Hilary s’éveilla et cligna des yeux sous la lumière. Pour une journée de novembre, à Londres, le soleil brillait fort et se trouvait étonnamment haut au-dessus de sa tête. Elle cligna de nouveau des yeux. Ce n’était pas le soleil mais la lumière projetée par l’ampoule électrique fichée dans le globe accroché au plafond. Elle n’était pas couchée, elle était dans le salon d’un appartement, dans le grand fauteuil de Geoff, et elle sentait le poids d’un objet sur son corps. Elle se redressa et l’objet pesant tomba sur le sol avec un bruit sourd. Elle comprit alors qu’il s’agissait du dossier de l’affaire Everton.
Bien sûr… puisqu’elle l’avait lu. Elle avait dû s’endormir au terme du compte rendu d’enquête car la pendule sonnait sept heures et les rideaux laissaient filtrer une horrible lumière glacée et brumeuse. Elle avait froid, sentait ses membres raides, avait sommeil – il n’y avait rien d’agréable dans cette envie de dormir, c’était comme la fatigue qui vous tombe dessus après une nuit de voyage debout dans un train.
« Un bain, voilà ce qu’il me faut », se dit Hilary, très décidée. Elle s’étira, quitta le fauteuil, et, comme elle ramassait le dossier, la porte s’ouvrit sur Marion qui resta à la regarder, surprise, mais pas seulement – en colère aussi.
— Hilary ! Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
Hilary empoigna le dossier. Ses drôles de bouclettes étaient toutes hérissées et elle ressemblait plutôt à un fantôme qui a oublié l’art de disparaître, à un fantôme coupable et ébouriffé. Elle murmura, d’une voix désinvolte :
— Je me suis endormie.
— Ici ?
— Euh…
— Tu ne t’es pas couchée ?
Hilary baissa les yeux sur son pyjama. Elle n’aurait pu dire si oui ou non elle s’était couchée. Elle s’était déshabillée, puisqu’elle était en pyjama. La mémoire commença à lui revenir.
— Euh… je me suis couchée… mais je ne pouvais pas dormir… alors je suis venue ici.
Elle frissonna et s’enveloppa dans sa robe de chambre. Marion avait retrouvé son regard glacial, qui en aurait mis mal à l’aise plus d’un.
— Pour lire ça ? demanda Marion, jetant un coup d’œil au dossier.
— Oui. Ne me regarde pas comme ça, Marion. Je voulais juste… je ne l’ai jamais lue… l’enquête.
— Et tu as besoin de la lire pour te faire une idée !
Il y avait dans la voix de Marion une intonation tranchante, proche de la colère.
Cela finit de réveiller Hilary. Ce n’était pas juste de la part de Marion de parler ainsi, alors qu’elle ne cherchait qu’à l’aider. Elle fut soudain saisie de remords. La pauvre, tout ce qui avait trait à l’affaire la piquait au vif. Elle eut un élan de pitié :
— Ne parle pas comme ça ! Je veux t’aider… c’est ce que je désire plus que tout ! Je vais le ranger. Je ne voulais pas que tu tombes dessus, mais je me suis endormie.
Marion s’approcha de la fenêtre et tira les rideaux. Derrière les carreaux, la lumière du jour apparut, brouillard de mauvais augure et lourd d’humidité. Quand elle se retourna, elle vit Hilary qui rangeait le dossier. L’affaire Everton était close. Geoff était en prison. Une nouvelle journée l’attendait, une journée qui avait déjà commencé.
— File donc t’habiller pendant que j’apporte le petit déjeuner ! dit-elle d’une voix plutôt aimable.
Mais Hilary hésita sur le pas de la porte.
— Si… si tu ne détestais pas tellement en parler… tu sais…
— Il n’en est pas question ! s’exclama Marion, retrouvant son intonation tranchante.
Elle était habillée pour sortir, fort habilement maquillée. Elle ressemblait à une de ces femmes à la toute dernière mode, qu’on voit sur les affiches – femmes d’une minceur incroyable, tout en artifices, mais gracieuses, ô combien !
— Il y a des choses, s’empressa de dire Hilary… j’aimerais que tu acceptes de… je voudrais te demander à propos de…
— Il n’en est pas question ! réaffirma Marion.
Hilary ne ressemblait plus à un fantôme. Elle était devenue toute rouge et ses yeux la piquaient. L’étonnante affiche colorée que représentait Marion se troubla, comme trempée de larmes. Mais c’étaient ses larmes à elle, pas celles de Marion – Marion ne pleurerait pas. Elle se détourna et courut dans sa chambre, dont elle ferma la porte.
Une fois Marion partie au travail, Hilary fit la vaisselle du petit déjeuner puis les lits. Ensuite, elle passa le balai mécanique sur les tapis et le balai à franges là où le sol était nu. Ce ne fut pas long car l’appartement était très petit. Une femme venait chaque semaine faire le plus gros du travail.
Quand elle eut terminé, Hilary s’assit pour réfléchir. Elle prit un crayon et du papier et écrivit ce qui lui passait par la tête.
Mrs. Mercer – pourquoi pleurait-elle tellement ? Elle pleurait lors de l’enquête, et au procès, et dans le train. Mais cela ne l’avait pas empêchée d’affirmer avoir entendu Geoffrey se quereller avec son oncle. Quel besoin avait-elle eu de le dire ? Elle avait beau pleurer, elle avait persisté à le dire.
C’était la première chose qui l’avait frappée.
Et puis – la femme de ménage n’avait pas été appelée à témoigner. Elle aurait aimé lui poser quelques questions. À propos du mal de dents de Mrs. Mercer – il semblait étrange qu’elle en souffrît cette nuit-là justement. Si pratique, pour quelqu’un qui n’aurait pas eu du tout la conscience tranquille, que d’appuyer sa tête sur sa main pour gémir. Quand on avait mal aux dents, c’était une chose admise et personne n’allait vous le reprocher.
Venait ensuite le cas de Mrs. Thompson. La respectabilité faite femme, et aussi sourde qu’un pot. Si bienvenue, cette visite d’une personne qui n’entend rien, quand vous savez qu’un crime se prépare ! Si vous l’ignoriez, pourquoi recevoir une personne qui n’entend pas ?
Certes, il n’y avait aucune logique dans tout cela, mais l’esprit d’Hilary n’avait rien de logique. Elle se moquait d’être logique, elle se contentait de noter ce qui lui passait par la tête. La surdité de la personne qui avait rendu visite aux Mercer était une de ces choses qui l’avaient frappée. Une autre était le nombre d’alibis que tout le monde possédait. En se remémorant ce qu’elle avait lu la nuit dernière, il lui semblait que tous ces gens n’auraient pas pu en avoir de meilleurs s’ils avaient pris le temps de bien y réfléchir à l’avance. Soudain un éclair zigzagua au milieu de ses pensées : « Et si jamais c’était le cas ? »
Mercer – Bertie Everton – Mrs. Mercer – Frank Everton…
Mrs. Thompson venue dîner ce soir-là, comme par hasard. Mrs. Thompson, tellement sourde qu’elle n’a pas entendu la détonation, mais peut témoigner que Mercer n’a pas quitté la cuisine et que l’absence de Mrs. Mercer a été trop brève pour qu’elle ait eu le temps d’abattre James Everton et de revenir dans la maison. Non pas qu’elle pensât que Mrs. Mercer eût tiré sur James Everton. Cette bonne femme, ce n’était qu’une chiffe molle qui ne savait pas ce qu’elle voulait, incapable même de tuer une mouche. Pour Hilary, il était inconcevable qu’elle eût pu tirer un coup de feu sur son patron. Chiffe molle d’hier, chiffe molle de toujours – chiffe molle ne devient pas du jour au lendemain meurtrière qui prémédite son coup. Le témoignage sanglotant de Mrs. Mercer pouvait être, et c’était presque certain, un tissu de mensonges, mais elle n’avait pas tiré sur James Everton.
Il semblait donc que les Mercer n’y fussent pour rien. Mais qu’en était-il des autres – les deux Everton, Bertie et Frank, un à Édimbourg, l’autre à Glasgow ? La réponse à cette question était par trop décourageante. Un mot résumait tout : rien. Rien contre les Everton, rien du tout. Bertie était à Édimbourg et Frank à Glasgow, avec des notaires pour répondre d’eux, et des femmes de chambre qui leur apportaient leur thé du matin et répondaient quand ils les sonnaient. Non, il n’y avait absolument rien à redire sur les Everton. Si, depuis des années, ils étaient devenus maîtres ès alibis, ils n’auraient pu faire mieux. Ce n’était pas bon du tout – oh non, c’était même franchement mauvais. L’affaire était close. Geoff était en prison, et, quand il en sortirait, il serait mort. Marion aussi d’ailleurs. Et ces deux morts-vivants devraient disparaître pour essayer de recommencer un semblant de vie, quelque part.
Hilary frissonna. La brutalité de cette pensée lui était insupportable. Pas étonnant si Marion avait ce regard glacé. Bien sûr, Geoffrey aurait pu être vraiment mort – il aurait pu être pendu. Après sa lecture du compte rendu d’audience, Hilary s’était demandé pourquoi il ne l’avait pas été. Il y avait eu une énorme pétition. Les gens avaient été plus que désolés pour Marion, qui attendait un bébé, et elle supposa que le jury avait dû être effleuré par le doute, car il avait recommandé qu’on fasse preuve de clémence. Peut-être, oui. Ou peut-être que les membres du jury aussi étaient navrés pour Marion, dont le bébé risquait de naître le jour même de l’exécution. Il naquit le jour où elle apprit que la demande en grâce de Geoffrey était acceptée. Et le bébé mourut, laissant Marion suspendue entre la vie et la mort. Elle refit surface et, tel un fantôme, revint hanter les lieux où elle avait connu un si grand bonheur.
Hilary frissonna encore, mais de dégoût, cette fois. Aussi mal que puissent aller les choses, il ne fallait pas rester là à les subir. Si le face-à-face avec elles s’éternisait, elles vous détruisaient. Il fallait cesser de les regarder – il fallait agir. Il y avait toujours une possibilité d’agir si on y réfléchissait bien. C’est ce que fit Hilary et, aussitôt, elle sut comment se rendre utile dans l’affaire Everton. Elle pouvait aller à Putney et dénicher la femme de ménage qui n’avait pas été appelée à témoigner.
Elle marcha jusqu’au bout de la rue et prit un bus, tout comme avait fait Geoffrey Grey le soir du 16 juillet, seize mois plus tôt. Il lui avait fallu entre un quart d’heure et vingt minutes pour arriver à Solway Lodge – à savoir descendre au coin de la rue et remonter Holly Lane à grandes enjambées, sans perdre une seconde, avant d’y parvenir. Hilary mit vingt-cinq minutes. Elle ne connaissait pas le chemin et dut s’arrêter pour se renseigner, et elle n’entra pas par la grille du jardin, mais fit le tour pour passer par l’entrée principale, où elle se retrouva l’œil collé contre un portail en fer forgé à considérer une allée couverte de feuilles sur laquelle se penchaient tristement des arbres à demi dénudés et ruisselants. Elle n’entra pas – c’était inutile. La maison était fermée et trois écriteaux alignés côte à côte proclamaient le désir de Bertie Everton de la vendre. Les demeures qui ont été le théâtre d’un crime trouvent difficilement preneur, mais il est toujours permis d’espérer.
Hilary dépassa les écriteaux, une seconde grille, et parvint devant l’entrée de Sudbury House, propriété de Sir John Blakeney. Mrs. Thompson en était la gouvernante et c’est d’elle qu’Hilary espérait obtenir le nom et l’adresse du témoin qu’on n’avait pas convoqué. La grille étant ouverte, elle entra et suivit la courbe d’une allée étroite. Quand Holly Lane était encore un vrai chemin, Sudbury House avait été une maison de campagne agréable. Elle offrait une architecture trapue et digne, en brique georgienne, et un flamboiement de vigne vierge rouge sombre s’accrochait encore à la façade côté soleil.
Hilary gagna la porte d’entrée et sonna. Elle se dit qu’il aurait mieux valu passer par la porte de derrière, mais elle décida de n’en rien faire. Si elle se souciait de ce genre de détail, alors, oui, elle allait vraiment se laisser abattre. Cela n’arrangerait rien de faire un complexe d’infériorité et de passer par les portes de service.
Elle attendit que quelqu’un vienne ouvrir. C’était simple : elle demanderait Mrs. Thompson. Peu importait la personne qui lui ouvrirait, ce serait à elle d’enchaîner. Elle, il lui suffirait de rester plantée là, de mordre le coin intérieur de sa lèvre et de s’exhorter à avoir du cran.
Elle avait vu juste – cela se déroula très simplement. Un maître d’hôtel très corpulent, et tout à fait bienveillant, ouvrit la porte. Il se montra charmant et ne trouva rien de bizarre à son désir de rencontrer Mrs. Thompson. Il rappela à Hilary ces ballons qu’enfant elle adorait – roses et lisses et qui grinçaient un peu si vous souffliez trop fort dedans. La manière de grincer du maître d’hôtel était due en partie à sa raideur, en partie à son asthme. Il l’introduisit dans une manière de petit salon et disparut avec légèreté, tout comme aurait pu faire un ballon. Hilary voulut croire qu’il ne risquait ni de s’envoler ni d’éclater avant d’avoir rejoint Mrs. Thompson. Ses ballons à elle avaient tendance à connaître ce sort funeste.
Mrs. Thompson entra au bout de cinq minutes. Elle était grosse, beaucoup plus que le maître d’hôtel, mais n’évoquait en rien un ballon. C’était l’être humain le plus solidement campé sur ses pieds qu’Hilary eût jamais rencontré et son pas fit trembler le sol. Elle portait du cachemire noir avec une ruche blanche sur le buste et une broche en onyx ressemblant à un gros cachou serti dans des fils d’or tressés. Son cou débordait sur sa ruche et ses joues débordaient sur son cou. Elle n’avait pas de chapeau, mais la masse énorme de ses cheveux finement tressés entourait sa tête d’une natte monstrueuse qui ne laissait pas encore apparaître la moindre trace de gris. Le contraste créé par cette chevelure d’un noir brillant, posée au-dessus de ce visage large, qui ne perdait jamais son teint rouge foncé, lui donnait l’air d’une personne fort déterminée. Hilary sut tout de suite qu’elle avait devant elle une femme qui savait ce qu’elle voulait – pas du genre à dire oui si elle pensait non, et vice versa. La dernière bribe d’espoir qu’elle entretenait – l’éventualité d’un faux témoignage de Mrs. Thompson – s’évanouit et mourut devant l’écrasant sentiment de responsabilité qui émanait de sa personne. Hilary en fut si impressionnée qu’elle aurait été bien embarrassée si elle avait pris le temps de réfléchir.
— Mrs. Thompson ? lança-t-elle d’une voix précipitée, comme à bout de souffle.
— Oui, mademoiselle, répondit Mrs. Thompson.
— Je me demandais… fit Hilary.
Mais elle ne put aller plus loin.
— Oui, mademoiselle, répéta Mrs. Thompson.
Cette fois, ses petits yeux gris et tranquilles semblèrent se souvenir de quelque chose – c’est du moins l’impression qu’en eut Hilary. Elle se sentit violemment rougir et ses joues la brûlèrent.
— Euh, Mrs. Thompson, je sais que vous avez à faire, et je ne voudrais pas vous déranger, mais si vous vouliez juste me permettre de vous poser une question ou deux…
Mrs. Thompson se tenait là, immense et solennelle. La lueur soudaine du souvenir avait disparu. Son visage n’était plus qu’un mur de brique.
— Je vous connais de vue, finit-elle par dire, mais je ne me souviens pas de votre nom.
— Hilary Carew. Je suis la cousine de Mrs. Grey… Mrs. Geoffrey Grey.
Mrs. Thompson fit un grand pas en avant et mit une main autour de son oreille.
— Je suis très dure d’oreille… je dois vous demander de parler plus fort, mademoiselle.
— Oui… je m’en souviens.
Hilary adopta une voix forte et claire. Comme Eliza, la gouvernante de tante Emmeline, était dure d’oreille elle aussi, elle avait une certaine pratique.
— C’est mieux ?
Mrs. Thompson fit oui de la tête.
— Les gens ne parlent plus aussi fort que dans le temps, mais ça ira. Que vouliez-vous, mademoiselle ?
— C’est à propos de l’affaire Everton. Vous êtes la deuxième personne qui se souvienne de m’avoir vue au procès, bien que je n’y sois allée qu’une fois. Du moins, je suppose que c’est là que vous m’avez vue.
Mrs. Thompson fit de nouveau oui de la tête.
— Avec Mrs. Grey, pauv’ madame.
— Oui, dit Hilary. Oh, Mrs. Thompson, il n’est pas coupable… je vous jure qu’il n’est pas coupable.
Mrs. Thompson secoua la tête.
— C’est bien ce que j’aurais dit si je ne l’avais pas vu le pistolet à la main.
— Ce n’est pas lui… je vous jure que ce n’est pas lui, insista Hilary, avec le plus grand sérieux, parlant très fort. Mais ça ne sert à rien d’en discuter et ce n’est pas la raison de ma visite. Je voulais simplement savoir si vous pouviez me renseigner sur la femme de ménage, la femme qui venait donner un coup de main à Mrs. Mercer, à Solway Lodge, parce qu’ils ne l’ont entendue ni lors de l’enquête de police ni lors de l’instruction du coroner et j’ai absolument besoin de lui demander quelque chose.
Mrs. Thompson maîtrisa un reniflement dédaigneux. L’excellente éducation qu’elle avait reçue et ses bonnes manières lui interdisaient ce geste. Cependant, il apparut que seul le sentiment qu’elle avait de sa position la retint de le faire.
— C’est Mrs. Ashley !
— C’est son nom ?
Mrs. Thompson hocha la tête.
— Et c’est pas plus mal qu’ils ne lui aient pas demandé de témoigner, parce que ce genre de femme simplette, tout juste bonne à se plaindre, je crois pas en avoir déjà rencontré, et Dieu m’en garde !
— Et connaissez-vous son adresse ? demanda promptement Hilary.
Mrs. Thompson secoua la tête avec un mépris non dissimulé. Elle se fichait bien de savoir où se terrait cette espèce de bonne femme geignarde qui passait toute sa journée dehors.
Hilary devint pâle sous le coup de la déception.
— Oh, Mrs. Thompson… mais j’ai absolument besoin de la retrouver !
Mr. Thompson prit le temps de réfléchir.
— Si elle avait eu quelque chose à dire, la police le lui aurait fait dire. Elle serait venue témoigner et c’est probable qu’on aurait eu droit à une de ses crises de nerfs. Comme je dis toujours, les gens devraient apprendre à se contrôler, mais avec Mrs. Ashley il n’y a aucune chance. Et je peux pas vous donner son adresse, mademoiselle, vu que je la connais que de Mrs. Mercer, mais on pourra vous renseigner chez Smith, le marchand de fruits et légumes, à peu près à trois portes du coin de la rue principale où vous avez tourné en venant, vu que c’est Mrs. Smith qui l’a recommandée à Mrs. Mercer quand elle cherchait une aide. Et même si elle faisait tout à fait bien son travail, et je dis pas le contraire, moi j’aurais pas pu la supporter sous mon toit.
C’est une Hilary plutôt radieuse qui s’en repartit d’un pas léger. Mrs. Smith allait lui donner l’adresse de Mrs. Ashley et elle découvrirait quelque chose qui aiderait Geoff. Elle n’avait rien attendu de Mrs. Thompson qui, entre l’enquête et le procès, avait eu l’occasion de dire absolument tout ce qu’elle savait. Quand on n’espère rien, on ne se montre pas déçu. Mrs. Thompson croyait Geoffrey coupable, mais, bien sûr, elle ne connaissait pas Geoff. Elle ne pouvait que répéter ce qu’elle avait déclaré lors de l’enquête avant de conclure par ce terrible : « Je l’ai vu le pistolet à la main. » Mais pas question pour Hilary de se laisser abattre ou décourager.
Elle trouva sans difficulté la boutique de fruits et légumes. Mrs. Smith, une blonde rondouillarde, crut qu’elle cherchait une femme de ménage et lui communiqua l’adresse de Mrs. Ashley : « Je suis sûre, madame, que Mrs. Ashley fera l’affaire… tout à fait sûre. Les dames auxquelles je l’ai recommandée en ont toujours été satisfaites… 10, Pinman’s Lane, vous tournez au coin, puis la seconde à gauche et la troisième à droite, vous ne pouvez pas la manquer. Elle est chez elle. Elle est passée il n’y a pas une demi-heure, et elle rentrait. La dame qui l’emploie est absente, et elle n’a rien d’autre à faire qu’aérer sa maison. »
Hilary trouva Pinman’s Lane des plus déprimants. Les maisons étaient vieilles et menaçaient ruine, et leurs fenêtres étaient minuscules. Elle frappa à la porte du numéro 10. Aucune réponse. Elle frappa encore. Enfin, quelqu’un se mit à descendre un escalier, et dès qu’Hilary eut perçu le bruit des pas, elle comprit pourquoi Mrs. Thompson avait failli renifler. C’était une de ces démarches traînantes et hésitantes, une de ces démarches mollassonnes qui trahissent la résignation. James Everton avait dû avoir un attrait fatal pour les chiffes molles, car Mrs. Mercer aussi en était une. À moins que – une lucarne s’ouvrit et brilla dans l’esprit d’Hilary –, à moins que Mercer fût le genre d’homme à aimer régenter une petite équipe de femmes effacées et soumises ? Elle s’interrogeait encore quand la porte s’ouvrit sur Mrs. Ashley qui se tint là, ramenant en arrière des cheveux ternes qui tombaient sur un regard terne, regard qui considéra Hilary avec une vague curiosité. Jadis, elle avait été une très jolie fille. La chevelure terne était de couleur blond cendré pâle et les yeux ternes d’un bleu pâle très doux. Ses traits réguliers étaient séduisants, mais cela faisait belle lurette qu’ils avaient perdu leur éclat primesautier et son visage, marqué, était jaunâtre. On aurait pu lui donner trente-cinq ans, ou cinquante-cinq, impossible de savoir.
— Puis-je entrer ? demanda Hilary et, lui passant devant sans hésiter, elle pénétra dans une pièce à sa droite.
Elle était à peu près certaine qu’elle ne devait pas s’attendre à y être invitée et elle n’avait nulle envie de rester sur le seuil à parler de l’affaire Everton sous les yeux des voisins.
La pièce était dans un état lamentable – lino antédiluvien, aux motifs effacés et aux bords effilochés, petit tapis qui semblait avoir été ramassé dans une décharge, canapé aux ressorts brisés, laissant échapper des touffes de crin au travers de sa toile cirée crevée. Il y avait encore un fauteuil en bois et un autre, avachi, en osier, plus une table recouverte d’une nappe en laine qui avait été rouge.
Hilary se planta près de la table et attendit que Mrs. Ashley rentre et referme la porte.