portes ou les fenêtres.

Le coroner s’adressa au jury, et du début à la fin de son discours, il fut parfaitement évident qu’il était convaincu que Geoffrey avait abattu son oncle.

« Le cadre du drame est une maison cossue comme il en existe des centaines d’autres. Mr. Everton exerçait la profession d’expert-comptable, seul associé d’une firme très ancienne. Son neveu, Mr. Geoffrey Grey, travaillait aussi avec cette entreprise, et il nous a dit qu’il espérait en devenir l’associé. Jusqu’à la date de son mariage, il y a un an de cela, il vivait avec son oncle à Solway Lodge, à Putney. Le personnel domestique se composait d’Alfred Mercer, de son épouse, plus une aide-ménagère du nom d’Ashley, que nous n’avons pas interrogée, car elle avait pour habitude de quitter son service à dix-huit heures. Les Mercer ont confirmé que c’était l’heure à laquelle elle était partie ce jour-là. Mrs. Thompson, cependant, se trouvait sur place, invitée à souper par les Mercer. Mrs. Thompson est la gouvernante de Sir John Blakeley et habite Sudbury House, maison voisine de Solway Lodge. Elle y vit depuis vingt-cinq ans. Vous avez entendu son témoignage. Il est inutile que j’en souligne l’importance. Si vous croyez Mrs. Thompson – et il n’y a aucune raison de ne pas la croire –, il est exclu qu’Alfred Mercer ait pu quitter la cuisine durant le laps de temps qui nous occupe. Selon elle, il allait et venait de la cuisine à l’office, où il faisait l’argenterie, mais à aucun moment il ne s’est aventuré hors de la cuisine. Il lui aurait été impossible de le faire sans qu’elle le remarque. Si, par conséquent, vous croyez au témoignage de Mrs. Thompson, aucun soupçon ne pèse sur Alfred Mercer. À vingt heures vingt, comme il vous l’a dit, il a entendu le bruit d’une détonation et le hurlement de son épouse. Il s’est précipité dans le hall, où il a trouvé Mrs. Mercer profondément choquée. Il a essayé d’ouvrir la porte du bureau, qui était fermée à clef. Mr. Grey l’a ouverte de l’intérieur. Il tenait un pistolet à la main et Mr. Everton était affalé, sans vie, sur son bureau. Mrs. Thompson, qui suivait Alfred Mercer, confirme ses dires, mais, étant donné qu’elle est très sourde, elle n’a entendu ni la détonation ni le hurlement. Je pense que vous pouvez considérer que rien ne permet de soupçonner Alfred Mercer.

« Venons-en maintenant au témoignage de Mrs. Thompson en le comparant à celui de Mrs. Mercer. Celle-ci a effectivement quitté deux fois la cuisine, dont une fois “vers vingt heures”. Mrs. Thompson ne peut pas être plus précise et elle dit que l’absence n’a pas duré “plus de deux ou trois minutes”. Mr. et Mrs. Grey ont tous deux affirmé avoir entendu la voix de Mr. Everton au téléphone, à vingt heures. Sur ce point, je pense qu’il faut les croire. Je ne vois aucune raison de douter de la venue de Mr. Grey à Solway Lodge, ce soir-là, à la suite du coup de téléphone de son oncle, ou que cet appel ait été passé, comme il l’a dit, à vingt heures. Dès lors, je pense qu’il est inutile d’accorder de l’importance à cette absence de Mrs. Mercer. Elle dit avoir apporté quelques assiettes dans la salle à manger, et il n’y a pas lieu d’en douter.

« Je vous demande maintenant d’accorder une attention toute particulière à la seconde absence de Mrs. Mercer. Peu après vingt heures quinze, elle a de nouveau quitté la cuisine, avec l’intention déclarée de finir de préparer la chambre de Mr. Everton pour la nuit. À première vue, ce fait pourrait paraître suspect, la cuisinière n’étant généralement pas libre, quinze minutes avant le repas qui pour un homme d’affaires est le plus important de la journée, de s’occuper de problèmes à l’étage. Selon elle, étant donné la chaleur qui régnait ce soir-là, seul un repas froid avait été commandé et il était déjà servi dans la salle à manger – version confirmée par la police. La police confirme également que le lit de Mr. Everton avait été ouvert. Maintenant, je voudrais que vous étudiiez avec grand soin la chronologie des événements. Si vous suspectez Mrs. Mercer, vous devez supposer qu’elle est allée à l’étage, y a fait ce qu’elle avait à y faire, est redescendue, avec le pistolet que Mr. Grey assure avoir laissé dans la maison quand il a quitté Solway Lodge, il y a un an, mais dont ni elle ni son mari n’ont jamais su qu’il existait. Il vous faut donc supposer qu’elle a chargé l’arme, qu’elle est ensuite entrée dans le bureau et, sans autre forme de procès, a tiré sur son employeur. Il vous faut imaginer qu’elle a fermé la porte à clef, qu’elle a effacé ses empreintes sur la poignée – les seules empreintes qu’on y a relevées sont celles de Mr. Grey –, ainsi que ses empreintes sur le pistolet – seules, les empreintes de Mr. Grey on été retrouvées sur l’arme –, avant de filer par la porte vitrée. Pour accomplir tout cela, elle disposait de moins de cinq minutes, et il lui fallait encore retourner dans la maison. Si vous pouvez croire qu’une femme comme elle, nerveuse et hystérique, a été capable de préméditer ce meurtre et de l’exécuter de sang-froid, puis de faire disparaître tranquillement toutes les preuves de ses actes, il vous reste encore à expliquer comment elle a pu retourner dans la maison. L’entrée de devant était fermée à clef, le verrou mis, aucune fenêtre du rez-de-chaussée n’était ouverte, hormis la partie supérieure de deux fenêtres de la salle à manger. Selon la police, il est impossible de soulever la moitié inférieure de ces fenêtres de l’extérieur. La porte de derrière était également fermée à clef. Mrs. Thompson est sûre qu’on a tourné la clef après qu’elle fut entrée et la police l’a trouvée fermée. Je me suis étendu sur tous ces détails car je voudrais qu’il soit bien clair que Mrs. Mercer ne fait pas partie des suspects. Même si elle était absente de la cuisine à un moment crucial, il lui était, comme je pense l’avoir démontré, physiquement impossible de commettre le crime et de revenir dans la maison. La porte du bureau est demeurée fermée à clef jusqu’au moment où Mr. Grey l’a ouverte de l’intérieur. Il a lui-même reconnu que la clef était dans la serrure. Mrs. Mercer n’aurait pas pu sortir par cette porte et la laisser fermée à clef de l’intérieur.

« Considérons maintenant le témoignage de Mr. Bertram Everton. Je crois inutile de souligner l’importance qu’il revêt à mes yeux. Mr. Bertram Everton a affirmé que, le soir du lundi 15 juillet, quand il a dîné avec son oncle, Mr. James Everton l’a informé qu’il était sur le point de modifier son testament. Il le lui a appris en des termes qui ont fait penser à Mr. Bertram Everton qu’il en serait le bénéficiaire. Laissez-moi vous lire une transcription faite à partir de la sténo de cette partie de sa déposition.

— Vous a-t-il dit qu’il allait rédiger un testament en votre faveur ?

— Eh bien, pas exactement.

— Qu’a-t-il dit ?

— Eh bien, si vous voulez vraiment savoir, il a dit que s’il avait le choix entre un beau parleur hypocrite et un imbécile invétéré, il choisirait l’imbécile.

— Et vous avez pensé que c’est à vous qu’il faisait allusion ?

— Eh bien, cela m’en avait tout l’air.

— Vous avez cru comprendre qu’il était sur le point de rédiger un testament en votre faveur ?

— Voyez-vous, je n’ai pas pensé qu’il agirait ainsi. Je me suis simplement dit qu’il avait dû se disputer avec Geoffrey.

— Vous l’a-t-il laissé entendre ?

— Non… ce n’était qu’une impression.

« Il vous faut savoir que ce témoignage est corroboré par les éléments suivants. C’est un fait que le matin du 16 – c’est-à-dire le lendemain matin du jour où eut lieu la conversation avec Mr. Bertram Everton –, Mr. James Everton a convoqué son notaire et a modifié son testament. Le témoignage de Mr. Blackett en fait foi. Celui-ci affirme avoir reçu par téléphone des instructions pour apporter à Solway Lodge, sans délai, le testament de Mr. Everton. À l’entendre, son client ne semblait pas du tout aller bien. D’après lui, Mr. Everton venait de subir un choc psychologique considérable. Comme il vous l’a dit ici même, il ne l’a trouvé ni en proie à une vive excitation ni en colère, mais très pâle, manquant d’entrain et très énervé. Sa main tremblait et il semblait ne pas avoir dormi. Sans aucune explication, il a déchiré l’ancien testament et l’a brûlé dans l’âtre. Le principal légataire de cette première mouture du testament était Mr. Geoffrey Grey. Les autres légataires étaient Mrs. Grey, Mr. Francis Everton, Mr. et Mrs. Mercer. Après avoir brûlé ce testament, Mr. Everton a demandé à Mr. Blackett d’en rédiger un nouveau. Sur celui-ci, le nom de Mr. Geoffrey Grey n’apparaît plus. Mrs. Grey et Mr. Francis Everton n’héritent de rien. Si les legs faits à Mr. et Mrs. Mercer ne sont pas modifiés, tout le reste du patrimoine revient à Mr. Bertram Everton. Vous remarquerez que cela correspond exactement à l’impression qui avait été la sienne en entendant les remarques de son oncle la veille au soir.

« Dans le cas d’un meurtre, on suspecte naturellement la personne qui profite le plus de la mort de la victime. Cependant, dans le cas qui nous occupe, aucune suspicion ne peut s’attacher à Mr. Bertram Everton qui, et c’est peut-être heureux pour lui, était à Édimbourg au moment du crime et, mieux encore, n’avait aucun mobile, car, même s’il avait compris que son oncle avait l’intention de faire un testament en sa faveur, il ne pouvait savoir que ce testament avait effectivement été signé. Les dépositions des employés du Caledonian Hotel, à Édimbourg, confirment sa présence là-bas à l’heure du petit déjeuner, assez tard, au repas de midi, vers quinze heures, un peu après seize heures, à vingt heures trente le 16 et à neuf heures du matin le 17. Il est donc impossible d’établir un rapport entre sa personne et l’auteur du crime.

« Nous en viendrons enfin à la déposition de Mr. Geoffrey Grey. Il affirme ne s’être pas querellé avec son oncle et ignorer pour quelle raison ce dernier a modifié son testament. Et pourtant, Mr. James Everton a modifié son testament. Selon Mr. Blackett, il a agi dans une grande détresse. Une fois le nouveau testament rédigé, il s’est rendu à la banque, en compagnie de Mr. Blackett. Il l’a signé dans le bureau du directeur, celui-ci et un employé faisant office de témoins. Je vous demande de bien noter ce point, car il établit sans aucune espèce de doute que Mr. Everton n’a pas agi sous la contrainte – il a agi de sa propre volonté. Il a déshérité un de ses neveux pour donner tous ses biens à un autre de ses neveux, et pourtant, le neveu déshérité, Mr. Geoffrey Grey, a dit, sous la foi du serment, qu’il ne voyait aucune explication à cela. Il a affirmé qu’il n’y avait aucun refroidissement dans les relations cordiales qu’il entretenait avec son oncle.

« Continuons à nous pencher sur cette déposition. À l’entendre, son oncle lui a téléphoné le soir du 16 juillet. Mrs. Grey le confirme. Nous n’avons aucune raison de ne pas les croire, l’un comme l’autre. Le téléphone a sonné et Mr. Grey a été convoqué à Solway Lodge. Selon lui, cela s’est fait dans des termes affectueux. Il ne s’était écoulé que quelques heures depuis que Mr. Everton, visiblement dans un grand désarroi, l’avait déshérité, cependant, il affirme que la demande lui a été faite de manière affectueuse et amicale. Il prétend qu’au moment où il est arrivé à Solway Lodge, son oncle était mort et que le pistolet avec lequel il avait été tué se trouvait sur le sol, près de la porte vitrée, restée ouverte. Il l’a ramassé, a entendu Mrs. Mercer hurler, est allé à la porte, l’a trouvée fermée, la clef glissée dans la serrure, du côté intérieur. Il a ouvert la porte et a aperçu le couple Mercer dans le hall. »

Hilary interrompit sa lecture. Pauvre… pauvre Geoff ! C’était tellement accablant. Que pouvait-on faire devant pareille déposition ? Que pouvait faire le jury, n’importe quel jury ? Ils n’avaient quitté la salle que dix minutes, et, pendant ce laps de temps, il ne s’était trouvé personne pour douter une seule seconde du verdict qu’ils allaient rendre contre Geoffrey Grey – homicide volontaire.

Hilary referma le dossier. Elle n’avait plus le cœur à lire. Lors du procès, tout s’était répété, dans les mêmes termes – chaque témoignage était plus strictement vérifié, mais le témoignage était le même ; les discours étaient plus longs, mais les faits aussi accablants. À l’époque, elle avait lu la totalité du compte rendu. Cette fois, le jury s’était retiré une demi-heure au lieu de dix minutes. Il avait prononcé un verdict identique contre Geoffrey Grey : homicide volontaire.