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En descendant du wagon des premières classes, Rachel Treherne fit quelques pas sur le quai et, après avoir tendu son billet au contrôleur, leva les yeux vers la grosse horloge de la gare Victoria. À peine onze heures. Elle avait amplement le temps d’aller prendre une tasse de thé au buffet de la gare. Mais à peine installée à table, elle changea d’avis et opta pour une tasse de café. Elle aimait trop le thé. Si le café était mauvais – et il l’était toujours dans le buffet des gares – elle l’avalerait rapidement, avec une grimace, en se demandant comme d’habitude comment l’on pouvait apprécier un breuvage aussi amer. En fait, elle avait surtout besoin d’une boisson chaude et sucrée. Car en dépit de son ensemble en lainage et de son col de vison, elle se sentait glacée de la tête aux pieds.

Lorsqu’elle avait quitté Ledlington, il neigeait, mais ici, à Londres, tombait un crachin glacial qui vous transperçait jusqu’aux os. Rachel frissonna et entreprit de boire à petites gorgées le liquide brûlant qui la réchauffa peu à peu.

Elle consulta sa montre : onze heures dix. Son rendez-vous était à la demie. Elle se leva, traversa la gare, héla un taxi et indiqua l’adresse au chauffeur.

— Montague Mansions, West Leaham Street, s’il vous plaît.

Dès que le taxi démarra elle se recroquevilla sur un coin de la banquette et ferma les yeux. Il était trop tard pour revenir en arrière.

Lorsqu’elle avait écrit pour obtenir ce rendez-vous, elle s’était dit : « Je n’irai pas. J’enverrai un télégramme de dernière minute pour prévenir que j’ai eu un empêchement. » Miss Silver lui avait répondu par retour du courrier qu’elle serait enchantée de la recevoir, le mercredi trois novembre, à onze heures trente précises.

Durant tout le trajet en train, Rachel avait pensé : « Non, je n’ai pas besoin de la voir. Arrivée à la gare, je téléphonerai à Miss Silver pour lui annoncer que j’ai changé d’avis. Ainsi, je passerai la matinée à faire des emplettes dans King’s Road, et je rentrerai tranquillement chez moi dans l’après-midi. »

Mais le fardeau était décidément trop lourd à porter. Elle avait besoin de se confier à quelqu’un. À un étranger. Si Miss Silver ne l’impressionnait pas favorablement, elle pourrait toujours trouver une excuse en prétextant qu’elle avait besoin de réfléchir avant de l’engager.

La jeune femme rouvrit les yeux et se redressa. Son cœur battait plus vite que de coutume, mais son esprit était clair et décidé. Elle avait si longtemps caressé l’idée de se délivrer de l’angoisse qui l’oppressait, et ce jour était enfin arrivé. Quoi qu’il lui en coûtât, elle ne rentrerait pas chez elle sans avoir ouvert son cœur à cette détective.

Le taxi s’arrêta. Rachel régla la course et gravit prestement la dizaine de marches qui menaient à la modeste entrée de Montague Mansions. Une fois dans le hall, orné de luxuriantes plantes vertes, elle se trouva face à un petit ascenseur de style ancien, en bois vernis. Rachel ne put retenir un sursaut d’appréhension. Lors d’un voyage à Venise – elle avait alors dix-neuf ans – sa robe était restée coincée dans le grillage en fer forgé d’un vieil ascenseur, au moment où celui-ci se remettait en marche. Elle se souvenait avec netteté de l’incident, peut-être en partie à cause du jeune Américain qui avait à temps arraché le morceau de mousseline qui la retenait prisonnière. Elle avait oublié son visage, mais se souvenait encore du contact de ses mains fortes et bronzées autour de sa taille. Depuis, elle n’avait jamais pu pénétrer dans un vieil ascenseur sans ressentir un certain malaise, mêlé de nostalgie.

Quelques instants plus tard, elle se présentait devant une porte, sur laquelle était apposée une plaque de cuivre rouge, où l’on pouvait lire « Maud Silver – Détective privé ». Rachel appuya un doigt résolu sur la sonnette et presque aussitôt, une dame de forte corpulence, portant un tablier blanc sur une robe de tissu imprimé, vint ouvrir. Elle ressemblait à une vieille gouvernante de campagne, comme on s’attend peu à en voir à Londres.

— Entrez vite, dit-elle avec un sourire aimable, ce couloir est plein de courants d’air. Miss Treherne, je suppose ? Miss Silver vous attend.

La gouvernante ouvrit une deuxième porte, et Rachel entra dans une pièce qui ressemblait plus à un salon victorien qu’au bureau d’un détective : un tapis aux couleurs vives, des rideaux de velours bleu paon, quatre chaises capitonnées de chintz fleuri. Un confortable divan était installé en face d’une cheminée où brûlait un bon feu. Des reproductions de tableaux, dans des cadres de bois doré, étaient accrochées au mur recouvert de papier peint.

Au milieu de la pièce trônait une table de travail en noyer clair aux pieds chantournés et, derrière cette table, se tenait une vieille dame toute menue, vêtue d’une robe d’une indéfinissable couleur tabac. Une lourde masse de cheveux gris, retenus en chignon par une résille serrée, et une frange curieusement frisottée encadraient un visage pointu, anguleux, à la peau fraîche et sans rides.

Quand sa visiteuse entra, elle finissait de libeller une enveloppe qu’elle sécha soigneusement à l’aide d’un buvard ; puis elle releva la tête et observa la nouvelle venue avec attention.

— Miss Treherne ? J’espère que vous n’avez pas attrapé un refroidissement. Je vous en prie, asseyez-vous.

Tout en parlant, Maud Silver avait déplié un grand mouchoir blanc qui contenait un tricot semblable aux brassières que confectionnent les femmes enceintes, sans toutefois cesser d’examiner sa visiteuse. Celle-ci portait un ensemble de laine beige très classique, de coûteux bas de soie, des chaussures basses en cuir souple et un joli petit chapeau de feutre brun. C’était une jeune femme grande et mince, à la silhouette élégante, aux grands yeux noisette, aux cheveux soyeux coupés court. Miss Silver lui donna entre trente-cinq et quarante ans.

— Oui… le temps est froid pour un mois de novembre, dit Miss Treherne en jouant nerveusement avec le collier de perles fines qui brillait à son cou.

Un pli anxieux marquait son front et sa bouche. Tout en elle trahissait une femme habitée par la peur, ou plutôt par l’angoisse. L’image d’un petit animal égaré vint aussitôt à l’esprit de Maud Silver.

Celle-ci tricota avec application un demi-rang de point mousse, avant de déclarer d’une voix pointue :

— Vous êtes très ponctuelle, Miss Treherne. La ponctualité est une qualité qui se perd, de nos jours… Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer le motif de votre visite ?

Rachel Treherne se pencha en avant.

— Je… je regrette d’être venue, Miss Silver. Je suis seulement là pour m’excuser et vous dire qu’à la réflexion…

— Il n’est jamais bon de revenir sur une décision de ce genre, Miss Treherne. Je devine chez vous une grande anxiété. Vous m’avez écrit parce que vous vous sentez en danger et que vous avez besoin de vous confier à quelqu’un.

— Mais… comment le savez-vous ? balbutia Rachel.

— C’est mon métier, Miss Treherne, de tout deviner. Puis-je vous demander qui vous a recommandée à moi ?

— Voici quelques mois j’ai entendu Hilary Cuningham parler de vous, au cours d’un dîner. Je me suis rappelé votre nom et j’ai cherché votre adresse dans l’annuaire de Londres. Mais je… je ne veux surtout pas que l’on apprenne…

Miss Silver hocha la tête.

— Rassurez-vous, mon petit, mes enquêtes sont strictement confidentielles. Comme dit Tennyson, le poète : « J’exige une confiance absolue, ou pas de confiance du tout. » Un grand poète, ce Tennyson, injustement oublié…

Elle toussota.

— Miss Treherne, il est évident que je ne pourrai pas vous aider si vous ne dites rien.

— Personne ne peut m’aider, soupira la jeune femme.

Les aiguilles de Miss Silver tricotèrent avec vicacité.

— Supposons que vous me racontiez ce qui vous tracasse, je verrai alors ce que je peux faire pour vous.

Le regard noisette de sa visiteuse se perdit dans le vague, et elle articula d’une voix sourde :

— Je crois que quelqu’un essaie de me tuer.